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Synthèses et grandes idées

Posted: juillet 6th, 2011 | Author: | Filed under: Marx, marxisme, matérialisme | 3 Comments »

Ben pour une fois, je vais pas faire un texte très construit. Plutôt un ensemble d’idées que j’ai dans la tête et que j’ai besoin de coucher par écrit. Disons que plusieurs fils que je poursuit depuis quelques mois se relient petit à petit. J’ai pas encore une construction très claire dans ma tête, mais y’a des fondations que je commence à poser. Alors, en vrac …

  • ce n’est pas un hasard si j’ai beaucoup oscillé entre l’analyse de deux périodes ces derniers temps: les années 20/30 et les années 60/70. C’est pas simplement qu’à titre personnel, les deux périodes m’attirent. Au-delà de mes préférences personnelles, il y a clairement une richesse et une intensité de lutte sur ces deux périodes qu’on ne retrouve pas dans, par exemple, les années 50 ou les années 80. Ce sont des périodes parsemées de grandes dates et de grands mouvements:  il suffit de prendre 1936 et 1968 comme exemples pour s’en rendre compte. Ce qui est intéressant, c’est d’approfondir, de déterminer pourquoi ces deux périodes sont si particulières. Et quand on fait ça, il y a une réponse très simple qui se présente, à mon avis: le taux de profit (le truc dont Marx parle ici: Salaire, prix et profit). Si on trace une courbe du taux de profit moyen dans l’économie sur le siècle dernier (comme, par exemple, il y en a dans le très bon La dynamique du capital), on remarque tout de suite les années 20/30 et les années 60: elles correspondent à des moments d’inflexion de cette courbe. Dans les années 20, le taux de profit passe d’une phase descendante à une phase montante. Inversement, dans les années 60, ce même taux de profit commence à baisser alors qu’il montait pendant les 40/50 années précédentes.
  • à ce stade-là, ce que j’ai dit dans un texte précédent sur les séquences historiques commence à se préciser: les séquences historiques correspondent aux phases montantes ou descendantes du taux de profit et les moments de transition entre deux séquences sont ces moments où le taux de profit change de direction, monte alors qu’il descendait ou descend alors qu’il montait. En effet, le taux de profit est le moteur du capitalisme. C’est ce taux de profit qui le fait tourner, et tout son fonctionnement vise à le maintenir. Ça ne veut pas dire qu’individuellement, chaque personne ou entreprise est forcément obsédée par le profit, mais à l’échelle  de la société, le fonctionnement économique tourne autour de ce fameux taux de profit. Quand le taux de profit descend trop, il faut que le capitalisme se transforme pour trouver de nouvelles sources de profit, sinon il va s’effondrer.
  • le taux de profit, c’est l’indicateur de santé du capitalisme. Quand il est maintenu et/ou qu’il augmente, le capitalisme est en forme, il peut se défendre contre les agressions, il fonctionne de manière fluide et dynamique. Plus le taux de profit baisse, plus le capitalisme se durcit, se tend, se recroqueville et ralentit sa marche. En fait, ce qu’exprime le taux de profit, c’est la solidité du capitalisme en tant que rapport social et politique. Le taux de profit exprime la capacité du capitalisme à se reproduire et à s’étendre à partir de sa situation actuelle. Plus il baisse, plus l’expansion du capitalisme est réduite, et, en-dessous d’un certain seuil, c’est la capacité du capitalisme à se reproduire qui devient problématique
  • ce qu’indique le taux de profit, c’est un rapport de force social. Dans les périodes où il est montant (par exemple, à partir des années 20 jusqu’aux années 60), le rapport de force est favorable au capital au sens où le capitalisme arrive à innover, à se transformer, à trouver de nouvelles méthodes plus efficaces d’extractions du profit. Ça ne veut pas forcément dire que ces périodes sont négatives pour le prolétariat, encore moins pour les prolétaires individuellement. Ça veut dire que le capitalisme a de la marge, des ressources, qu’il a des réserves internes pour faire face aux problèmes: il peut lâcher du lest dans les conflits sociaux, parce que ce qu’il perd d’une main, il le regagne de l’autre (ce dont j’ai parlé dans mon deuxième texte sur les seventies en Italie). Tout ça ne rend pas le rapport capitaliste plus juste ou moins violent, mais ça fait qu’il y a des compromis qui se trouvent, que le capital peut faire des alliances puisqu’il accumule un trésor de guerre lui permettant de négocier facilement.
  • négocier facilement, ça nous renvoie au quotidien des luttes sociales. Quand je parle d’un rapport de force social, je pense au cours quotidien de la lutte des classes. C’est la lutte quotidienne des classes qui détermine ce qui fonctionne ou pas en terme de taux de profit. Les capitalistes tentent des transformations, qui prennent ou pas en fonction de la résistance du prolétariat. Les moments où le taux de profit monte, c’est le moment où les capitaliste arrivent à produire des séries d’innovations au sein du processus de travail qui réduisent, d’une manière ou d’une autre, la résistance des travailleureuses.
  • on en revient à mon dernier texte: ce qui n’a pas vu venir l’IC dans les années 20, c’est le fait que le capitalisme était en train, petit à petit, de se trouver un nouvel équilibre, qu’il sortait d’une phase de décadence (c’est-à-dire de la chute ininterrompue du temps de profit depuis 1870, en gros) pour rentrer dans une nouvelle phase d’expansion. Après coup, on sait maintenant que c’était la naissance du fordisme et du capitalisme managérial, transformation qui a permis au capitalisme de retrouver une nouvelle jeunesse. L’IC a loupé ça (c’est facile à dire avec le recul de l’histoire, et probablement moins facile à voir à l’époque), et est donc passé à l’offensive à un moment où le capitalisme disposait des ressources lui permettant de faire face à cette offensive.
  • ce que j’essaie de dire, ce que le capitalisme, en tant que rapport social, est le résultat de l’affrontement constant de la bourgeoisie et du prolétariat, et que le taux de profit est l’indice de cet affrontement. Un taux de profit fort signifie que la bourgeoisie réussit à dépasser la contradiction qui l’oppose au prolétariat et à faire fonctionner l’exploitation. Un taux de profit qui diminue signifie que la résistance du prolétariat réussit à limiter les possibilités et à gripper le rapport capitaliste. D’où l’importance des moments où le taux de profit commence à diminuer ou commence à repartir: ce sont des moments où le rapport d’exploitation se transforme, où une transition se fait entre des modalités de fonctionnement du capitalisme. Comme toute période de transition, il y a des grincements, des difficultés d’ajustement, ça coince à des endroits. L’enjeu de ces périodes, c’est de savoir si un nouveau régime d’exploitation peut être trouvé.
  • pour reprendre des vieilles formulations marxistes, la tendance à la baisse du taux de profit est incarnée par les résistances des travailleureuses, ce que le capital essaie constamment de combattre et d’enrayer. L’enjeu de chaque séquence historique est de savoir si le dépassement de cette tendance pourra se faire. Dans les années 20, le capitalisme était au bout d’une pente descendante de ce point de vue là, et il s’agissait de savoir s’il allait repartir ou non. Dans les années 60, le capitalisme venait d’une phase montante, et l’enjeu était donc de savoir si cette phase allait continuer où si un déclin du taux de profit allait commencer.
  • au vu de mon dernier texte, on me voit venir avec mes gros sabots: je crois que la phase dans laquelle nous sommes actuellement ressemble plus aux années 20 qu’aux années 60. Le capitalisme a connu une sacré baisse du taux de profit depuis le début des années 70 (en gros, de manière schématique, je ne suis pas en train de faire une thèse universitaire), et l’enjeu du moment, c’est de savoir s’il réussira à faire peau neuve, à faire remonter le taux de profit, qui atteint un niveau dangereusement bas. La crise financière est un symptôme de ce taux de profit très bas: si les bulles financières sont si importantes en taille, c’est que le capital a beaucoup de mal à se rendre profitable dans l’espace de production lui-même.
  • en tenant compte de tout ça, je crois qu’il ne faut pas faire l’erreur qu’a pu faire l’IC dans les années 20 en vendant la peau de l’ours avant de l’avoir tué. C’est sûr que le capitalisme est en difficulté en ce moment, mais ce n’est pas un symptôme de sa décadence. Savoir si le rapport capitaliste ne va plus réussir à se reproduire est l’enjeu de nos luttes. Ce n’est pas quelque chose d’acquis, ni quelque chose d’inéluctable, c’est justement ce autour de quoi on va avoir à se battre. Dans les années 20, un rebond du taux de profit, ça ne s’était jamais produit. Maintenant, on l’a l’avantage du recul historique, on sait que c’est possible. Il ne faut donc pas répéter les mêmes erreurs.
  • un des points de désaccords fondamentaux que je vais avoir avec les groupuscules trostkystes restants (genre CCI), c’est justement qu’il nient le rebond des années 20 à 60. Leur position, c’est de dire que le capitalisme est continuellement en train de s’effondrer depuis le début du XXième siècle, et donc que les catégories politiques issues de cette époque sont toujours pertinentes puisque rien n’a fondamentalement changé depuis. Ils le disent parce que Trosky l’a défendu jusqu’à la fin de sa vie, mais tenir cette position en 2011 me semble tenir du déni de réalité le plus dingue. Et je pense que si on nie ça, on se trompe sur la période historique dans laquelle on est, et ça nous empêcher de réfléchir correctement sur les luttes à venir.
  • ne pas répéter les mêmes erreurs pour moi, c’est justement se demander dès maintenant comment le capitalisme est en train de préparer un rebond possible, pour pouvoir agir aux points névralgiques et mettre en échec sa réorganisation.
  • alors, comment se fait cette réorganisation en ce moment ? C’est là que ça devient compliqué. Ma catégorie Etudions le capitalisme, c’est de ça dont il s’agit: essayer de travailler à chercher ce qui se transforme maintenant dans le processus de production (notamment) pour comprendre les évolutions futures. Pour l’instant, j’ai quelques pistes assez vagues, essentiellement sur le rôle d’internet. L’idée, c’est qu’internet représente un nouveau rapport à l’évolution technique et à la production intellectuelle, et que ça peut changer beaucoup de choses. En effet, l’évolution technique joue un rôle essentiel dans le mouvement du taux de profit (là encore, La dynamique du capital a une analyse intéressante là-dessus, mais on pouvait trouver des idées  de ce genre chez Schumpeter déjà, par exemple). Une manière de dire ça, ce sera de constater que, depuis les années 50, la productivité du travail a augmenté, mais pas la productivité du capital. Les innovations techniques se sont concentrées autour du fait de faire travailler plus efficacement, mais pas d’utiliser plus efficacement le capital. C’est-à-dire qu’un-e travailleureuse donné-e arrive à produire de plus en plus de choses, mais qu’il faut de plus en plus de capital (machines, lieux de productions, …) pour que chaque travailleureuse soit efficace. La question devient donc de savoir si internet va pouvoir développer des nouvelles méthodes de travail, de production et d’organisation collective qui permettent d’augmenter la productivité du capital. Ou alors peut-être qu’internet va changer le rapport à la recherche et à la production théorique, et permettre à plus d’innovations d’être produites plus vite, ce qui permettra de trouver des innovations économes en capital (c’est-à-dire à productivité du capital forte).
  • j’ai pas du tout exploré ça, mais peut-être que l’écologie peut jouer un rôle central là-dedans, en forçant à transformer radicalement les méthodes de productions. Mais là, je n’y connais pas grand chose, mais tout ça va peut-être bien transformer fondamentalement l’organisation actuelle du travail, et donc trouver la perle rare qui peut faire repartir le taux de profit.

