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Sécurité et prolétarisation: un couple d’enfer

Posted: mai 4th, 2010 | Author: | Filed under: Etudions le capitalisme | 2 Comments »

Bon, ça commence à devenir une habitude, je ne fais bien évidemment pas parler tout de suite du sujet dont j’avais dit que je parlerais à la fin de mon dernier post (pour mémoire, j’avais dit que je causerais d’internet). Mais, bien sûr, par un retournement rhétorique brillant et subtil, je vais affirmer avec aplomb que ce n’est pas grave, parce que ce dont je vais causer maintenant est très très pertinent, si si.

Dans les deux derniers textes, j’ai causé « d’industrialisation du travail intellectuel« . Depuis ce vieux barbu (barbant ?) de Marx, on sait bien que ce qui va avec l’industrialisation, c’est un autre processus appelé prolétarisation. Ce processus tire son nom de la figure qu’il décrit, celui du prolétaire. Tout de suite, en le disant, ça fait mouvement ouvrier de la vieille école, tellement que même Arlette Laguillier n’osait plus trop l’utiliser sur la fin de sa carrière. Mais, malgré son côté rétro, je crois que ces mots décrivent quelque chose de très important, quelque chose de toujours pertinent à notre époque, et qu’il n’existe pas de mots alternatifs pour décrire la réalité à laquelle ils font allusion. A la base, comme tant de mots un peu flippants au premier abord, le mot « prolétaire » vient du latin, en l’occurrence du latin proles qui désignait dans la société romaine celui qui n’avait que ses enfants comme seules possessions, c’est-à-dire celui qui ne possédait rien (« celui », parce que de toute façon, dans la société romaine, les femmes ne possédaient rien du tout, point barre; bien évidemment aussi, on ne demandait par leur avis aux enfants en question). Marx le récupère au XIXème siècle pour parler de la nouvelle classe de travailleureuses créée par l’industrialisation qui commence à se répendre en Europe.

Qu’est-ce que cette classe a de différent, de spécifique ? Traditionnellement, les travailleureuses, c’étaient soit des paysan-ne-s travaillant la terre soit des artisan-e-s travaillant d’autres matières premières. Paysan-ne-s et artisan-e-s ont en commun d’essayer (d’essayer, parce que c’est pas toujours gagné) de vivre à partir du produit de ce travail, c’est ce qui fait d’elleux des travailleureuses. Ce travail est un travail spécifique, précis, transmis à travers les générations ou dans des corporations: on ne s’improvise pas paysan-ne ou artisan-e, il faut apprendre tout un tas de techniques et de savoirs, toute une science en fait, science liée au travail spécifique qu’on souhaite accomplir. Ce qui est transmis en même temps que cette science, c’est aussi une certaine manière de faire les choses, une certaine organisation du travail élaborée au fil du temps par les travailleureuses. Il y a une certaine manière de faire les choses qui est transmise, ce qui n’empêche pas qu’il y ait des évolutions et des innovations. Simplement, cette évolution se fait par l’intermédiaire des mêmes corporations et/ou pratiques de transmissions entre les générations qui ont développé les méthodes traditionnelles. Fondamentalement, l’évolution du « métier », de la manière dont il est organisé et dont il se transforme, est réalisée par les travailleureuses elleux-mêmes (ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a pas des mécanismes profondément inégalitaires à l’oeuvre dans cette évolution, c’était pas « le bon vieux temps »).

