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Tiqqun et l’Internationale Communiste ou le moment stratégique

Posted: juin 6th, 2011 | Author: | Filed under: Tiqqun | Commentaires fermés sur Tiqqun et l’Internationale Communiste ou le moment stratégique

« A dix-huit ans, j’avais eu l’impression d’être un géant; à vingt et un, c’était encore plus simple: il suffisait de lancer des grenades à la gueule de la contre-révolution »

– Jan Valtin, Sans patrie ni frontières

Depuis mes notes sur Tiqqun, je n’avais pas senti le besoin de recauser de Tiqqun, l’Insurrection qui vient et autres. Les temps ont (un peu) changé depuis, et la nécessité de cette critique dans ma vie était moins forte. Aussi, j’étais plutôt satisfait de mes notes de lecture et des conclusions que j’en avais tiré. J’ai l’impression d’avoir réussi à mettre en mots les divergences politiques que je peux avoir avec ces textes, ce qui était mon but dès le départ. Je ne pense pas qu’il n’y ait plus rien à dire sur le sujet, mais ce que j’ai déjà écrit me suffit, globalement.

Ça me suffit d’autant plus que cet exercice de lecture m’a fourni beaucoup des perspectives qui ont nourri ce blog par la suite: par exemple, peut-être que la perspective à laquelle je tiens le plus, l’étude pratique des transformations actuelles du capitalisme (même si je n’ai pas produit tant de textes sur ça, contradictions, contradictions, …). Pourquoi ?  Un des points centraux de ma critique de Tiqqun, c’est mon désaccord avec la thèse de la décadence du capitalisme. Tiqqun, IQV, l’Appel et autres reposent fondamentalement sur l’idée que le capitalisme est au bout du rouleau, qu’il n’a plus rien à apporter à personne, que tout le monde veut sa mort, et que la seule question qui reste c’est celle du « Comment faire ? » (pour reprendre le titre d’un des textes de Tiqqun n°2): « Tout a failli, vive le communisme« , comme dit une des rééditions de textes de Tiqqun . Le capitalisme est déjà mort, ce qu’il faut, c’est simplement se débarrasser de son cadavre pourrissant. Je pense que cette idée est une erreur fondamentale. Non, plutôt une imprudence théorique majeure qui reviendra nous mordre plus tard si on la commet. Parce que le capitalisme a déjà été déclaré mort il y a une éternité (j’avais dit 1910 la dernière fois que j’en ai parlé, maintenant je peux remonter jusqu’à 1890 à peu de choses près: qui dit mieux ?), et qu’il se porte pas trop mal, c’est gentil de demander. Je crois bien que c’est une facilité qu’on prend: étudier les transformations du capitalisme, c’est compliqué, long, et peu gratifiant à court terme (Lénine disait déjà quelque chose comme ça en 1919). Alors, pour éviter de le faire, c’est plus facile de se dire qu’il agonise: s’il crève de toute façon, à quoi bon se prendre la tête à voir comment il fonctionne ? Au pire, on fera une autopsie, après avoir gagné. Sauf que si il n’agonise pas vraiment, on s’engage un peu à l’aveugle, et plus le temps passe, plus c’est handicapant.

J’ai retrouvé ce thème à un endroit où je ne l’attendais pas vraiment: dans les débuts de la IIIème internationale, de la fin de la première guerre mondiale à la chape de plomb stalinienne, en gros. Je m’intéresse à la période depuis longtemps, mais j’ai tout récemment trouvé un très bon bouquin sur le sujet: l’Internationale Communiste contre le capital, 1919-1924, de Maurice Andreu, un économiste (et oui, tout arrive). Je n’étais pas bien sûr de ce que j’allais trouver au départ, j’ai pris le livre parce qu’il était édité dans la collection Actuel Marx – confrontation, qui contient en général la crème du marxisme universitaire, avec ses qualités mais aussi ses défauts (ben il s’agit de textes académiques, quoi). En fait, j’ai très bien fait, le livre est intéressant, complet et j’aime beaucoup l’écriture.

Le livre fait ressortir l’idée forte de l’IC de cette époque, le pilier central autour duquel tout s’organise: la guerre. Le capitalisme, à sa phrase impérialiste, a déclenché la première guerre mondiale, ce qui va le conduire à sa perte. Le capitalisme ne se relèvera jamais vraiment de la guerre, et le communisme émergera des ruines de l’Europe impérialiste. Simple, efficace, redoutable. Cette importance fondamentale donnée à la guerre s’explique: dès le début de la première guerre mondiale, les puissants parti socio-démocrates d’Europe (la S.F.I.O en France, le SPD en Allemagne, …) rentrent dans le rang et acceptent de partir au combat, souhaitant chacun la victoire de leur pays. Pendant la guerre, c’est l’union nationale, on suspend la lutte des classes, on verra après pour solder les comptes avec la bourgeoisie, quand on aura gagné. Lénine et quelques révolutionnaires (les incroyables Rosa Luxembourg et Karl Liebknecht, notamment) prennent une position complètement inverse: il ne faut pas souhaiter la victoire, mais au contraire la défaite, parce que la défaite affaiblira la bourgeoisie et amènera sa chute aux mains des prolétaires armés par la guerre. La domination capitaliste sera incapable de se remettre des ravages de la guerre, et la révolution deviendra donc souhaitable et nécessaire dans un monde ruiné et en ruine. Comme le dit Andreu, l’auteur du bouquin, c’est l’hypothèse révolutionnaire de l’IC: la guerre mondiale entraînera la révolution.