Voilà (notamment) ce qui traîne dans ma tête en ce moment. Un peu désorganisé, mais j’avais besoin de coucher ça par écrit, vu que ça forme un peu l’infrastructure de ce à quoi je réfléchis en ce moment. Mais peut-être je vais mettre de l’énergie à écrire des choses sur les bases de l’économie politique marxiste: taux de profit, capital fixe, capital variable, … Parce qu’avec le temps, je commence à sentir de plus en plus l’importance de ces concepts, mais je crois que j’ai besoin de les expliquer pour vraiment me les réapproprier.

D’ici pas longtemps temps, j’espère, ça n’aura rien à voir, mais je vais traduire un texte sur des féministes iraniennes.


Tiqqun et l’Internationale Communiste ou le moment stratégique

Posted: juin 6th, 2011 | Author: | Filed under: Tiqqun | Commentaires fermés sur Tiqqun et l’Internationale Communiste ou le moment stratégique

« A dix-huit ans, j’avais eu l’impression d’être un géant; à vingt et un, c’était encore plus simple: il suffisait de lancer des grenades à la gueule de la contre-révolution »

– Jan Valtin, Sans patrie ni frontières

Depuis mes notes sur Tiqqun, je n’avais pas senti le besoin de recauser de Tiqqun, l’Insurrection qui vient et autres. Les temps ont (un peu) changé depuis, et la nécessité de cette critique dans ma vie était moins forte. Aussi, j’étais plutôt satisfait de mes notes de lecture et des conclusions que j’en avais tiré. J’ai l’impression d’avoir réussi à mettre en mots les divergences politiques que je peux avoir avec ces textes, ce qui était mon but dès le départ. Je ne pense pas qu’il n’y ait plus rien à dire sur le sujet, mais ce que j’ai déjà écrit me suffit, globalement.

Ça me suffit d’autant plus que cet exercice de lecture m’a fourni beaucoup des perspectives qui ont nourri ce blog par la suite: par exemple, peut-être que la perspective à laquelle je tiens le plus, l’étude pratique des transformations actuelles du capitalisme (même si je n’ai pas produit tant de textes sur ça, contradictions, contradictions, …). Pourquoi ?  Un des points centraux de ma critique de Tiqqun, c’est mon désaccord avec la thèse de la décadence du capitalisme. Tiqqun, IQV, l’Appel et autres reposent fondamentalement sur l’idée que le capitalisme est au bout du rouleau, qu’il n’a plus rien à apporter à personne, que tout le monde veut sa mort, et que la seule question qui reste c’est celle du « Comment faire ? » (pour reprendre le titre d’un des textes de Tiqqun n°2): « Tout a failli, vive le communisme« , comme dit une des rééditions de textes de Tiqqun . Le capitalisme est déjà mort, ce qu’il faut, c’est simplement se débarrasser de son cadavre pourrissant. Je pense que cette idée est une erreur fondamentale. Non, plutôt une imprudence théorique majeure qui reviendra nous mordre plus tard si on la commet. Parce que le capitalisme a déjà été déclaré mort il y a une éternité (j’avais dit 1910 la dernière fois que j’en ai parlé, maintenant je peux remonter jusqu’à 1890 à peu de choses près: qui dit mieux ?), et qu’il se porte pas trop mal, c’est gentil de demander. Je crois bien que c’est une facilité qu’on prend: étudier les transformations du capitalisme, c’est compliqué, long, et peu gratifiant à court terme (Lénine disait déjà quelque chose comme ça en 1919). Alors, pour éviter de le faire, c’est plus facile de se dire qu’il agonise: s’il crève de toute façon, à quoi bon se prendre la tête à voir comment il fonctionne ? Au pire, on fera une autopsie, après avoir gagné. Sauf que si il n’agonise pas vraiment, on s’engage un peu à l’aveugle, et plus le temps passe, plus c’est handicapant.

J’ai retrouvé ce thème à un endroit où je ne l’attendais pas vraiment: dans les débuts de la IIIème internationale, de la fin de la première guerre mondiale à la chape de plomb stalinienne, en gros. Je m’intéresse à la période depuis longtemps, mais j’ai tout récemment trouvé un très bon bouquin sur le sujet: l’Internationale Communiste contre le capital, 1919-1924, de Maurice Andreu, un économiste (et oui, tout arrive). Je n’étais pas bien sûr de ce que j’allais trouver au départ, j’ai pris le livre parce qu’il était édité dans la collection Actuel Marx – confrontation, qui contient en général la crème du marxisme universitaire, avec ses qualités mais aussi ses défauts (ben il s’agit de textes académiques, quoi). En fait, j’ai très bien fait, le livre est intéressant, complet et j’aime beaucoup l’écriture.

Le livre fait ressortir l’idée forte de l’IC de cette époque, le pilier central autour duquel tout s’organise: la guerre. Le capitalisme, à sa phrase impérialiste, a déclenché la première guerre mondiale, ce qui va le conduire à sa perte. Le capitalisme ne se relèvera jamais vraiment de la guerre, et le communisme émergera des ruines de l’Europe impérialiste. Simple, efficace, redoutable. Cette importance fondamentale donnée à la guerre s’explique: dès le début de la première guerre mondiale, les puissants parti socio-démocrates d’Europe (la S.F.I.O en France, le SPD en Allemagne, …) rentrent dans le rang et acceptent de partir au combat, souhaitant chacun la victoire de leur pays. Pendant la guerre, c’est l’union nationale, on suspend la lutte des classes, on verra après pour solder les comptes avec la bourgeoisie, quand on aura gagné. Lénine et quelques révolutionnaires (les incroyables Rosa Luxembourg et Karl Liebknecht, notamment) prennent une position complètement inverse: il ne faut pas souhaiter la victoire, mais au contraire la défaite, parce que la défaite affaiblira la bourgeoisie et amènera sa chute aux mains des prolétaires armés par la guerre. La domination capitaliste sera incapable de se remettre des ravages de la guerre, et la révolution deviendra donc souhaitable et nécessaire dans un monde ruiné et en ruine. Comme le dit Andreu, l’auteur du bouquin, c’est l’hypothèse révolutionnaire de l’IC: la guerre mondiale entraînera la révolution.

La guerre mondiale entraînera la révolution, parce que la guerre est une maladie, une infection dont le capitalisme ne se remettra jamais. Une quantité considérable de littérature communiste (à commencer par l’Impérialisme, stade suprême du capitalisme de Lénine, en 1916) est consacrée à démontrer qu’au stade de développement où en est le capitalisme, la guerre est inévitable, et ne saurait déboucher sur une paix durable. Le capitalisme est à son stade terminal: des gros ogres, les monopoles, s’affrontent par l’intermédiaire des états qu’ils contrôlent pour s’approprier les ressources et les marchés à l’échelle de la planète entière. Ces ogres ne seront jamais rassasiés, ils continueront leur concurrence sans fin dans la guerre, à moins que les masses ne se soulèvent pour mettre fin définitivement au massacre. Cette argumentation a deux niveaux: le capitalisme produit les horreurs de la guerre et le capitalisme ne peut que produire ces horreurs. Non seulement c’est la rapacité capitaliste qui a provoqué la guerre, mais cette rapacité est constitutive du capitalisme, elle est un passage obligé de celui-ci. Le capitalisme ne fonctionne qu’avec la concurrence, et la guerre mondiale n’est qu’une poursuite de la concurrence impérialiste, sa forme extrême. Il n’y a pas de capitalisme sans concurrence, et la concurrence, dans l’état actuel du capitalisme, c’est la guerre: donc le capitalisme, c’est la guerre, donc la seule manière d’en finir avec la guerre, c’est d’en finir avec le capitalisme.