L’industrialisation transforme complètement tout ça. L’organisation du travail est recentrée autour des machines, qui deviennent l’élément fondamental de tout le processus de production. Les machines ne sont pas conçues et fabriquées par les travailleureuses elles-mêmes, elles sont fabriquées par des capitalistes-ingénieurs (comme lui ou lui), qui se servent des manufactures pour expérimenter les nouvelles formes d’organisation du processus de production liées aux nouvelles machines qu’ils (là-encore, « ils », étant donné que tous ces capitalistes-ingénieurs du début du capitalisme sont des mecs) inventent. Ce qu’il y avait de maîtrise du processus de travail par les travailleureuses, dans son évolution et dans son organisation concrète, disparaît petit à petit plus l’industrialisation s’approfondit. Dans les manufactures, puis après dans les usines, le temps des machines servant à la production s’impose de plus en plus, et tout l’espace finit par être organisé autour d’elles. Dans les débuts de l’industrialisation en Angleterre, de nombreux textes d’artisan-e-s parlent de cette transformation qui fait passer des « arts de la vie » (les métiers traditionnels) aux « arts de la mort » (les usines et les machines), selon les mots de William Blake, poète et artisan du XVIIIème siècle.

Cette dépossession des travailleureuses de leur processus de production aboutit à des
changements profonds dans le travail lui-même, dans la manière dont il est vécu. Ce qui était vendu par les travailleureuses auparavant, c’était une certaine aptitude, une certaine technique au service de la production d’un produit; plus cet aspect technique est transféré vers la machine elle-même, plus le/a travailleureuse se transforme en vendeureuse de force brute, de travail mécanique sous sa forme la plus épurée. Cette figure extrême de travailleureuse issu de l’industrialisation, vendant son corps, sa capacité physique pure, c’est ça le/a prolétaire de Marx. Les prolétaires sont créées par l’industrialisation, au fur et à mesure que les industriels s’approprient les savoirs technique artisanaux pour les condenser (en quelque sorte) dans les machines, et ainsi petit à petit remplacer les travailleureuses techniques par une main-d’oeuvre aussi déqualifiée que possible. Dire que ce travail est déqualifié au fur et à mesure du
processus d’industrialisation, ce n’est pas dire que ce travail devient moins difficile ou qu’il demande moins d’habilité, de concentration ou de force. Ce qui se passe dans le processus d’industrialisation, je crois, c’est que les savoirs et les techniques liées au travail qui étaient incarnées, intériorisées dans les travailleureuses par l’apprentissage, sont transférées aux machines nouvelles. Au-delà du produit du travail, ce qui est capté par les capitalistes dans
l’industrialisation, c’est le processus de travail lui-même.

Ce transfert des travailleureuses vers les capitalistes du contrôle du processus de travail est très avantageux pour lesdits capitalistes. Moins de travailleureuses qualifié-e-s nécessaires, c’est avoir des travailleureuses qui sont plus facilement remplaçables, donc des travailleureuses sur lesquel-le-s on peut mettre plus de pression, qui acceptent donc plus de choses, et coûtent donc moins cher. C’est aussi pouvoir changer plus facilement la production, pouvoir vendre plus facilement ces centres de production à d’autres capitalistes, etc. Pour prendre un mot moderne que nous avons tou-te-s appris à aimer: c’est plus de (tout le monde avec moi: ) flé-xi-bi-li-té. A long terme, c’est aussi pouvoir faire évoluer le « métier » dans la direction qu’on souhaite (comme l’a montré ce cher ami Taylor), et calibrer les produits qu’on fabrique de manière à conquérir les marchés et à faire des profits, plutôt que continuer à faire les choses d’une certaine manière parce qu’elle est plus confortable pour ses travailleureuses.

Où est-ce que je veux en venir avec tout ça ? J’ai dit qu’il y avait industrialisation du travail intellectuel. D’après ce que je viens de dire, l’autre face de ce processus, c’est une prolétarisation des travailleureuses intellectuel-le-s. Où est-ce que cette prolétarisation est visible ? Je crois que c’est notamment dans la naissance d’un secteur économique nouveau, celui de la sécurité.