La guerre mondiale entraînera la révolution, parce que la guerre est une maladie, une infection dont le capitalisme ne se remettra jamais. Une quantité considérable de littérature communiste (à commencer par l’Impérialisme, stade suprême du capitalisme de Lénine, en 1916) est consacrée à démontrer qu’au stade de développement où en est le capitalisme, la guerre est inévitable, et ne saurait déboucher sur une paix durable. Le capitalisme est à son stade terminal: des gros ogres, les monopoles, s’affrontent par l’intermédiaire des états qu’ils contrôlent pour s’approprier les ressources et les marchés à l’échelle de la planète entière. Ces ogres ne seront jamais rassasiés, ils continueront leur concurrence sans fin dans la guerre, à moins que les masses ne se soulèvent pour mettre fin définitivement au massacre. Cette argumentation a deux niveaux: le capitalisme produit les horreurs de la guerre et le capitalisme ne peut que produire ces horreurs. Non seulement c’est la rapacité capitaliste qui a provoqué la guerre, mais cette rapacité est constitutive du capitalisme, elle est un passage obligé de celui-ci. Le capitalisme ne fonctionne qu’avec la concurrence, et la guerre mondiale n’est qu’une poursuite de la concurrence impérialiste, sa forme extrême. Il n’y a pas de capitalisme sans concurrence, et la concurrence, dans l’état actuel du capitalisme, c’est la guerre: donc le capitalisme, c’est la guerre, donc la seule manière d’en finir avec la guerre, c’est d’en finir avec le capitalisme.

Cette argumentation est puissante, parce qu’elle joue sur le sentiment profond de colère et de haine qui se développe, à l’époque, devant les massacres ignobles de la guerre: cette première guerre mondiale est d’une violence inimaginable et inconnue jusqu’ici en Europe. Cette argumentation est aussi redoutable parce qu’elle prend l’apparence de l’inévitable, elle ne dit pas que la guerre est un accident regrettable, elle dit qu’elle était inévitable et qu’elle ne peut que se reproduire si on n’agit pas radicalement. Ce que cette argumentation dit, essentiellement, c’est que le capitalisme n’a plus rien à apporter. Il a pu être facteur de progrès par le passé et préparer le terrain au socialisme, mais c’est fini. Avant la guerre, une bonne partie du mouvement ouvrier européen se disait que le passage au socialisme pouvait se faire en douceur, une transition graduelle où le capitalisme se transformerait de plus en plus en socialisme, avec une continuité entre les deux. L’idée de l’IC est complètement différente: on ne passe pas dans la douceur d’un capitalisme à son apogée, porteur de valeurs progressistes (la démocratie par exemple) et de structures utiles (les syndicats, les parlements, …), au socialisme. Le capitalisme est en train de pourrir, d’emporter l’humanité avec lui, de tout détruire parce qu’il ne veut pas mourir. Il faut donc l’achever avant qu’il nous achève. Pour la social-démocratie européenne, le capitalisme mûrissait progressivement, le socialisme était en quelque sorte la récompense offerte par la sagesse acquise en vieillissant. L’IC change ce schéma, le capitalisme a mûri tout au long du XIXème siècle, et maintenant il pourrit. Le capitalisme n’est plus un vénérable vieillard dont on hérite, mais un cadavre décomposé dont il faut se débarrasser.

A ce stade, les parallèles que je cherche à faire avec la théorie tiqqunienne sont visibles: cette thématique d’un capitalisme décadent, d’une société qui pourrit sur pied et dont le cadavre nous étouffe est commune à l’IC première période et à Tiqqun. Ce que je trouve pertinent, ce qui m’a incité à écrire ce texte, c’est que dans les deux cas, celui de l’IC et celui de Tiqqun, cette thématique produit, à mon avis, la même conséquence: une conception stratégique de la transformation sociale. Par stratégique, je veux dire que c’est l’idée d’affrontement de forces, d’analyses pensées dans une logique tactiques qui dominent. Pour l’IC comme pour Tiqqun, il y a une tendance forte à ne voir que deux camps, à penser en terme de territoire, d’espace arraché à l’adversaire. L’art révolutionnaire (ou subversif), c’est celui de jauger les forces, de voir les faiblesses dans les défenses de l’adversaire, et de concentrer ses forces au bon endroit pour attaquer, pour gagner du terrain. Où faut-il frapper ? Quelles compétences sont nécessaires ? Dans les deux cas, je crois que cette logique a la même origine: dans une société qu’on voit comme décadente, il n’y a que les dominant-e-s qui ont quelque chose à gagner à la survie de cette société, donc les dominant-e-s n’ont plus rien à offrir aux dominé-e-s, illes ne peuvent plus acheter certain-e-s dominé-e-s en leur offrant une petite part du gâteau, le gâteau est trop petit. Donc, il n’y pas de place pour les compromis, les positions intermédiaires et les alliances précaires. Il n’y a plus que l’affrontement définitif contre la domination. Les différences éthiques inconciliables, pour parler le langage de Tiqqun.