Cette argumentation est puissante, parce qu’elle joue sur le sentiment profond de colère et de haine qui se développe, à l’époque, devant les massacres ignobles de la guerre: cette première guerre mondiale est d’une violence inimaginable et inconnue jusqu’ici en Europe. Cette argumentation est aussi redoutable parce qu’elle prend l’apparence de l’inévitable, elle ne dit pas que la guerre est un accident regrettable, elle dit qu’elle était inévitable et qu’elle ne peut que se reproduire si on n’agit pas radicalement. Ce que cette argumentation dit, essentiellement, c’est que le capitalisme n’a plus rien à apporter. Il a pu être facteur de progrès par le passé et préparer le terrain au socialisme, mais c’est fini. Avant la guerre, une bonne partie du mouvement ouvrier européen se disait que le passage au socialisme pouvait se faire en douceur, une transition graduelle où le capitalisme se transformerait de plus en plus en socialisme, avec une continuité entre les deux. L’idée de l’IC est complètement différente: on ne passe pas dans la douceur d’un capitalisme à son apogée, porteur de valeurs progressistes (la démocratie par exemple) et de structures utiles (les syndicats, les parlements, …), au socialisme. Le capitalisme est en train de pourrir, d’emporter l’humanité avec lui, de tout détruire parce qu’il ne veut pas mourir. Il faut donc l’achever avant qu’il nous achève. Pour la social-démocratie européenne, le capitalisme mûrissait progressivement, le socialisme était en quelque sorte la récompense offerte par la sagesse acquise en vieillissant. L’IC change ce schéma, le capitalisme a mûri tout au long du XIXème siècle, et maintenant il pourrit. Le capitalisme n’est plus un vénérable vieillard dont on hérite, mais un cadavre décomposé dont il faut se débarrasser.

A ce stade, les parallèles que je cherche à faire avec la théorie tiqqunienne sont visibles: cette thématique d’un capitalisme décadent, d’une société qui pourrit sur pied et dont le cadavre nous étouffe est commune à l’IC première période et à Tiqqun. Ce que je trouve pertinent, ce qui m’a incité à écrire ce texte, c’est que dans les deux cas, celui de l’IC et celui de Tiqqun, cette thématique produit, à mon avis, la même conséquence: une conception stratégique de la transformation sociale. Par stratégique, je veux dire que c’est l’idée d’affrontement de forces, d’analyses pensées dans une logique tactiques qui dominent. Pour l’IC comme pour Tiqqun, il y a une tendance forte à ne voir que deux camps, à penser en terme de territoire, d’espace arraché à l’adversaire. L’art révolutionnaire (ou subversif), c’est celui de jauger les forces, de voir les faiblesses dans les défenses de l’adversaire, et de concentrer ses forces au bon endroit pour attaquer, pour gagner du terrain. Où faut-il frapper ? Quelles compétences sont nécessaires ? Dans les deux cas, je crois que cette logique a la même origine: dans une société qu’on voit comme décadente, il n’y a que les dominant-e-s qui ont quelque chose à gagner à la survie de cette société, donc les dominant-e-s n’ont plus rien à offrir aux dominé-e-s, illes ne peuvent plus acheter certain-e-s dominé-e-s en leur offrant une petite part du gâteau, le gâteau est trop petit. Donc, il n’y pas de place pour les compromis, les positions intermédiaires et les alliances précaires. Il n’y a plus que l’affrontement définitif contre la domination. Les différences éthiques inconciliables, pour parler le langage de Tiqqun.

Dans l’exemple de l’IC, une partie considérable de la littérature théorique passe à définir une aristocratie ouvrière, qui est corrompue par la bourgeoisie avec les revenus issus des colonies, et qui maintenant va être remise dans le droit chemin communiste par la guerre. Cette aristocratie peut être reprise à la bourgeoisie puisque la bourgeoisie n’a plus les profits exceptionnels des colonies pour l’acheter. Tiqqun ne se situe pas sur le même terrain socio-économique, mais les attaques contre « la gauche » qui croit à la société, qui croit encore qu’on peut échapper à la guerre civile sont du même ordre. Le capitalisme offre encore l’illusion de la sécurité, mais ça va bientôt s’effondrer. En fait, dans les deux cas, l’enjeu politique est de délimiter des positions claires, des lignes qui tranchent. Si on considère que le capitalisme est décadent et l’affrontement inévitable c’est logique: plus tôt tout le monde choisira son camp, plus tôt le combat décisif aura lieu, et plus tôt on peut espérer gagner. Celleux qui hésitent ne font que ralentir un processus auquel illes ne peuvent pas plus échapper que les autres. Le postulat de la décadence du capitalisme est le postulat de l’affrontement final imminent: dans ce contexte, il est logique de pousser les gens à se positionner le plus vite, vu qu’illes auront à le faire de toute façon très bientôt. Si l’enjeu est de gagner ou de perdre, alors effectivement, rien d’autre n’est possible.

Ce que j’essaie de dire, c’est que beaucoup de désaccords de fond que je peux avoir avec Tiqqun et ses séquelles tiennent à cette hypothèse de la décadence, qui amènent certaines conclusions, à cette primauté de la stratégie et de la tactique: la question n’est pas quoi faire, pourquoi le faire, ou vers quelle direction nous allons, mais plutôt comment faire ? Comme insiste l’Appel: tout le monde est d’accord sur les constats, la situation, et ce qu’il faut maintenant, c’est commencer, c’est se lancer. J’ai un désaccord profond avec cette idée. C’est clair que le capitalisme traverse une crise en ce moment, que les choses sont profondément en train de changer, et que les possibilités de transformations sociales sont énormes. Mais en tant que rapport social, je ne crois pas que le capitalisme soit au bout du rouleau. Je ne crois pas non plus que la société se désagrège. Au contraire, je pense que ça va être à nous de faire ce boulot épuisant et complexe de désagréger le capitalisme, de le bloquer en tant que rapport social. Le capitalisme peut connaître des crises et des difficultés, mais je ne crois pas qu’il se mettra en échec tout seul, et qu’on aura juste à l’achever. Il a encore des marges présentement, il continue à fonctionner. Même si les mécanismes se grippent un peu, les rouages prennent encore tout le monde. Du coup, je ne pense pas que notre priorité soit de se constituer en force, de former une entité capable de se jeter dans un affrontement avec lui ou de survivre à son agonie. Je crois que ce que nous devons faire maintenant, c’est de la politique, c’est-à-dire que nous devons constamment analyser les mécanismes du capitalisme par nos luttes pour comprendre comment les gripper, utiliser le ralentissement actuel pour essayer de saisir comment la machine va repartir et mettre le bon grain de sable au bon endroit. Analyser le capitalisme comme réalité sociale, et pas comme forteresse à assiéger.

Je ne pense pas que le capitalisme et le communisme  forment pas deux espaces qu’il importe maintenant de séparer de manière à agrandir « notre » espace. Le capitalisme est avant tout un rapport qui fonctionne même s’il est en crise là tout de suite, et ça veut dire qu’on va devoir le bloquer en tant que rapport avant de commencer à en voir la fin. En tout cas, je pense que beaucoup de désaccords politiques que je peux avoir avec des camarades tournent autour de ce point, de cette thématique globale. Au bout de quelques années à comprendre que l’affrontement finale n’était pas si final que ça en fait, l’IC a fini par sombrer complètement.  J’aimerais éviter qu’on fasse les mêmes erreurs. Je ne crois pas que nos questions importantes à l’heure actuelles soient des questions stratégiques. Par contre, on a des tonnes de questions politiques à se poser, et là, les hésitations, la prudence et la lenteur peuvent être des nécessités.


Le gouvernement de la sécurité: domination sécuritaire des régimes arabes et perspectives de démocratisation

Posted: mai 17th, 2011 | Author: | Filed under: Traduction(s) | Commentaires fermés sur Le gouvernement de la sécurité: domination sécuritaire des régimes arabes et perspectives de démocratisation

un manifestant portant la plaque d'entrée du bâtiment central de la police politique égyptienne, après son pillage en mars 2011

Je traduit ici un texte de Mouin Rabbani, un chercheur jordanien (je crois, mais peut-être qu’il est palestinien). Le texte a été publié au départ dans Perspectives, un journal sur le Moyen-Orient publié par l’antenne libanaise d’une fondation écologiste allemande. Non, je ne dévore pas tous les journaux d’ONGs qui publient sur le Moyen-Orient. L’article a été repris par Jadaliyya, un formidable blog collaboratif publiant, en anglais et en arabe, des textes d’analyse sur les pays arabes. Si vous lisez l’anglais, je vous conseille d’aller voir, c’est une vraie mine d’or. En l’occurence, ce texte parle des moukhabarat (مخابرات, qui veut dire « renseignement« ), le petit nom qu’on utilise pour parler des services secrets des pays arabes, et de leur rôle politique fondamental, avec en perspective les révoltes actuelles. Comme d’habitude, mes notes sont entre crochets. Comme d’habitude encore, si ce texte est maladroitement écrit, c’est de ma faute, et pas de celle de l’auteur 🙂

Le gouvernement de la sécurité: domination sécuritaire des régimes arabes et perspectives de démocratisation, par Mouin Rabbani

Une des caractéristiques les plus intéressantes de la vague de soulèvements et de manifestations qui traverse actuellement le monde arabe est l’absence générale des forces armées dans les efforts tentés par les régimes en place pour vaincre ces menaces populaires à leurs règnes autocratiques. Même en Lybie, où la révolte a pris un tour indubitablement militaire et où le régime de Khadaffi doit, en plus,  faire face à une intervention extérieure, l’armée régulière ne s’est pas illustrée comme un acteur majeur.