Pour prendre un exemple, un métier qui se transforme beaucoup en ce moment est le métier d’enseignant-e des écoles primaires ou des collèges et lycées. Les réformes récentes de la formation des enseignant-e-s (celles de Darcos/Pécresse en 2009) sont centrées autour de la disparition des IUFM, qui sont des institutions de formation pédagogiques pour les enseignant-e-s. L’idée, à court terme, c’est de former tou-te-s les enseignant-e-s à l’université, et je crois aussi que l’idée à long terme, c’est que la formation des enseignant-e-s soit la plus légère possible, qu’il soit très facile de simplement prendre des gens ayant des savoirs dans un domaine spécifique (anglais, mathématiques, géographie, …) et de leur faire enseigner directement, avec le minimum de formation pédagogique, c’est-à-dire avec le minimum de formation spécifique au métier d’enseignant-e. En gros, les enseignant-e-s deviennent simplement des distributeurices de savoirs. Ce processus a commencé depuis quelques années, avec des consignes de plus en plus rigides et contraignantes pour les enseignant-e-s, des adaptations locales de moins en moins tolérées (faut absolument faire tout le programme, et se caller sur le contenu des livres que les éditeurs pondent avec l’aide du ministère), le rappel de l’importance de la hiérarchie (voir l’histoire des profs désobéissant-e-s), les réductions d’effectifs qui forcent avec faire plus avec moins, bref une Education Nationale qui devient de plus en plus une boîte comme les autres.

Sauf qu’enseigner, c’est plus compliqué que ça, et il faut notamment être capable de faire face à une classe, d’obtenir son attention, son écoute et son respect, sinon on se retrouve surtout avec des élèves hostiles. Alors, pour faire face aux nombreux/ses enseignant-e-s qui trouvent de plus en plus difficile de « tenir une classe », on propose des solutions en terme de sécurité: caméras de vidéosurveillance, portiques, et tout le bataclan. C’est là que ce mécanisme de prolétarisation est à l’oeuvre: le travail a été réorganisé de manière à ce que plusieurs travailleureuses moins qualifiées puissent, aidé-e-s par des machines, faire le travail que faisait un-e travailleureuse d’avant avec son savoir technique. Un enseignant correctement formé pédagogiquement, ça coûte beaucoup plus cher qu’un-e précaire galérant pour finir son master qu’on embauche temporairement avec un-e vigile tout aussi précaire, couplé avec des caméras pour mater la jeunesse rebelle. Ça ne coûte pas que moins cher en terme de salaire: ça n’est pas fonctionnaire et donc ça se vire facilement, ça fait difficilement grève, ça peut se sous-traiter, pas besoin de lui offrir des perspectives de carrière, …

Alors moi, je crois que la sécurité c’est ça: c’est ce qui surgit quand on commence à prolétariser des métiers qui traditionnellement supposaient des fonctions d’autorité. Pour remplacer le petit commerçant de proximité par des supermarchés, il faut des caissières, mais il faut aussi des vigiles. Pour pouvoir faire des énormes hypermarchés sans tout se faire piller et sans non plus se ruiner en gentil-le-s vendeureuses arpentant le magasin pour surveiller les client-e-s, il faut des caméras, des portiques et autres dispositifs de ce genre. Mais aussi, pour pouvoir instaurer et maintenir en Irak ou en Afghanistan (ou même en Arabie Saoudite) un gouvernement de pantins corrompus et interchangeables sans devoir prendre le temps de former une classe dirigeante locale (classe qui pourrait, danger suprême, revendiquer un peu plus que des miettes), il faut des mercenaires capable d’intervenir rapidement pour protéger les puits de pétroles et autres endroits cruciaux, tout en laissant la plèbe locale s’entre-déchirer joyeusement. Je pourrais multiplier les exemples à l’infini. Globalement, je crois que tout le marché de la sécurité et de ses technologies naît quand on commence à massifier et à industrialiser des métiers d’autorité qui relevaient auparavant de travailleureuses plus artisanaux dans leur méthodes de travail, et avec ce processus vient la prolétarisation de métiers qui étaient auparavant valorisées socialement, parce que toute personne exerçant ce métier était reconnue comme porteuse d’un savoir respecté. Ça peut donner lieu à des choses assez ironiques (en tout cas pour moi), je pense par exemple aux psys, qui vont probablement finir de plus en plus obsolètes au fur et à mesure qu’on va remplacer leur rôle par une quantité toujours plus grande de médocs: un symptôme psy/une pillule, et un simple médecin généraliste pour régler tout ça (ok, ironique, mais assez flippant).