Dans l’exemple de l’IC, une partie considérable de la littérature théorique passe à définir une aristocratie ouvrière, qui est corrompue par la bourgeoisie avec les revenus issus des colonies, et qui maintenant va être remise dans le droit chemin communiste par la guerre. Cette aristocratie peut être reprise à la bourgeoisie puisque la bourgeoisie n’a plus les profits exceptionnels des colonies pour l’acheter. Tiqqun ne se situe pas sur le même terrain socio-économique, mais les attaques contre « la gauche » qui croit à la société, qui croit encore qu’on peut échapper à la guerre civile sont du même ordre. Le capitalisme offre encore l’illusion de la sécurité, mais ça va bientôt s’effondrer. En fait, dans les deux cas, l’enjeu politique est de délimiter des positions claires, des lignes qui tranchent. Si on considère que le capitalisme est décadent et l’affrontement inévitable c’est logique: plus tôt tout le monde choisira son camp, plus tôt le combat décisif aura lieu, et plus tôt on peut espérer gagner. Celleux qui hésitent ne font que ralentir un processus auquel illes ne peuvent pas plus échapper que les autres. Le postulat de la décadence du capitalisme est le postulat de l’affrontement final imminent: dans ce contexte, il est logique de pousser les gens à se positionner le plus vite, vu qu’illes auront à le faire de toute façon très bientôt. Si l’enjeu est de gagner ou de perdre, alors effectivement, rien d’autre n’est possible.

Ce que j’essaie de dire, c’est que beaucoup de désaccords de fond que je peux avoir avec Tiqqun et ses séquelles tiennent à cette hypothèse de la décadence, qui amènent certaines conclusions, à cette primauté de la stratégie et de la tactique: la question n’est pas quoi faire, pourquoi le faire, ou vers quelle direction nous allons, mais plutôt comment faire ? Comme insiste l’Appel: tout le monde est d’accord sur les constats, la situation, et ce qu’il faut maintenant, c’est commencer, c’est se lancer. J’ai un désaccord profond avec cette idée. C’est clair que le capitalisme traverse une crise en ce moment, que les choses sont profondément en train de changer, et que les possibilités de transformations sociales sont énormes. Mais en tant que rapport social, je ne crois pas que le capitalisme soit au bout du rouleau. Je ne crois pas non plus que la société se désagrège. Au contraire, je pense que ça va être à nous de faire ce boulot épuisant et complexe de désagréger le capitalisme, de le bloquer en tant que rapport social. Le capitalisme peut connaître des crises et des difficultés, mais je ne crois pas qu’il se mettra en échec tout seul, et qu’on aura juste à l’achever. Il a encore des marges présentement, il continue à fonctionner. Même si les mécanismes se grippent un peu, les rouages prennent encore tout le monde. Du coup, je ne pense pas que notre priorité soit de se constituer en force, de former une entité capable de se jeter dans un affrontement avec lui ou de survivre à son agonie. Je crois que ce que nous devons faire maintenant, c’est de la politique, c’est-à-dire que nous devons constamment analyser les mécanismes du capitalisme par nos luttes pour comprendre comment les gripper, utiliser le ralentissement actuel pour essayer de saisir comment la machine va repartir et mettre le bon grain de sable au bon endroit. Analyser le capitalisme comme réalité sociale, et pas comme forteresse à assiéger.

Je ne pense pas que le capitalisme et le communisme  forment pas deux espaces qu’il importe maintenant de séparer de manière à agrandir « notre » espace. Le capitalisme est avant tout un rapport qui fonctionne même s’il est en crise là tout de suite, et ça veut dire qu’on va devoir le bloquer en tant que rapport avant de commencer à en voir la fin. En tout cas, je pense que beaucoup de désaccords politiques que je peux avoir avec des camarades tournent autour de ce point, de cette thématique globale. Au bout de quelques années à comprendre que l’affrontement finale n’était pas si final que ça en fait, l’IC a fini par sombrer complètement.  J’aimerais éviter qu’on fasse les mêmes erreurs. Je ne crois pas que nos questions importantes à l’heure actuelles soient des questions stratégiques. Par contre, on a des tonnes de questions politiques à se poser, et là, les hésitations, la prudence et la lenteur peuvent être des nécessités.


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