Quand des hautes sphères de l’armée ont joué un rôle important, comme en Égypte, en Tunisie ou au Yémen, elles ont plutôt agi contre les dirigeants les ayant nommés plutôt qu’en leur faveur. Non pas qu’elles se seraient éloigné des politiques et des intérêts des dirigeants existants, mais, partageant la vision du monde des dictateurs et faisant partie des réseaux de fidélité étendus créés par les pouvoirs depuis des décennies, elles ont choisi de préserver le régime.

On ne peut pas expliquer cette réalité d’une manière simple et unique. En prenant garde à ne pas trop simplifier des situations très différentes, on peut néanmoins dire que cette réalité a beaucoup à voir avec le processus de développement suivi par beaucoup d’états arabes après leurs indépendances acquises dans le prolongement de la Seconde Guerre Mondiale.

Pendant les années 50, 60 et 70, les tentatives de changements de régime, couronnées de succès ou non, étaient monnaie courante dans le monde arabe, particulièrement si on compare avec les décennies postérieures. Contrairement aux mouvements de masse de 2011, les acteurs principaux de ces tentatives étaient généralement des révolutionnaires armés menant des mouvements de libération nationaux ou des officiers s’emparant du pouvoir avec des coups d’états. Au fil du temps, les milieux militaires vont donc se retrouver, soit à contrôler l’état, soit à acquérir un pouvoir et une influence énorme en vertu de leur rôle face aux ennemis extérieurs et aux insurgés locaux. De plus, le contexte de la Guerre Froide va amener les États-Unis comme l’URSS à renforcer les armées de leurs clients étatiques respectifs, ainsi que leurs officiers de confiance au sein de ces armées, accentuant encore leur rôle dans les orientations politiques et pratiques des états.

Par conséquent, quand les souverains d’Égypte [en 1952], d’Irak [en 1958], du Yémen [en 1962] et de Libye [par Khadaffi en 1969] furent renversés, ils furent invariablement remplacés par des gouvernements issus de l’armée. D’une manière tout aussi frappante, quand le parti Baas [parti nationaliste arabe socialisant jouant un rôle central en Syrie et en Irak, le parti de al-Assad et de Saddam Hussein. En arabe, « بعث » (ba’as) veut dire « renaissance« ] prit le pouvoir en 1963, ce fut l’œuvre de son Comité Militaire plutôt que de sa branche civile, ce qui créa une lignée de leaders issus de l’armée. La montée du parti Baas en Irak, d’abord en 1963 puis en 1968, fut, de la même manière, l’œuvre d’un général, Ahmad Hasan al-Bakr [président jusqu’en 1979, viré poliment par son vice-président Saddam Hussein].

Quand la période de transformation post-indépendance commence à s’apaiser, le rôle de l’armée change profondément. A la fin des années 1970, pratiquement tous les états arabes sont gouvernés soit par un officier, soit par un monarque sous l’influence de nombreuses poitrines décorées ayant survécu un grand nombre de tentatives de putschs ou de rébellions armées.  Profondément conscients, et pour cause, du fait qu’une carrière militaire fournit un excellent tremplin vers une prise de pouvoir politique, les dirigeants vont se lancer dans des manœuvres déterminées, et généralement efficaces, afin de neutraliser les forces armées, et plus particulièrement les officiers et les corps d’élites, comme l’armée de l’air. Les activités des partis politiques au sein de l’armée sont donc interdites, on ne permet plus aux officiers de rentrer dans tout parti qui ne serait pas le parti unique de l’état, et la hiérarchie de l’armée se peuple de personnes de confiance plutôt que de professionnels accomplis.

En parallèle, les régimes arabes vont progressivement devenir de plus en plus autocratiques, avec une base politique de plus en plus restreinte, et une répartition du pouvoir politique qui va graduellement se resserrer autour de bases familiales, tribales, sectaires et/ou géographiques. Qualifier la Syrie des Assad de régime Alaouite [branche du chiisme présente surtout en Irak. C’est la religion des al-Assad qui gouvernent actuellement la Syrie] ou l’Irak de Saddam de régime de Tikrit [ville moyenne du nord de l’Irak dont venait Saddam Hussein] serait certainement réducteur, mais dans les deux cas, le parti Baas n’est presque plus rien d’autre qu’un réseau de fidélités symboliques sans rôle politique réel dans la vie politique du pays.

Pour ce type de dirigeants, une armée de conscrits représentant la réalité démographique de la société plutôt que celle de ses dirigeants est tout autant une menace qu’un instrument de contrôle, et n’est pas vue comme étant particulièrement fiable en cas de confrontation avec une opposition intérieure généralisée. Sous cet aspect, ces régimes sont donc fondamentalement différents des juntes militaires d’Amérique Latine autant que des états à parti unique du bloc soviétique. Le besoin, pour ces dirigeants arabes, d’un pouvoir sans limites va devenir particulièrement aigu avec la vieillesse, quand ils vont commencer à échafauder des projets de succession prétendant échapper à toute contrainte, qu’elle soit constitutionnelle ou physique (décès y compris).

Le contrôle de la population a toujours été une priorité des régimes arabes, mais le processus décrit plus haut, si on y ajoute les difficultés et les inégalités socio-économiques issues des politiques néo-libérales mises en place, va abaisser largement le seuil de tolérance à l’opposition et à la critique. Sécurité nationale et préservation du régime deviennent des synonymes, et ce particulièrement avec la fin de la Guerre Froide et les débuts de la normalisation israélo-arabe. L’existence de gardes prétoriennes issues des foyers de soutien du régime et de forces de police et de renseignement avec des pouvoirs étendus n’est, bien sûr, pas neuve, mais atteint des niveaux jamais vu, même en comparaison avec la situation précédente.

A tel point que durant les vingt ou trente dernières années, les services de renseignement (moukhabarat) sont devenus les arbitres de la vie politique, des unités spéciales de la police comme le SSD [services de renseignement tunisien] en Tunisie ou le SSI [de son nom arabe «  مباحث أمن الدولة » (mabahith amn al-dawla), « services de sécurité de l’état« , police politique égyptienne, dissoute dans le sillage de la révolution en 2011. Ses bâtiments du Caire ont été pillés en mars, comme l’illustre la photo en tête de l’article.] en Égypte faisant respecter leurs ordres. Le résultat, c’est un déplacement visible du pouvoir, du Ministère de la Défense au Ministère de l’Intérieur.

Les milieux militaires conservent bien évidemment une influence importante, particulièrement sur le plan économique, et restent au centre des réseaux de partage du pouvoir. Mais leur rôle politique et pratique au sein du gouvernement a clairement décliné tandis que celui de l’appareil sécuritaire intérieur augmentait. En 1970, le chef d’état -major de l’armée et le Ministre de la Défense étaient les figures politiques les plus connues. En 2010, ils ont été largement remplacés par le Ministre de l’Intérieur et par le chef des service de renseignement.

De plus, au sein des forces armées, l’influence du haut commandement traditionnel a plutôt diminué, cette fois sous l’influence des diverses gardes, qu’elles soient nationales, présidentielles, républicaines ou royales. Ces formations sont en général composées d’unités venant de foyers de soutien du chef de l’état, sont souvent commandées par un de ses fils ou de ses proches, et bénéficient d’avantages énormes en termes de moyens, d’équipement et d’entraînement, et disposent de privilèges spéciaux. Ces unités sont souvent les seules forces de combat réelles de beaucoup d’états arabes. Leur rôle principal étant la protection du régime contre les menaces internes plus que la défense de la nation, ces unités sont en général déployées aux alentours de la capital plutôt qu’aux frontières.

Ces changements bénéficient principalement aux milieux locaux de la sécurité intérieure et à leurs nombreux services. Leurs ressources financières et humaines ont atteint des niveaux sans précédent, jusqu’à leur donner une présence dans tous les domaines de la vie de la nation, de la vie citoyenne et même, dans de nombreuses situations, de la vie quotidienne. Ces services ont aussi eu un impact profondément corrupteur sur la société dans son ensemble.

Tout d’abord, ils agissent en-dehors de tout contrôle légal, avec carte blanche pour faire tout ce qu’ils souhaitent, n’importe quand et n’importe où, sans même un semblant ou une illusion de transparence ou de contrôle extérieur. Existant pour maintenir l’ordre légal, les services de sécurité intérieure tirent précisément leur pouvoir de leur possibilité d’agir sans avoir à se préoccuper de la loi.