Cela dit, c’est bien pas clair ce dont je parle que je dit des « métiers supposant des fonctions d’autorité ». Peut-être que ce que je cherche à qualifier avec ce terme, c’est tous les métiers dont le travail se fait sur de l’humain, et qui supposent donc d’imposer une certaine autorité, un certain respect à la personne qui est « travaillée ». Malgré ça, en général, je crois bien qu’une certaine reciprocité était conservée dans la manière dont tous ces métiers étaient effectués: je connais pas beaucoup d’enseignant-e-s qui parleraient de mômes en les considérant comme une simple matière première à façonner. Plus ces métiers se prolétarisent, plus ça devrait disparaître: si le seul rapport que t’as à un-e môme, c’est de lui donner du boulot en classe et le soir et que des « spécialistes de la sécurité » gèrent dès qu’il y a un problème, ça va devenir de plus en plus difficile de le voir en tant qu’être humain-e.

Voilà, voilà. Quelque chose dont je parle pas du tout, c’est du vécu des travailleureuses et des effets qui peut bien avoir cette prolétarisation sur leur rapport à leur travail. Je vais essayer de dire des chose là-dessus, ça me trotte dans la tête, surtout que je crois que c’est assez pertinent pour analyser des mouvements comme les mouvements récents de profs (en France, mais aussi au Mexique par exemple), les mouvements étudiants, et même d’autres mouvements liés à Internet. C’est même pertinent dans ma vie et dans mon rapport à l’écriture. En fait, c’est pour essayer d’analyser tous ces mouvements que j’ai commencé à réfléchir à tout ça. Donc, je vais essayer d’y arriver cahin-caha, aussi vite que je peux, c’est-à-dire très lentement 🙂


Naissance de l’information

Posted: avril 19th, 2010 | Author: | Filed under: Etudions le capitalisme | Commentaires fermés sur Naissance de l’information

Hop hop, comme je l’ai dit un peu auparavant, je vais commencer par essayer de parler de l’informatique. Mais pour ça, je vais essayer de commencer par parler du concept d’information en lui-même: en effet, l’informatique, ce n’est ni plus ni moins que la science de l’information: quoi en faire, comment l’extraire, comment la préserver, … Je crois que « l’information », ça fait partie de ces concepts qui nous entourent tellement qu’on y fait plus attention, alors qu’en vérité, ils cachent des présupposés assez intéressant à comprendre.

En effet, ce terme construit une vision du monde qui n’avait rien d’évident au départ: l’idée qu’un texte, une image ou un son (par exemple) peuvent être envisagés sous le même angle, et que cet angle, c’est ce fameux angle de l’information qu’ils contiennent (les fameux méga ou giga octets, utilisés pour parler aussi bien de la vitesse de la connexion internet que de la taille d’un exposé tapé sous word). En quelque sorte, l’information représente le matériau commun de tous ces éléments virtuels qui nous entourent. Un tel concept était indispensable pour en arriver à la présence massive d’appareils électroniques dans nos vies contemporaines: les ordinateurs (ou les lecteurs mp3, ou les téléphones portables, …) dont nous disposons maintenant ne sont que des machines traitant de l’information, nous permettant d’y accéder, de la transformer et d’en produire. Tout ce qui constitue pour nous maintenant nos « données », stockées sur les clés usb, dans des boîtes mails ou sur des DVDs n’était pas pensable dans les années 50, étant donné qu’on ne disposait pas à l’époque de cet outil très puissant qu’est l’idée d’information, qui permet de regrouper tout ça comme un ensemble de données, sans avoir besoin de se poser la question de ce que sont ces données (un jeu, une présentation powerpoint, un mp3, …). De nos jours, le mot fait un peu ringard, mais le fameux terme de multimédia, qu’on mettait à toutes les sauces dans les pubs des années 90 (pour celleux qui peuvent, rappellez-vous le début du CD-Rom), reflétait bien cette idée de fusionner des choses qu’on avait pu penser auparavant comme étant des réalités séparées: son, image, texte, … Si ça a un sens de dire qu’on vit dans une « société de l’information » ou quelque chose comme ça, c’est dans cette réalité quotidienne où un même appareil peut nous servir maintenant à faire des choses qu’on avait tendance à considérer comme des activités séparées auparavant, comme par exemple discuter avec des amis et écouter de la musique. Qu’on le fasse en même temps ou pas, le fait est qu’on se retrouve à faire toutes ces choses sur une même machine, et que cette machine repose de manière centrale sur cette mystérieuse idée d’information.

