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Les révolutions arabes et nous

Posted: avril 21st, 2011 | Author: | Filed under: Pays arabes, palestine | Commentaires fermés sur Les révolutions arabes et nous
[CC Maggie Ossama]

الشعب يريد إسقاط النظام (« le peuple veut en finir avec le régime »): le slogan lancé par les révolté-e-s en Égypte au début de cette année. Ce slogan a vite fait le tour du monde. C’est peut-être la première fois qu’on suit une révolution en direct. En tout cas, moi, j’ai passé des heures sur le live d’al-Jazeera, à regarder les images tourner en boucle en attendant du nouveau. Parce qu’au-delà de la chute d’un dictateur corrompu, il y avait quelque chose d’autre. Quelque chose de plus fort. J’ai petit à petit découvert les pays arabes par l’intermédiaire de la question palestinienne, je les ai rencontré à partir de la Palestine. Juste au moment où j’ai vraiment fini ma découverte, ces insurrections ont ouvert un espace politique nouveau dans ces pays. Non, ces révoltes ont continué à ouvrir un espace politique: je crois qu’il y a une grande continuité entre les évènements politiques de ces dix dernières années et ces révoltes arabes. Cet espace politique est là-bas, mais il est aussi ici. C’est de ça que je veux causer.

Avec le recul, je crois que la plupart d’entre nous ont mal lu le 11 septembre. On est beaucoup à avoir eu l’impression qu’on entrait dans une période très sombre à ce moment là.: la guerre, les nouvelles lois antiterroristes, ce catho flippant de Bush au pouvoir … Quelques mois auparavant, le mouvement altermondialiste avait été battu dans la rue par les flics italiens, à Gênes. Depuis Seattle en 1999, le mouvement altermondialiste allait de victoire en victoire. Des victoires symboliques plus que réelles, mais des victoires quand même, et ça nous manquait après la déprime des années 80/90. A Gênes, les flics on sifflé la fin de la récré. On arrête de jouer au chat et à la souris, c’est réel et vous pouvez mourir si vous continuez. Le 11 septembre est venu confirmer tout ça, la figure du terroriste pouvant maintenant servir à faire rentrer tout le monde dans les rangs. Quelques mois après en France, il y a eu le 21 avril 2002, le moment où le fascisme est redevenu réel pour plein de monde, dont moi. Je crois bien qu’à ce moment, au début de 2002, on était beaucoup à être perdu-e-s politiquement tout en ayant l’impression que les choses allaient empirer.

Maintenant j’ai un autre regard sur cette période. Le 11 septembre, c’est le début de la fin de la domination américaine dans le monde. D’une certaine manière, al-Qaïda a réussi son coup: envoyer le message que les USA sont mortels, touchables. Dans les années 80, il y a eu Reagan, « America is back » après l’échec du Vietnam, les USA ont réussi à engluer l’URSS en Afghanistan jusqu’à la faire s’étouffer. Après, le « nouvel ordre mondial » s’est imposé à coup de guerres successives: Irak, Lybie, Kosovo, … Le 11 septembre, c’est la première fois depuis le début de cette période que les USA semblent vulnérable. Après, tout va partir un peu de travers pour la domination américaine: la guerre perpétuelle et jamais finie en Afghanistan, la même situation en Irak, l’impossibilité d’Israël de finir la liquidation du peuple palestinien au moment d’Oslo, … Bien sûr, ce n’est pas le 11 septembre qui est la cause de tout ça, et ce n’est pas Ben Laden qui a mis a genoux l’empire américain (je suis sûr qu’il aimerait bien que ça soit le cas, mais l’histoire ne marche pas comme ça), mais cet attentat à exposé les faiblesses des USA. L’empire américain commence à se sentir fébrile et à sombrer dans la parano à partir de cet instant.

Tout ça, ça a des conséquences chez nous aussi, on va partager l’ambiance de décadence qui s’installer aux USA après ce fameux mois de septembre. Mais pourquoi au fait ? Qu’est-ce qui nous lie aux USA finalement ? Les théories du complot vont être une tentative de réponse à ça: ce sont les mêmes élites machiavéliques et méchantes (les Illuminatis, le MOSSAD, …) qui dominent le monde partout avec leurs manipulations occultes. Nos méchant-e-s, vu qu’illes se retrouve régulièrement avec les méchant-e-s américain-e-s autour d’une table, paniquent de la même manière. Bon, avec le recul, ça peut sembler ridicule et simplet, mais je crois qu’il faut mesurer comment beaucoup de gens étaient perdu-e-s politiquement à l’époque, et ces théories du complot offraient un récit cohérent du monde, même si c’était un récit complètement fantasmé. Parce que c’est ça qui nous manquait à l’époque (et nous manque toujours d’une certaine manière), un récit cohérent du monde, une manière de relier les grands mouvements géopolitiques et nos réalités intimes, de trouver la logique commune entre l’opération Tempête du Désert de 1991 en Irak et les délocalisations qui foutaient nos proches au chômage. Les théories du complot c’est ça, mais avec le point de départ que des gens mystérieux font ça parce qu’ils sont méchants. Alors que les mécanismes sont différents, plus complexes.