Bien que ces services soient, à raison, célèbres pour leurs actes de tortures, leur pratique de l’enlèvement et la violation de pratiquement tous les droits ayant été un jour établis, leurs activités ne se limitent pas à arrêter des dissident-e-s et à infiltrer les réseaux de l’opposition. Ils approuvent ou non des nominations de juges ou de généraux, nomment des rédacteurs en chef et des doyens d’université, truquent des élections, font passer des lois, contrôlent les médias totalement, même si ce n’est qu’officieux, canalisent les partis politiques, les syndicats et les associations et rédigent même les prières du vendredi. Tout ça avec en tête la loyauté et l’obéissance plutôt que l’intégrité et le professionnalisme. Dans certains états, ils exercent une influence lourde et visible sur les aspects les plus anodins de la vie publique; dans d’autres, ils sont, par comparaison, moins invasifs, mais n’en exercent pas moins leur contrôle, jouant tout aussi parfaitement leur rôle d’arbitres finaux de ce qui est interdit ou autorisé. Dans les faits, le moukhabarat est tout à la fois autorité judiciaire suprême, président du Parlement, premier ministre, maire, président d’université, rédacteur en chef et même autorité religieuse.

Au final, aucun notable public ou privé ne peut ignorer régulièrement les conseils de l’appareil de la sécurité intérieure sans perdre son poste, et même les autocrates les plus efficaces prennent des risques en n’écoutant pas les opinions de leurs chefs de la sécurité. Il est dans la nature profonde des états sécuritaires que la nation, l’état, et le citoyen deviennent des marionnettes de l’appareil sécuritaire, qui joue un rôle similaire à celui de l’électorat dans les démocraties.

Les services de sécurité intérieure exercent aussi une influence profondément corruptrice à un niveau plus fondamental. D’une manière systématique, plutôt que de limiter leurs activités à la surveillance, l’infiltration et la neutralisation de toutes les menaces supposées ou réelles pesant sur ce qu’ils pensent être la sécurité, ils cherchent à intégrer en leur sein chaque être humain, pour les soumettre plutôt que pour leur utilité réelle. Dans une région ou la procédure administrative la plus banale (obtenir un passeport, créer une entreprise, s’inscrire à l’université, devenir fonctionnaire, …) nécessite en général un certificat de bonne conduite et une vérification de sécurité, les opportunités de recrutement sont omniprésentes pour les services de sécurité, et elles sont utilisées au maximum. Rassembler plus d’informations (généralement inutiles) sur les collègues, les ami-e-s, la famille et les étranger-e-s que ce qu’une pièce remplie de superordinateurs pourrait traiter sert à rappeler au public qu’il est constamment surveillé, et dénoncé, de très près. Du point de vue du moukhabarat, un-e citoyen-ne fiable est un citoyen-ne effrayé-e d’être trahi-e par ses proches, ses ami-e-s ou ses collègues.

L’état sécuritaire du monde arabe est donc, presque littéralement, un état policier. Même quand des parlements élus et d’autres pratiques démocratiques existent, elles restent subordonnées à la volonté du complexe sécuritaire. Les agences de sécurité contrôlent et vérifient le travail des autorités judiciaires, législatives et exécutives, plutôt que d’être contrôlées par elles. On rend des comptes au moukhabarat, le moukhabarat ne rend des comptes à personne.

Comme tant d’autres caractéristiques des états arabes contemporains, le rôle de plus en plus important joué par l’appareil sécuritaire reflète tout autant des priorités étrangères que des priorités nationales: l’Occident a en effet toujours préféré les états arabes dotés de forces de sécurité intérieure solides sur ceux disposant d’armées puissantes, et a agi en fonction de cette préférence. Les ‘transferts’ [transferts extra-judiciaires de prisonniers pratiqués par la CIA dans les années 90. Les fameux « vols secrets de la CIA« , ni plus ni moins qu’une délocalisation de la torture.] ne sont qu’un exemple du fait que les relations les plus proches et les plus productives qu’ont formé les puissance de l’Ouest  dans la région ont en général été avec le moukhabarat. Au XXème siècle, les généraux de l’armée de l’air étaient les relations à entretenir; au XXIème, ce sont les Omar Suleimans [chef d’un des services de renseignement égyptien au moment de la révolution, une certaine frange du régime voulait le coller à la succession de Moubarak] et les Mohammed Dahlans [chef de la force sécuritaire de l’Autorité Palestinienne à Gaza jusqu’en 2007. Le Hamas s’est soulevé à Gaza contre une tentative de coup d’état de sa part financée par la CIA. Tortionnaire et corrompu.] qui sont les partenaires privilégiés, les interlocuteurs et les successeurs politiques dans la région. Plus connu sous le nom de « boucher de Bahreïn« , Ian Henderson [mercenaire tortureur britannique, qui s’est illustré au Kenya et à Bahreïn dans les années 90] n’est qu’un exemple particulièrement vicieux de ce contexte global.

Paradoxalement, cette reconfiguration sécuritaire des régimes arabes s’est aussi révélée être une faiblesse durant les événements récents. Les services de sécurité sont très adroits à manier la matraque et le chantage et jouent un rôle clé dans la neutralisation des groupes et des réseaux de l’opposition, mais ils ne sont pas des instruments adaptés pour vaincre une rébellion généralisée. En Tunisie, comme plus tard en Égypte, ces services ont été tout simplement dépassé par une vague d’humanité et n’ont pas eu les ressources nécessaires pour faire de pays entiers des prisons. De plus, dans ces deux cas, l’armée régulière, logiquement inquiète que sa cohérence interne ne survive pas aux bains de sang qui auraient été nécessaires pour venir en aide aux dirigeants en difficulté, a refusé de se déployer.

Il est plus difficile de le démontrer, mais l’intransigeance des services de sécurité et leur peur de toute réforme, aussi réduite soit-elle, a aussi contribué à amener leurs sujets sur une voie plus révolutionnaire. Les soulèvements internes renforcent très souvent le rôle des forces de sécurité dans les décisions politiques et solidifient, tout du moins au début, la position des éléments dirigeants les plus jusqu’au-boutistes. La Tunisie et l’Égypte n’ont pas fait exception à cette règle, au grand dam de Ben Ali et de Moubarak.

Le rôle central de l’armée dans la transition (et sa volonté de la contrôler, dans le cas de l’Égypte), bien qu’étant plus motivé par une volonté de préserver le régime que de le transformer, pourrait néanmoins annoncer une nouvelle ère de domination militaire. Au minimum, l’association de l’influence de l’armée et de l’agitation populaire a infligé aux appareil sécuritaire internes un coup dont ils ne se remettront probablement pas de sitôt. Les relations et les rivalités entre les services de renseignement et l’armée ne sont pas très bien étudiées, mais les milieux militaires vont très probablement utiliser leurs nouveaux pouvoir pour régler quelques comptes.

De la même manière, en Libye et au Yémen, ce sont les unités d’élites qui défendent le droit des vieux leaders à régner jusqu’à la fin des temps, tandis que l’armée régulière est paralysée par des désertions massives. Cela dit, comme dans le cas de toute analyse, il serait trop simpliste de voir ces observations comme des lois naturelles devant nécessairement s’appliquer dans tout le monde arabe.

Renverser les dictateurs était probablement la partie la plus simple: les mois et les années à venir vont voir des luttes, encore plus massives peut-être, éclater pour empêcher qu’un autocrate ne chasse l’autre. L’élément déterminant de cette équation ne sera pas la tenue d’élections libres, parce que ce genre d’élections peut avoir lieu dans de multiples configurations. Le future de la région et de ses états sera plutôt décidée par le secteur sécuritaire. Les questions principales sont celles-ci: le SSI égyptien et les organisations similaires seront-elles réellement supprimées sans être recréées sous un autre nom ? Les logiques des organes de sécurité interne seront-elles changées pour mettre l’accent sur la sécurité nationale plutôt que sur la survie du régime ? Et enfin, est-ce que les services de sécurité seront transformés de manière à être réellement placés sous la responsabilité du parlement et de la justice ?

Mais la bataille la plus importante sera probablement celle des relations entre la société civile et l’armée. Est-ce que les forces armées vont utiliser leurs nouveaux pouvoirs et leur rôle symbolique retrouvé pour reprendre le contrôle de l’état, ou vont-elles être transformées en instrument se plaçant au service de gouvernements choisis démocratiquement ou réellement représentatifs ? Il est trop tôt pour faire des prédictions pertinentes à ce sujet, mais la situation égyptienne (évidemment d’une importance cruciale  pour le reste de la région), semble nous montrer que celles et ceux qui ont renversé Moubarak ont conscience des enjeux et sont prêt à défendre leurs positions. Ce n’est qu’en cas de réussite que le slogan « L’armée et le peuple ne font qu’un » passera de l’imagination à la réalité.


Une lesbienne à Damas – Mon voile, mon choix

Posted: mai 1st, 2011 | Author: | Filed under: Traduction(s) | 2 Comments »

(image provenant du blog original Gay Woman in Damascus)

[mise à jour du 14 juin] Ben c’est la loose. Ce fameux blog n’est en fait écrit, ni par une syrienne, ni par une lesbienne, ni par une femme. Du coup, ce texte que j’ai traduit comme rare témoignage sur le voile venant de pays arabes n’a pas trop d’intérêt. En tout cas, si j’avais su, je ne l’aurais pas traduit. J’ai pensé à enlever la traduction, mais bon, autant garder des traces de tout ça. Ça m’apprendra à faire confiance à des inconnu-e-s sur internet tiens 🙂

Il y a un récit de l’histoire en français ici, deux activistes syrien-ne-s parlent de ce que ça leur fait (en anglais), et ei (le site electronicintifada) raconte la recherche (toujours en anglais). Un autre blog d’une féministe ayant participé à l’article d’ei lie ça a d’autres exemples de fabrication d’identité et discute du sujet plus en détail (encore en anglais), et ajoute encore des réflexions ici.