Un petit détour. Une vieille idée marxienne qui a été beaucoup utilisée dans la critique du capitalisme, c’est l’idée de réification (on parle parfois de « chosification », mais les connotations ne sont pas tout à fait les mêmes). Réifier quelque chose, c’est faire de cette chose un objet, quelque chose d’abstrait qui peut être utilisé, manipulé et vendu indépendamment de son contexte de création. Pour que la fabrication d’un objet soit profitable en tant qu’investissement, une marchandise doit nécessairement être suspectible d’être produite massivement, et la stabilité d’un prix du marché nécessite des objets relativement standards, dont les différences sont minimes. La réification est donc une étape indispensable pour faire de quelque chose une marchandise: elle est le passage d’un produit artisanal à chaque fois unique et issu d’un rapport particulier entre l’artisan-e fabriquant-e, son/sa client-e et ce qui est créé, à une marchandise anonyme et reproduite à des milliers d’exemplaires, pour être vendue à des milliers de client-e-s différent-e-s, à un prix standardisé. La marchandise est la forme réifiée d’un produit, forme idéale de ce produit dans le cadre du capitalisme. L’objet ainsi obtenu est déconnecté de son contexte de production: quand on achète une tasse dans un supermarché, elle est là avec des dizaines de tasses identiques, toutes fabriquées dans la même usine quelque part en Chine, sans qu’aucune trace ou contact avec son processus de fabrication ne subsiste pour nous, le/la consommateurice final-e. Et, sauf accident, on ne peut pas faire la différence entre deux tasses du même modèle, elle sont toutes les deux des étranges représentantes abstraites de leur modèle, parfaites comme dans un catalogue. Où est-ce que je veux en venir avec ça ? Je crois que c’est là que le concept d’information joue un rôle fondamental: il permet une réification des contenus issus des différents médias. Ou plutôt, il permet une réification d’un plus grand ordre. Un livre ou un vinyl est déjà une marchandise réifiée: ils ont été produits de manière industrielle, à l’identique à partir d’un modèle donné. Mais leur contenu reste attaché au média en lui-même, il ne peut pas en être facilement extrait, et même s’il l’était, le résultat serait artisanal, manuel (au sens d’impliquant une intervention humaine), sujet à des pertes et à des imperfections. Ce n’est plus le cas pour tous les médias numériques (c’est-à-dire basé sur des technologies de l’information) que nous utilisons de nos jours: le contenu d’un DVD peut être copié à l’identique sans perte, et un livre au format pdf ou ePub peut être transferé d’ordinateur en ordinateur sans problème. Avant, c’est en tant qu’objet matériel qu’un livre était (par exemple) réifié, maintenant il l’est en tant que contenu intellectuel.