Des clés vont émerger petit à petit. L’altermondialisme va commencer à parler de néolibéralisme. Le concept n’était pas toujours très clair, mais il permettait de recommencer à parler d’économie, d’histoire, de dire que quelque chose s’était passé, que le monde avait changé, et pas en bien. De dire qu’il y a une logique derrière la désindustrialisations des années 80, les premières réformes des retraites, le trou de la sécu, … Au fil des luttes, les cibles se précisent: l’insurrection en Argentine en 2002 pointe du doigt les banques, les émeutes de banlieues amènent la question des quartiers populaires abandonnés, le CPE en 2006 amène la précarité et la « flexibilisation » du travail, … Des figures qui résument notre monde commencent à être trouvées: le/a travailleureuse sans-papier, écrasé-e entre les frontières, le racisme et les patrons, le/a stagiaire sous-payé-e et pressé-e comme un citron malgré ses diplômes, … En fait, je crois que nos déprimes de l’époque étaient trompeuses: on avait l’impression que tout s’assombrissait à ce moment-là, alors qu’en réalité, les choses étaient en train de s’éclaircir petit à petit, qu’on y voyait de plus en plus clair.

Mais comment concilier le récit social qui se construit petit à petit au fil de nos révoltes et la grande histoire géopolitique de l’époque ? C’est là que les révolutions arabes nous éclairent: tout ça, c’est la même chose. La domination américaine et le néolibéralisme sont les deux faces d’un même processus. La question palestinienne et la lutte contre les réformes des retraites ne sont pas des réalités incompatibles. Quel sont les points communs entre Ben Ali et  Moubarak ? Soutenir les USA et leurs alliés locaux (Israël, pays du Golfe, …), oui tout à fait. Mais aussi d’avoir accompli ces dernières années des politiques de privatisations sur ordre du FMI, et de construire un appareil répressif de plus en plus massif qui sert à garder sous contrôle le prolétariat précarisé du coin. Se soulever contre le régime Moubarak, c’est se soulever contre un appareil sécuritaire lié à des organisations financières qui sont au cœur d’une politique économique, sociale et militaire appliquée sur toute la planète. Les mercenaires américains qui détruisent l’Irak sont financés par les gros hedge funds issus des réformes d’austérité qui ont commencé dès les années 80. Les mêmes compagnies de sécurité sont liées aux vendeurs d’armes américains qui ont fourni les flics de Moubarak en gaz CS durant la révolte. Les révoltes arabes mettent au clair toutes ces connexions, tous ces liens qui n’avaient pas la force d’une évidence jusqu’ici. Les insurgé-e-s nous donnent des clés pour nourrir notre compréhension du monde, et combler les trous qui nous manquaient jusqu’ici.

A partir de ces révoltes on se retrouve avec des questions intéressantes: qu’est-ce qui est différent chez nous et chez elleux ? La politique économique de Moubarak était exactement celle que le FMI demande à la Grèce d’appliquer maintenant. Nos banques qui ont causé la crise massive de 2008 sont profondément imbriquées avec les conglomérats sécuritaires et militaires qui sont au pouvoir en Égypte et en Tunisie. Ces conglomérats sécuritaires jouent un rôle majeur dans la politique de notre pays en contrôlant la plupart des journaux et des médias. C’est un directeur du FMI, Dominique Strauss-Kahn, qu’on essaie de nous vendre pour la présidentielle de 2012. Face à lui, on aura probablement notre président actuel, dont le frère a failli être président du MEDEF et qui est le patron d’une boîte d’assurances privées plutôt vachement intéressée par la future privatisation de la sécu. Ce que les révoltes arabes mettent à jour, c’est la restructuration du capital qui a lieu à partir du milieu des années 70, la même restructuration qui a permis d’en finir avec les luttes des années 70. Les dictateurs des pays arabes basculent de plus en plus leur appareil de répression d’une logique basée sur un état d’exception à des lois antiterroristes qui sont un copier-coller des lois qu’on a perfectionné dans nos pays (qui nous permettent maintenant d’arrêter des saboteureuses de lignes de train ou des vilain-e-s taggeureuses). Le monde inacceptable dans lequel les révolté-e-s arabes refusent de vivre, c’est aussi le nôtre, de manière intime et directe. Quand nos gouvernements xénophobes refusent d’accueillir les réfugié-e-s d’une révolution tunisienne qu’on est censé-e-s soutenir officiellement, plusieurs réalités rentrent en contact. Les intensités sont différentes, les histoires aussi, mais les fils de la domination lient tout ça de manière terriblement similaire.