A mon sens, c’est un rappel intéressant de l’incertitude des identités sur internet. Même après des années en compagnie de ce grand machin virtuel, j’ai été surpris d’apprendre que quelqu’un puisse aller aussi loin.

[mise à jour du 6 mai] Depuis l’histoire où elle racontait que son père avait réussi à faire partir la police politique (le deuxième texte d’elle traduit en français), Amina a dû entrer dans la clandestinité (lien en anglais), et sa maison est surveillée constamment par les flics syriens. Alors courage et solidarité à elle, et je souhaite de la réussite à sa révolution (et à nos révolutions futures aussi, au passage). Je laisse ses mots conclure:

Malgré tout, en étant optimiste, aussi sombre que semble être la situation actuelle, le chemin vers la liberté n’a jamais été plus évident ! Notre révolution va l’emporter, nous aurons bietôt une Syrie libre et démocratique. Je le sens dans ma chair. Notre âge d’or est pour bientôt et nous allons à nouveau émerveiller le monde. Nous aurons une Syrie libre et une nation libre, c’est pour bientôt. La révolution va l’emporter et nous allons dépasser le sectarisme, le despotisme, le sexime et toutes les boulets accumulés pendant ces années d’amertume, de division, de partition, d’oppression et de tyrannie. Nous serons libres !

[texte de départ] J’ai croisé au hasard d’Internet un très chouette blog d’une lesbienne syrienne, Amina Abdallah, qui parle de sa vie, de la révolte en cours là-bas et des liens entre les deux. Tous les textes sont intéressants alors, si vous lisez l’anglais, je vous conseille d’aller faire un tour (en fait, entre temps, un autre de ces textes a été traduit en français).

Mais un texte qui m’a particulièrement intéressé est celui où elle parle de son rapport au voile, qui s’appelle « Mon voile, mon choix » (qui se trouve ici). J’ai donc décidé de le traduire pour le partager avec mes camarades francophones, parce qu’il parle aussi de notre colonialisme à nous. Et hop (mes notes de traduction sont entre crochets) !

Mon voile, mon choix (10 avril 2011)

DAMAS – La semaine dernière, le gouvernement syrien a lancé les premières réformes qu’il avait promis. Celles-ci sont… disons que c’est déjà généreux de  parler de mesures limitées: la citoyenneté a enfin été accordée à un grand nombre de Kurdes, un casino a été fermé, et une loi interdisant aux institutrices de porter le niqab, le voile, a été annulée. Pour un grand nombre de lecteurices, cette dernière mesure ne paraît probablement pas très progressiste. Mais elle est, à mon avis, symbolique.

Quand des occidentaux jettent un oeil du côté du Moyen-Orient et des autres sociétés musulmanes, une des premières choses qui les frappent est souvent le grand nombre de femmes voilées. Le fait qu’une femme couvre ses cheveux en public est souvent vu à l’Ouest comme un signe d’oppression, certains occidentaux allant même jusqu’à parler « d’apartheid de genre« . Est-ce le cas ?

Je pense personnellement que non. Je considère depuis longtemps être une féministe et être quelqu’une qui croit aux droits humains et à l’égalité de tou-te-s. Mais je suis aussi une Arabe et une musulmane, et j’ai porté le voile, pas juste une fois ou deux, mais chaque fois que j’ai été en public pendant plus d’une décennie de mon existence. Personne ne m’a poussé à le porter, c’est quelque chose que j’ai choisi.

Pendant mon adolescence, j’ai grandi à cheval entre deux cultures: celle de l’année scolaire, quand j’allais dans un lycée public du sud des Etats-Unis, et celle de la maison et de l’été, quand je retournais à Damas. J’étais un peu rebelle, un peu forte-tête, et un peu perdue. Je faisais face à beaucoup des problèmes classiques des jeunes femmes: j’ai combattu mon anorexie, une dépression sévère, mes interrogations et mes doutes sur mon identité de genre et de sexe, et le stress de passer d’un monde à un autre.

Un jour d’été particulièrement chaud, je suis montée sur le toit de notre maison à Damas et j’ai pensé à me jeter dans le vide. J’avais beaucoup de problèmes qui semblent ridicule maintenant mais que je trouvai, du haut de mes presque 16 ans, insurmontables, et tout ça me déprimait. M’écraser sur la chaussée, en bas, me semblait être une idée raisonnable.

Mais je ne l’ai pas fait. J’ai soudainement été envahie par le sentiment que ma vie valait plus que ça et que quoi qu’il arrive, il y avait un pouvoir supérieur, un Dieu de l’Univers, qui s’occupait de tout et qui était responsable de tout ce qui se passait. Le monde autour de moi s’est mis à rayonner d’une lumière bleutée et tous mes problèmes ont paru disparaître. Je ne me suis pas suicidé … à la place, je me suis mis à crier « اشهد ان لآ اِلَـهَ اِلا الله و أشهد ان محمدا رسول الله » [« Je déclare qu’il n’y a pas d’autre Dieu que Dieu et que Mohammed est son prophète« : c’est la shahada, la déclaration de foi musulmane de celui ou celle qui se convertit à l’islam].

Je suppose que si j’étais chrétienne, on pourrait dire que ce qui m’est arrivé, c’est de « renaître » [référence aux chrétiens born-again, qui sont censé-e-s « renaître » dans la religion]. Bien que j’avais été éduquée à devenir une musulmane et que j’ai appris à prier dans une maison pratiquante, on ne pouvait certainement pas me qualifier de pieuse: comme beaucoup d’adolescent-e-s qui teignent leur cheveux en bleu, écoutent du punk et lisent trop, j’étais à peu près agnostique. Tout ça a changé à ce moment là, quand j’ai senti la présence de Dieu.

Après ça, j’ai très rapidement voulu montrer à l’extérieur ce que j’avais accepté à l’intérieur. Je n’avais jamais mangé de porc, mais à partir de ce moment, je me suis mis à ne plus manger que de la viande « saine », hallal. J’ai essayé de prier cinq fois par jour, aux heures prescrites. J’ai vraiment jeûné pendant le Ramadan. Je faisais savoir au monde entier, de toutes les manières possibles, que j’étais une musulmane dévote. J’ai commencé à me couvrir la tête non seulement pendant la prière (comme moi et ma mère l’avions toujours fait), mais à chaque fois que j’étais en public. D’un seul coup d’oeil, on pouvait savoir que j’étais musulmane.

Ce fameux jour, j’ai donc noué un foulard autour de ma tête quand j’ai quitté la maison. En le portant, je me suis senti plus forte en marchant dans la rue. Pas de regards inquiétants de la part de vieux, mais des sourires agréables et des hochements de tête de passant-e-s. Les autres femmes voilées me reconnaissaient automatiquement comme l’une des leurs. J’ai tout de suite eu l’impression d’appartenir à une sororité internationale d’élite de femmes.

J’ai progressivement amélioré mon voilage dans les jours et les semaines qui ont suivi tandis que je devenais plus adroite à nouer mes cheveux et à les dissimuler avant se sortir. Le voile était comme un passeport pour un monde nouveau, j’étais soudainement recrutée par une sororité d’élite de femmes musulmanes, travaillant à améliorer moralement la société. Dans cette sonorité, j’ai trouvé de la camaraderie, de la camaraderie spécifiquement féminine et une meilleure amie. Ma foi et mon engagement grandissaient de plus en plus.

Je suis retournée aux Etats-Unis. Mes parents étaient perturbé-e-s par mon nouveau style: la fille au look goth qui était partie en Syrie il y a quelques mois revenait en femme musulmane (j’avais aussi grandi d’une bonne dizaine de centimètres pendant l’été). Je savais qu’illes n’étaient pas sûr-e-s de comment réagir à ça: d’un côté, illes étaient certainement content-e-s que je sois moins « troublée » et plus pieuse (comme le seraient tous les parents); d’un autre côté, ils n’aimaient pas particulièrement que je me démarque comme ça en Amérique.

Je me suis retrouvée dans une nouvelle école, et moi et ma cousine (qui avait aussi commencé à se voiler) avons commencé à essayer de recréer la sororité musulmane que nous avions connu à Damas. Nous n’étions que deux au départ, mais nous avons très vite construit un cercle d’adolescentes musulmanes, un cercle où nous incitions à la religiosité et à la dévotion. En parallèle, nos tenues sont devenues de plus en plus conservatrices. Au départ, nous portions des jeans et des t-shirts à manches longues avec nos voiles. Un nouvel été en Syrie nous amena à nous habiller de manière complètement religieuse: de longs manteaux unis avec des voiles soigneusement noués, pas de maquillages du tout … Ma meilleure amie de Syrie nous guidait à chaque étape (elle était plus âgée et plus expérimentée) et on ressemblait à de vraies dévotes au moment où elle s’est décidée à nous rendre visite.

Etre une femme musulmane stricte dans un lycée d’un quartier résidentiel des Etats-Unis n’allait, bien sûr, pas sans difficultés. Nous nous faisions un principe de ne jamais sortir avec des garçons et d’avoir le minimum possible d’interactions avec eux (C’était bien entendu plus facile pour certaines d’entre nous que pour d’autres. Je me rappelle avoir sérieusement fait la leçon à une jeune femme qui avait tenu la main d’un garçon.). Nous harcelions les magasins musulmans qui vendaient de l’alcool et de la pornographie. Nous agissions et nous nous construisions en groupe. C’était valorisant et ça nous donnait de la force.