En un sens, voici la définition de l’information: l’information, c’est du sens (c’est-à-dire quelque chose d’intelligible) réifié, c’est-à-dire coupé de son contexte, et rendu infiniment découpable, séparable et ré-assemblable (outch, vilain mot). L’information, c’est quelque chose comme une unité de sens, c’est-à-dire un élement produit humainement pour être intelligible, compréhensible, partageable, qui aurait été transformé en un matériau retravaillable et abstrait, à partir duquel un grand nombre de manipulations sont possibles, indépendamment du bloc de sens plus large dont l’information a été extraite, et indépendamment du contexte plus large de production. Une fois réifié en tant qu’information, un livre n’est pas différent d’une vidéo, et peut être traité avec les mêmes outils et les mêmes techniques. Un ordinateur est justement une machine universelle à traiter ce genre de contenu, à ré-arranger de l’information ou à transformer du sens (que ce soit un livre scanné, ce qu’on tape au clavier, …) en information. Les progrès de l’informatique sont les progrès de ce processus de transformation du sens en information: extraire de plus en plus d’information d’un contenu donné, pouvoir automatiser des processus d’extraction d’information qui ne l’était pas (reconnaissance vocale ou reconnaissance de caractère par exemple), traiter de plus en plus d’information de plus en plus vite, augmenter l’efficacité de techniques existantes de traitement d’information, … Ce mouvement d’automatisation de plus en plus grande, d’intervention humaine de moins en moins nécessaire, c’est ça le mouvement même d’une industrialisation, à mon sens. Plus le temps passe , plus on dispose d’outils et de machines permettant de manipuler l’information en tant que matériau de la production intellectuelle de manière de plus en plus complexe et diversifiée. De la même manière qu’il a fallu l’élaboration de toute une théorie physique centrée autour du concept de force pour pouvoir concevoir les premières machines à tisser automatisées (les jennies dont j’ai parlé dans le texte précédent), notre XXème siècle a vu la naissance de ce concept d’information, permettant d’automatiser petit à petit le travail intellectuel dans des domaines de plus en plus larges. Pour moi, les « technologies de l’information » renvoient à l’ensemble des sciences et des techniques utilisées pour produire graduellement les outils de cette industrialisation intellectuelle, et si ça peut avoir un sens de parler de notre société comme une société de l’information, c’est dans le sens de l’importance grandissante de cette « industrie des produits intellectuels ». Peut-être bien que le XXIème siècle sera celui de cette nouvelle industrialisation, tout comme le XIXème a été celui de l’industrialisation de la production manuelle.

Ces vingt dernières années, ce phénomène a connu une grande accélération et tous nos appareils utilisés au quotidien sont devenus des ordinateurs numériques, et tous nos formats sont maintenant eux aussi numériques. La photo, le cinéma, la radio, la télévision, la musique, et maintenant le livre ont tous connus ou sont en train de connaître leur « révolution numérique » (toujours les grands mots), qui correspond au passage généralisé aux technologies de l’information pour la production et à la disparition de tout ce qui ne produit pas de l’information numérisée et expoitable en tant que telle (la vitesse de disparition des appareils photos traditionnels a été assez incroyable). Je crois donc que ce processus est en train de transformer profondément le capitalisme lui-même, qu’il est peut-être bien en train de se réorganiser autour de cet industrialisation intellectuelle, ce qui amène logiquement ce processus à transformer profondément notre environnement et nos vies. Et donc, pour dire un peu plus précisément ce que je compte faire, je voudrais essayer de cerner un peu plus les dynamiques actuelles de ce processus, et essayer d’y trouver des possibilités éventuelles de luttes présentes et futures, ou au minimum de voir comment cela peut transformer nos luttes actuelles. Ce sera quand même le diable qu’une transformation profonde du mode de production capitaliste ne débouche pas sur de nouvelles perspectives pour préparer sa chute. Ou peut-être alors que mes présupposés étaient faux, et que la transformation que j’essaie de décrire ne se produit pas ou n’est pas si importante, mais la meilleure manière de s’en rendre compte me semble être d’explorer cette intuition, et d’espérer que les réponses vaudront le détour. En produisant ces textes, j’affine au fur et à mesure mon objectif et mes idées, je verrais bien où ça mènera 🙂

Le prochaine texte, qui devrait venir vite j’espère, devrait causer d’Internet.