Le truc chiffonnant dans tout ça, c’est que ces liens ont toujours été là. Mais avant on ne les voyait pas. Parce que nos propres luttes n’étaient pas assez avancées, certes. Mais aussi à cause d’un truc moins avouable. Parce que ces gens-là vivaient dans un autre monde lointain. Un monde incompréhensible, avec des mots étranges. Des ethnies, des confessions, des dictateurs, une religion traversée par des courants sectaires, des réfugié-e-s, … Tout ça, ça n’a jamais existé chez nous, ou alors ça a disparu. Ou alors c’est différent. Cette impression, des intellectuel-le-s arabes en parlent depuis longtemps, illes ont trouvé un mot pour ça: l’orientalisme. Et derrière l’orientalisme, il y a le racisme. Notre racisme. Notre incapacité de voir les arabes comme autre choses que des victimes. Victimes de la colonisation, de leurs dictateurs, de leur religion, de leur contexte social, de leur vilains extrémistes, … Le même racisme qui permet à la CGT de s’approprier des luttes autonomes de sans-paps’, le même racisme qui permet de faire passer une loi limitant les libertés de certaines femmes comme une loi féministe, le même racisme qui va faire qu’on ne verra pas les émeutes de  banlieues comme des luttes de classe, … Les révoltes arabes nous donnent une occasion en or de faire face à ce racisme. Et il va falloir la saisir vite. Parce qu’en face, chez nos ennemi-e-s, les choses se réorganisent rapidement. Au Liban, en Syrie et à Bahreïn, les vieilles ficelles des « haines confessionnelles » ressortent: « Vous voyez, il faut être prudent dans ces pays là, parce qu’il y a les chiites qui suivent l’Iran, et l’Iran est dangereux ». Au Yémen, c’est al-Qaïda: « attention au vide qui peut être créé par la chute de Saleh, Ben Laden pourrait en profiter ». En Égypte et en Tunisie, c’est la peur des « islamistes » (l’armée égyptienne joue déjà cette carte au côté de BHL et d’Eric Zemmour), … A chaque fois, il s’agit de nous convaincre de se méfier de ces révolutions à cause d’une menace floue, étrange. Cette menace est entièrement fondée sur nos représentations traditionnellement racistes de ces pays, et sur notre inculture par rapport à la réalité sur place. Beaucoup de segments de la domination travaillent à forger ces peurs, à les rendre concrètes pour pouvoir ensuite reprendre pied dans ce qui se passe sur place.

Les néoconservateurs qui ont planifié les guerres en Irak et ailleurs commencent déjà à faire rentrer toutes ces révolutions dans un même moule: les peuples arabes, jusqu’ici en retard pour des raisons incompréhensibles (ne parlons pas de colonisation, surtout), découvrent enfin les vertus de la Démocratie et des Lumières Universelles. Notre rôle est d’accompagner ces enfants vers l’âge adulte, vers le capitalisme et la démocratie représentative. Face à ça, je crois que le rôle qu’on peut jouer, c’est d’attaquer cet universalisme de pacotille, de dénoncer nos démocraties à nous et notre système social corrompu. Ce qu’on a à découvrir dans les révoltes arabes, ce n’est pas un universalisme qui est supposé avoir toujours été là, et qui n’est en fait que le notre, notre domination. Ce qu’on a à découvrir, c’est le commun qui nous lie à ces révolté-e-s. Commun de l’exploitation, de l’oppression sous toutes ces formes. Commun de certaines modes de luttes, de certaines revendications, de certains vécus. Ce commun est à découvrir, à construire, à élaborer. Pour ça, il faut accepter d’aller rencontrer ces révolté-e-s sans partir du principe qu’on sait déjà ce qu’illes ont à nous dire. Comprendre pour une fois que c’est nous qui avons des choses à apprendre. C’est sûr qu’on a pas l’habitude. Mais je crois qu’on a pas le choix si on ne veut pas perdre des allié-e-s qu’on vient à peine de se découvrir. Et on va avoir besoin d’elleux pour éclater sa gueule à la Fin de l’Histoire qu’on a essayé de nous vendre. Et aussi pour qu’après cette fin de l’histoire, ce ne soit pas encore le capitalisme.


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