Mon voile était pour moi le symbole de cette force. J’avais été une petite chose effrayée et fragile, j’étais maintenant une forte-tête, grande gueule, téméraire et audacieuse. Je répondais aussi facilement aux profs qu’aux musulman-e-s égaré-e-s.

Je n’étais bien sûr pas la seule: à cette époque, le nombre de femmes musulmanes se voilant a explosé. Pendant mon enfance en Syrie, peu de femmes se couvraient. Une fois, la police politique s’est même imaginé devoir supprimer ça complètement, au nom de leur volonté d’imposer la laïcité à la française: ils ont commencé à stopper les voitures contenant des femmes voilées, avant de sortir les femmes des voitures et de les forcer à enlever leur voile au bord de la route. Ce type d’attitude n’a fait que renforcer la méfiance vis-à-vis de la police politique et raviver les mémoires du gouvernement colonial. Pendant le Mandat français [de 1920 à 1944, période pendant laquelle les français ont gouverné la Syrie à la suite d’un partage colonial issu de la première guerre mondial], un gendarme avait un jour enlevé de force le voile de ma grand-mère pour essayer de l’embrasser alors qu’elle se baladait seule dans la rue. Ce type de comportement avait été à l’origine des soulèvements nationalistes et, quand j’étais enfant et que le gouvernement Syrien s’est mis à agir de la même manière, les musulman-ne-s syrien-ne-s se sont soulevé-e-s.

A la fin des années 80, le gouvernement va finalement arrêter d’imposer sa vision de comment les femmes sont censées s’habiller, et de plus en plus de femmes vont commencer à s’habiller de manière islamique. Le renouveau islamique va commencer à se répandre un peu partout dans les pays arabes. Il va se répandre plus lentement en Syrie qu’ailleurs à cause de l’hostilité du gouvernement à son égard, mais il va avoir lieu quand même. Un nombre croissant de femmes vont choisir d’envoyer un message subtil de résistance à l’oppression de l’état par l’intermédiaire de leurs vêtements. Nous étions qu’une petite minorité quand j’ai commencé à me voiler, mais s’habiller « islamiquement » est devenu de plus en plus courant au fil des années. Ce qui était une position politique audacieuse est devenu banal de nos jours. Evidemment, les modes strictes du passé se mélangent maintenant à des looks classes et à des hijab [un des nombreux synonymes du voile] sexy …

Celles qui voulaient envoyer un message religieux clair se sont mises à aller plus loin: alors qu’à une époque, un simple voile signalait une femme religieuse, de nouvelles tenues plus sévères étaient nécessaires maintenant que le voile était devenu standard. Des femmes qui avaient vécu dans les pays du Golfe ont ramené avec elles un port plus strict du voile à leur retour en Syrie. Certaines femmes qui voulaient affirmer plus fortement leur religiosité se sont emparées de ce nouveau style: ma cousine, par exemple …

En ce qui me concerne, mes idées ont changé pendant cette période. J’ai décidé d’étudier les versets du Coran qui parlent du voile. Je me suis demandé pourquoi on se voilait. Est-ce que le but est, comme nous le pensions pendant mon adolescence, de montrer qu’on est pratiquante ? Mais si c’est le cas, que faire pour montrer sa dévotion à Dieu dans une société musulmane ? Et, à ce moment là, pourquoi les hommes musulmans pensent que le droit des femmes à se voiler est une nécessité dans les pays à gouvernement extrêmement laïque, comme dans certains pays musulmans ou en Occident ? Il y a des codes vestimentaires pour les hommes dans l’Islam, mais ils sont moins évidents. Clairement, c’est beaucoup demander aux jeunes femmes que de leur faire porter l’emblème de la communauté …

Je me suis alors rendu compte qu’on se voilait pour une toute autre raison, qu’on se voilait pour montrer sa modestie, son humilité. Chercher à afficher sa religiosité n’est clairement pas une marque d’humilité. Et si on se voile sans être une femme particulièrement dévote et chaste, n’est-on pas en train de se moquer de la modestie qu’on est censée revendiquer en se voilant ?

J’ai donc arrêté de me voiler et, de nos jours, je ne le porte plus qu’au moment de la prière, quand il fait froid ou que la situation l’exige.

Cela dit, rétrospectivement, je considère toujours que ma décision de me voiler était un acte fondamentalement féministe. Aucun homme, que ce soit mon père, mon frère, mon mari ou un imam n’a m’a poussé à me couvrir et aucun ne m’a poussé à me découvrir. Ça a été ma décision dans les deux cas, quelque chose qui s’est passé entre moi et mon Dieu (un Dieu qui dépasse et transcende les genres). Quand j’entend des hommes, qu’ils soient des démagogues racistes en Europe et aux Etats-Unis ou des prêcheurs fondamentalistes d’extrême-droite en Iran ou en Arabie Saoudite, dire que ce que je mets ou pas sur ma tête est de leur ressort, ça me met en colère. Je suis en colère quand un de ces groupes de vieux croûlants essaie de dire aux femmes ce qu’elles doivent faire. Je suis fatiguée de voir ces hommes se battre sur le dos des femmes musulmanes, sur nos corps, en prétendant que nous n’avons pas le droit à parole à ce sujet.

Dans mon cas et dans le cas des femmes de mon entourage, personne ne nous a poussé à nous couvrir, et personne ne nous a poussé à nous découvrir. Notre tête, notre choix !


Les révolutions arabes et nous

Posted: avril 21st, 2011 | Author: | Filed under: Pays arabes, palestine | Commentaires fermés sur Les révolutions arabes et nous
[CC Maggie Ossama]

الشعب يريد إسقاط النظام (« le peuple veut en finir avec le régime »): le slogan lancé par les révolté-e-s en Égypte au début de cette année. Ce slogan a vite fait le tour du monde. C’est peut-être la première fois qu’on suit une révolution en direct. En tout cas, moi, j’ai passé des heures sur le live d’al-Jazeera, à regarder les images tourner en boucle en attendant du nouveau. Parce qu’au-delà de la chute d’un dictateur corrompu, il y avait quelque chose d’autre. Quelque chose de plus fort. J’ai petit à petit découvert les pays arabes par l’intermédiaire de la question palestinienne, je les ai rencontré à partir de la Palestine. Juste au moment où j’ai vraiment fini ma découverte, ces insurrections ont ouvert un espace politique nouveau dans ces pays. Non, ces révoltes ont continué à ouvrir un espace politique: je crois qu’il y a une grande continuité entre les évènements politiques de ces dix dernières années et ces révoltes arabes. Cet espace politique est là-bas, mais il est aussi ici. C’est de ça que je veux causer.

Avec le recul, je crois que la plupart d’entre nous ont mal lu le 11 septembre. On est beaucoup à avoir eu l’impression qu’on entrait dans une période très sombre à ce moment là.: la guerre, les nouvelles lois antiterroristes, ce catho flippant de Bush au pouvoir … Quelques mois auparavant, le mouvement altermondialiste avait été battu dans la rue par les flics italiens, à Gênes. Depuis Seattle en 1999, le mouvement altermondialiste allait de victoire en victoire. Des victoires symboliques plus que réelles, mais des victoires quand même, et ça nous manquait après la déprime des années 80/90. A Gênes, les flics on sifflé la fin de la récré. On arrête de jouer au chat et à la souris, c’est réel et vous pouvez mourir si vous continuez. Le 11 septembre est venu confirmer tout ça, la figure du terroriste pouvant maintenant servir à faire rentrer tout le monde dans les rangs. Quelques mois après en France, il y a eu le 21 avril 2002, le moment où le fascisme est redevenu réel pour plein de monde, dont moi. Je crois bien qu’à ce moment, au début de 2002, on était beaucoup à être perdu-e-s politiquement tout en ayant l’impression que les choses allaient empirer.

Maintenant j’ai un autre regard sur cette période. Le 11 septembre, c’est le début de la fin de la domination américaine dans le monde. D’une certaine manière, al-Qaïda a réussi son coup: envoyer le message que les USA sont mortels, touchables. Dans les années 80, il y a eu Reagan, « America is back » après l’échec du Vietnam, les USA ont réussi à engluer l’URSS en Afghanistan jusqu’à la faire s’étouffer. Après, le « nouvel ordre mondial » s’est imposé à coup de guerres successives: Irak, Lybie, Kosovo, … Le 11 septembre, c’est la première fois depuis le début de cette période que les USA semblent vulnérable. Après, tout va partir un peu de travers pour la domination américaine: la guerre perpétuelle et jamais finie en Afghanistan, la même situation en Irak, l’impossibilité d’Israël de finir la liquidation du peuple palestinien au moment d’Oslo, … Bien sûr, ce n’est pas le 11 septembre qui est la cause de tout ça, et ce n’est pas Ben Laden qui a mis a genoux l’empire américain (je suis sûr qu’il aimerait bien que ça soit le cas, mais l’histoire ne marche pas comme ça), mais cet attentat à exposé les faiblesses des USA. L’empire américain commence à se sentir fébrile et à sombrer dans la parano à partir de cet instant.