And now, for something completely different … (ou: passons à autre chose)

Posted: mars 29th, 2010 | Author: | Filed under: Etudions le capitalisme | Commentaires fermés sur And now, for something completely different … (ou: passons à autre chose)

Je crois que je vais commencer à faire quelque chose d’assez différent de ce que j’ai fait jusqu’ici. Différent mais lié quand même hein, je vais pas non plus commencer à causer de choses n’ayant aucun rapport avec ce que j’ai mis en ligne ici précédemment 🙂

J’ai envie d’essayer de me plonger (un peu, dans les limites de mes capacités) dans l’analyse de l’évolution des modes de productions capitalistes contemporains, ceux qui sont en train de se forger là maintenant dans notre quotidien. Ça fait longtemps que ça me trotte dans la tête. Je l’ai dit en faisant mes notes sur Tiqqun, j’ai l’impression qu’il y a un gros manque d’analyses concrètes des transformations actuelles du grand méchant capitalisme. Les généralités sur l’Empire ou le Spectacle, ça fonctionne un moment pour construire des ruptures, mais j’ai tendance à trouver ça un peu court au final, et je crois que ça handicape nos possibilités de prises concrètes sur les réalités sociales. Parce que, en ce moment, le capitalisme change et se réorganise, et dire des choses assez génériques sur l’Empire nous aidera pas forcément à saisir ce qui se passe et à discerner les futurs enjeux.

Histoire de partir de ce que je connais un peu, j’ai commencé depuis quelques mois à me creuser la tête sur les transformations qui, je crois, ont lieu dans le champ de la production intellectuelle ces derniers temps. Historiquement parlant, chez les marxistes, on aime pas trop parler de ça. A l’époque de Marx, l’ensemble des professions intellectuelles était assez peu peuplé, et ses membres (universitaires, journaleux, écrivains, …) appartenaient clairement à la bourgeoisie: revenus élevés, fréquentations de cercles bourgeois urbains, public restreint et bourgeois lui aussi, … A partir de là, la nécessité de penser à eux autrement que comme une excroissance du capitalisme n’était pas évidente. De là, je crois, la vieille habitude issue du XIXème siècle de traiter le travail intellectuel comme n’étant pas du vrai travail, comme étant du travail parasitaire, non-productif, au service de la bourgeoisie (ça va d’ailleurs poser des problèmes à partir de 68: que dire des mouvements étudiants ?). 

Mais, avec le temps, la situation a commencé à évoluer: avec le développement dans les pays occidentaux d’une éducation primaire massive, il va y avoir la création de journaux et de médias populaires ne s’adressant pas forcément aux élites, et, au fur et à mesure, la naissance d’un vrai marché culturel et intellectuel, massif et diversifié. Il est clair que la situation n’a rien à voir entre un XIXème siècle ou plus de la moitié de la population ne savait pas lire et un XXIème, où la lecture (ne serait-ce que de journaux gratuits, de quotidiens ou de sites internet) est une activité presque quotidienne pour une majorité de gens, sans parler de la consommation d’autres produits culturel ou intellectuels (télé, radio, cinéma, musique, …). On y pense peu, mais la propagande politique a (par exemple) beaucoup changé, passant d’affiches très visuelles et graphiques à des textes plutôt recherchés (ce livre est très bien, paraît-il, là-dessus, si quelqu’un-e l’a lu).

Plus largement, la quantité de boulots comportant une part de travail intellectuel a beaucoup augmenté (rien qu’avec les métiers de l’éducation, on arrive à un pourcentage de la population salariée qui est loin d’être ridicule) et, au delà des grandes phrases sur le "capitalisme cognitif" ou la "société de la connaissance", quelque chose d’important se produit à ce niveau là ces dernières années. Cela dit, savoir de quoi on parle dans tout ça n’est pas très clair, étant donné qu’il y a des processus très différents qui se jouent simultanément sans qu’ils soient identiques les uns aux autres. Par exemple, dans les grandes phrases sociologiques sur la "société post-industrielle", on va souvent parler de l’extension des "services" en général, mettant dans le même sac l’industrie du jeu vidéo, les sociétés de livraison de pizzas et la sous-traitance par les grosses boîtes, ce qui pose certainement problème. En plus, comme d’habitude, la transformation des modes de production bouleverse un peu nos catégories, et savoir ce qui relève d’un travail intellectuel ou pas devient de plus en plus complexe avec le temps. Mais je crois qu’il y quelque chose de pertinent là, dans le fait (par exemple), que les compagnies ayant le mieux resisté à cette fameuse crise ont été des compagnies "nouvelles technologies", genre Apple ou Intel, que les énormes tentacules de nos vieilles entreprises de BTP préférées (genre Vivendi ou Bouygues) s’étendent de plus en plus dans cette direction ou qu’un énorme groupe de média dirigé par un vieux réac joue un rôle aussi important dans la politique américaine. 