Tout ça, ça a des conséquences chez nous aussi, on va partager l’ambiance de décadence qui s’installer aux USA après ce fameux mois de septembre. Mais pourquoi au fait ? Qu’est-ce qui nous lie aux USA finalement ? Les théories du complot vont être une tentative de réponse à ça: ce sont les mêmes élites machiavéliques et méchantes (les Illuminatis, le MOSSAD, …) qui dominent le monde partout avec leurs manipulations occultes. Nos méchant-e-s, vu qu’illes se retrouve régulièrement avec les méchant-e-s américain-e-s autour d’une table, paniquent de la même manière. Bon, avec le recul, ça peut sembler ridicule et simplet, mais je crois qu’il faut mesurer comment beaucoup de gens étaient perdu-e-s politiquement à l’époque, et ces théories du complot offraient un récit cohérent du monde, même si c’était un récit complètement fantasmé. Parce que c’est ça qui nous manquait à l’époque (et nous manque toujours d’une certaine manière), un récit cohérent du monde, une manière de relier les grands mouvements géopolitiques et nos réalités intimes, de trouver la logique commune entre l’opération Tempête du Désert de 1991 en Irak et les délocalisations qui foutaient nos proches au chômage. Les théories du complot c’est ça, mais avec le point de départ que des gens mystérieux font ça parce qu’ils sont méchants. Alors que les mécanismes sont différents, plus complexes.

Des clés vont émerger petit à petit. L’altermondialisme va commencer à parler de néolibéralisme. Le concept n’était pas toujours très clair, mais il permettait de recommencer à parler d’économie, d’histoire, de dire que quelque chose s’était passé, que le monde avait changé, et pas en bien. De dire qu’il y a une logique derrière la désindustrialisations des années 80, les premières réformes des retraites, le trou de la sécu, … Au fil des luttes, les cibles se précisent: l’insurrection en Argentine en 2002 pointe du doigt les banques, les émeutes de banlieues amènent la question des quartiers populaires abandonnés, le CPE en 2006 amène la précarité et la « flexibilisation » du travail, … Des figures qui résument notre monde commencent à être trouvées: le/a travailleureuse sans-papier, écrasé-e entre les frontières, le racisme et les patrons, le/a stagiaire sous-payé-e et pressé-e comme un citron malgré ses diplômes, … En fait, je crois que nos déprimes de l’époque étaient trompeuses: on avait l’impression que tout s’assombrissait à ce moment-là, alors qu’en réalité, les choses étaient en train de s’éclaircir petit à petit, qu’on y voyait de plus en plus clair.

Mais comment concilier le récit social qui se construit petit à petit au fil de nos révoltes et la grande histoire géopolitique de l’époque ? C’est là que les révolutions arabes nous éclairent: tout ça, c’est la même chose. La domination américaine et le néolibéralisme sont les deux faces d’un même processus. La question palestinienne et la lutte contre les réformes des retraites ne sont pas des réalités incompatibles. Quel sont les points communs entre Ben Ali et  Moubarak ? Soutenir les USA et leurs alliés locaux (Israël, pays du Golfe, …), oui tout à fait. Mais aussi d’avoir accompli ces dernières années des politiques de privatisations sur ordre du FMI, et de construire un appareil répressif de plus en plus massif qui sert à garder sous contrôle le prolétariat précarisé du coin. Se soulever contre le régime Moubarak, c’est se soulever contre un appareil sécuritaire lié à des organisations financières qui sont au cœur d’une politique économique, sociale et militaire appliquée sur toute la planète. Les mercenaires américains qui détruisent l’Irak sont financés par les gros hedge funds issus des réformes d’austérité qui ont commencé dès les années 80. Les mêmes compagnies de sécurité sont liées aux vendeurs d’armes américains qui ont fourni les flics de Moubarak en gaz CS durant la révolte. Les révoltes arabes mettent au clair toutes ces connexions, tous ces liens qui n’avaient pas la force d’une évidence jusqu’ici. Les insurgé-e-s nous donnent des clés pour nourrir notre compréhension du monde, et combler les trous qui nous manquaient jusqu’ici.

A partir de ces révoltes on se retrouve avec des questions intéressantes: qu’est-ce qui est différent chez nous et chez elleux ? La politique économique de Moubarak était exactement celle que le FMI demande à la Grèce d’appliquer maintenant. Nos banques qui ont causé la crise massive de 2008 sont profondément imbriquées avec les conglomérats sécuritaires et militaires qui sont au pouvoir en Égypte et en Tunisie. Ces conglomérats sécuritaires jouent un rôle majeur dans la politique de notre pays en contrôlant la plupart des journaux et des médias. C’est un directeur du FMI, Dominique Strauss-Kahn, qu’on essaie de nous vendre pour la présidentielle de 2012. Face à lui, on aura probablement notre président actuel, dont le frère a failli être président du MEDEF et qui est le patron d’une boîte d’assurances privées plutôt vachement intéressée par la future privatisation de la sécu. Ce que les révoltes arabes mettent à jour, c’est la restructuration du capital qui a lieu à partir du milieu des années 70, la même restructuration qui a permis d’en finir avec les luttes des années 70. Les dictateurs des pays arabes basculent de plus en plus leur appareil de répression d’une logique basée sur un état d’exception à des lois antiterroristes qui sont un copier-coller des lois qu’on a perfectionné dans nos pays (qui nous permettent maintenant d’arrêter des saboteureuses de lignes de train ou des vilain-e-s taggeureuses). Le monde inacceptable dans lequel les révolté-e-s arabes refusent de vivre, c’est aussi le nôtre, de manière intime et directe. Quand nos gouvernements xénophobes refusent d’accueillir les réfugié-e-s d’une révolution tunisienne qu’on est censé-e-s soutenir officiellement, plusieurs réalités rentrent en contact. Les intensités sont différentes, les histoires aussi, mais les fils de la domination lient tout ça de manière terriblement similaire.

Le truc chiffonnant dans tout ça, c’est que ces liens ont toujours été là. Mais avant on ne les voyait pas. Parce que nos propres luttes n’étaient pas assez avancées, certes. Mais aussi à cause d’un truc moins avouable. Parce que ces gens-là vivaient dans un autre monde lointain. Un monde incompréhensible, avec des mots étranges. Des ethnies, des confessions, des dictateurs, une religion traversée par des courants sectaires, des réfugié-e-s, … Tout ça, ça n’a jamais existé chez nous, ou alors ça a disparu. Ou alors c’est différent. Cette impression, des intellectuel-le-s arabes en parlent depuis longtemps, illes ont trouvé un mot pour ça: l’orientalisme. Et derrière l’orientalisme, il y a le racisme. Notre racisme. Notre incapacité de voir les arabes comme autre choses que des victimes. Victimes de la colonisation, de leurs dictateurs, de leur religion, de leur contexte social, de leur vilains extrémistes, … Le même racisme qui permet à la CGT de s’approprier des luttes autonomes de sans-paps’, le même racisme qui permet de faire passer une loi limitant les libertés de certaines femmes comme une loi féministe, le même racisme qui va faire qu’on ne verra pas les émeutes de  banlieues comme des luttes de classe, … Les révoltes arabes nous donnent une occasion en or de faire face à ce racisme. Et il va falloir la saisir vite. Parce qu’en face, chez nos ennemi-e-s, les choses se réorganisent rapidement. Au Liban, en Syrie et à Bahreïn, les vieilles ficelles des « haines confessionnelles » ressortent: « Vous voyez, il faut être prudent dans ces pays là, parce qu’il y a les chiites qui suivent l’Iran, et l’Iran est dangereux ». Au Yémen, c’est al-Qaïda: « attention au vide qui peut être créé par la chute de Saleh, Ben Laden pourrait en profiter ». En Égypte et en Tunisie, c’est la peur des « islamistes » (l’armée égyptienne joue déjà cette carte au côté de BHL et d’Eric Zemmour), … A chaque fois, il s’agit de nous convaincre de se méfier de ces révolutions à cause d’une menace floue, étrange. Cette menace est entièrement fondée sur nos représentations traditionnellement racistes de ces pays, et sur notre inculture par rapport à la réalité sur place. Beaucoup de segments de la domination travaillent à forger ces peurs, à les rendre concrètes pour pouvoir ensuite reprendre pied dans ce qui se passe sur place.

Les néoconservateurs qui ont planifié les guerres en Irak et ailleurs commencent déjà à faire rentrer toutes ces révolutions dans un même moule: les peuples arabes, jusqu’ici en retard pour des raisons incompréhensibles (ne parlons pas de colonisation, surtout), découvrent enfin les vertus de la Démocratie et des Lumières Universelles. Notre rôle est d’accompagner ces enfants vers l’âge adulte, vers le capitalisme et la démocratie représentative. Face à ça, je crois que le rôle qu’on peut jouer, c’est d’attaquer cet universalisme de pacotille, de dénoncer nos démocraties à nous et notre système social corrompu. Ce qu’on a à découvrir dans les révoltes arabes, ce n’est pas un universalisme qui est supposé avoir toujours été là, et qui n’est en fait que le notre, notre domination. Ce qu’on a à découvrir, c’est le commun qui nous lie à ces révolté-e-s. Commun de l’exploitation, de l’oppression sous toutes ces formes. Commun de certaines modes de luttes, de certaines revendications, de certains vécus. Ce commun est à découvrir, à construire, à élaborer. Pour ça, il faut accepter d’aller rencontrer ces révolté-e-s sans partir du principe qu’on sait déjà ce qu’illes ont à nous dire. Comprendre pour une fois que c’est nous qui avons des choses à apprendre. C’est sûr qu’on a pas l’habitude. Mais je crois qu’on a pas le choix si on ne veut pas perdre des allié-e-s qu’on vient à peine de se découvrir. Et on va avoir besoin d’elleux pour éclater sa gueule à la Fin de l’Histoire qu’on a essayé de nous vendre. Et aussi pour qu’après cette fin de l’histoire, ce ne soit pas encore le capitalisme.