C’est pour ça que ce que je vais essayer d’écrire ce qui sera plus une exploration qu’autre chose, une manière d’explorer les liens entre des processus contemporains que je crois liés. Peut-être qu’en explorant ces liens, je me rendrais compte que mes hypothèses de départ étaient un peu foireuses. Chemin un peu bizarre alors, qui va me mener je sais pas où, mais que j’ai envie de tenter, parce que je crois qu’il y a des choses à dire et à trouver par là. 

Des hypothèses de départ, j’en ai quelques unes. La première, que ça n’a pas de sens à chercher à faire le tri, à la manière marxiste-léniniste traditionnelle, entre des marchandises qui seraient utiles, vitales, qui répondraient à de vrais besoins (bouffe, vêtements, …) et des marchandises futiles, pas nécessaires, qui reposeraient sur des besoins artificiels créés par le capitalisme. C’est comme ça qu’on évacue en général les questions liées au travail intellectuel chez les léninistes traditionnels, en éliminant des catégories de production entières comme "bourgeoises" ou "capitalistes", sous-entendu: ça n’existera plus après la révolution quand les vrais besoins naturels humains seront satisfaits par le socialisme. Je crois que cet argument sert souvent d’excuse pour éviter la difficulté d’analyse qui se présente pour étudier ça à partir du cadre marxiste-léniniste orthodoxe. La deuxième est liée à la première: toutes ces marchandises intellectuelles sont produites, sont le fruit d’un processus de production qui est du même ordre que la production matérielle. Je ne vois pas de raison de ne pas employer les bonnes vieilles catégories liées au travail pour parler de ce processus sous prétexte qu’il n’est pas matériel: il y a des marchandises produites dans des lieux de productions par des travailleureuses, que les biens produits soient matériels ou pas. 

Ma troisième hypothèse n’en est pas vraiment une, elle est plutôt mon axe de recherche: je crois qu’en ce moment se produit une industrialisation de la production intellectuelle. Industrialisation, c’est-à-dire une transformation du mode de production allant vers le sens d’un contrôle accru des capitalistes (c’est-à-dire des patrons) sur les conditions de travail par la centralisation du processus de production dans un espace unique et une appropriation plus grande des moyens de productions par les capitalistes, de la même manière que ce qui c’est produit pour la production matérielle au XIXème siècle (je reviendrais là-dessus). Les corollaires pour les travailleureuses: cadences plus contrôlées, processus de travail plus rigide, spécialisation plus grande et perte d’autonomie. Je crois que pas mal des mouvements étranges qui se passent autour des nouvelles technologies en ce moment peuvent être compris selon cet angle.

Qui dit industrialisation dit usine(s). Quelle(s) usine(s) ? Internet. Je crois qu’internet est le lieu actuel de cette industrialisation, que, loin d’être un espace de diffusion, comme la télé, le cinéma ou le radio, il est un espace de production, est qu’un des clés pour comprendre son rôle dans le monde actuel est de l’analyser en tant que tel. Plus largement, je crois que l’informatique en général est l’outil majeur de cette industrialisation du travail intellectuel, un peu comme les jennies ont pu être un des outils majeur de l’industrialisation du XVIII/XIXème siècle. Je commencerais donc cette exploration en parlant d’internet et de l’informatique en général, mais je compte bien aller dans d’autres directions (probablement parler des mouvements dans l’éducation, de l’industrie de la "sécurité", que je vois assez lié à ça, …). En espérant que j’arrive jusqu’au bout 🙂