Use your widget sidebars in the admin Design tab to change this little blurb here. Add the text widget to the Blurb Sidebar!
Posted: juillet 6th, 2011 | Author: murmures | Filed under: Marx, marxisme, matérialisme | 3 Comments »
Ben pour une fois, je vais pas faire un texte très construit. Plutôt un ensemble d’idées que j’ai dans la tête et que j’ai besoin de coucher par écrit. Disons que plusieurs fils que je poursuit depuis quelques mois se relient petit à petit. J’ai pas encore une construction très claire dans ma tête, mais y’a des fondations que je commence à poser. Alors, en vrac …
- ce n’est pas un hasard si j’ai beaucoup oscillé entre l’analyse de deux périodes ces derniers temps: les années 20/30 et les années 60/70. C’est pas simplement qu’à titre personnel, les deux périodes m’attirent. Au-delà de mes préférences personnelles, il y a clairement une richesse et une intensité de lutte sur ces deux périodes qu’on ne retrouve pas dans, par exemple, les années 50 ou les années 80. Ce sont des périodes parsemées de grandes dates et de grands mouvements: il suffit de prendre 1936 et 1968 comme exemples pour s’en rendre compte. Ce qui est intéressant, c’est d’approfondir, de déterminer pourquoi ces deux périodes sont si particulières. Et quand on fait ça, il y a une réponse très simple qui se présente, à mon avis: le taux de profit (le truc dont Marx parle ici: Salaire, prix et profit). Si on trace une courbe du taux de profit moyen dans l’économie sur le siècle dernier (comme, par exemple, il y en a dans le très bon La dynamique du capital), on remarque tout de suite les années 20/30 et les années 60: elles correspondent à des moments d’inflexion de cette courbe. Dans les années 20, le taux de profit passe d’une phase descendante à une phase montante. Inversement, dans les années 60, ce même taux de profit commence à baisser alors qu’il montait pendant les 40/50 années précédentes.
- à ce stade-là, ce que j’ai dit dans un texte précédent sur les séquences historiques commence à se préciser: les séquences historiques correspondent aux phases montantes ou descendantes du taux de profit et les moments de transition entre deux séquences sont ces moments où le taux de profit change de direction, monte alors qu’il descendait ou descend alors qu’il montait. En effet, le taux de profit est le moteur du capitalisme. C’est ce taux de profit qui le fait tourner, et tout son fonctionnement vise à le maintenir. Ça ne veut pas dire qu’individuellement, chaque personne ou entreprise est forcément obsédée par le profit, mais à l’échelle de la société, le fonctionnement économique tourne autour de ce fameux taux de profit. Quand le taux de profit descend trop, il faut que le capitalisme se transforme pour trouver de nouvelles sources de profit, sinon il va s’effondrer.
- le taux de profit, c’est l’indicateur de santé du capitalisme. Quand il est maintenu et/ou qu’il augmente, le capitalisme est en forme, il peut se défendre contre les agressions, il fonctionne de manière fluide et dynamique. Plus le taux de profit baisse, plus le capitalisme se durcit, se tend, se recroqueville et ralentit sa marche. En fait, ce qu’exprime le taux de profit, c’est la solidité du capitalisme en tant que rapport social et politique. Le taux de profit exprime la capacité du capitalisme à se reproduire et à s’étendre à partir de sa situation actuelle. Plus il baisse, plus l’expansion du capitalisme est réduite, et, en-dessous d’un certain seuil, c’est la capacité du capitalisme à se reproduire qui devient problématique
- ce qu’indique le taux de profit, c’est un rapport de force social. Dans les périodes où il est montant (par exemple, à partir des années 20 jusqu’aux années 60), le rapport de force est favorable au capital au sens où le capitalisme arrive à innover, à se transformer, à trouver de nouvelles méthodes plus efficaces d’extractions du profit. Ça ne veut pas forcément dire que ces périodes sont négatives pour le prolétariat, encore moins pour les prolétaires individuellement. Ça veut dire que le capitalisme a de la marge, des ressources, qu’il a des réserves internes pour faire face aux problèmes: il peut lâcher du lest dans les conflits sociaux, parce que ce qu’il perd d’une main, il le regagne de l’autre (ce dont j’ai parlé dans mon deuxième texte sur les seventies en Italie). Tout ça ne rend pas le rapport capitaliste plus juste ou moins violent, mais ça fait qu’il y a des compromis qui se trouvent, que le capital peut faire des alliances puisqu’il accumule un trésor de guerre lui permettant de négocier facilement.
- négocier facilement, ça nous renvoie au quotidien des luttes sociales. Quand je parle d’un rapport de force social, je pense au cours quotidien de la lutte des classes. C’est la lutte quotidienne des classes qui détermine ce qui fonctionne ou pas en terme de taux de profit. Les capitalistes tentent des transformations, qui prennent ou pas en fonction de la résistance du prolétariat. Les moments où le taux de profit monte, c’est le moment où les capitaliste arrivent à produire des séries d’innovations au sein du processus de travail qui réduisent, d’une manière ou d’une autre, la résistance des travailleureuses.
- on en revient à mon dernier texte: ce qui n’a pas vu venir l’IC dans les années 20, c’est le fait que le capitalisme était en train, petit à petit, de se trouver un nouvel équilibre, qu’il sortait d’une phase de décadence (c’est-à-dire de la chute ininterrompue du temps de profit depuis 1870, en gros) pour rentrer dans une nouvelle phase d’expansion. Après coup, on sait maintenant que c’était la naissance du fordisme et du capitalisme managérial, transformation qui a permis au capitalisme de retrouver une nouvelle jeunesse. L’IC a loupé ça (c’est facile à dire avec le recul de l’histoire, et probablement moins facile à voir à l’époque), et est donc passé à l’offensive à un moment où le capitalisme disposait des ressources lui permettant de faire face à cette offensive.
- ce que j’essaie de dire, ce que le capitalisme, en tant que rapport social, est le résultat de l’affrontement constant de la bourgeoisie et du prolétariat, et que le taux de profit est l’indice de cet affrontement. Un taux de profit fort signifie que la bourgeoisie réussit à dépasser la contradiction qui l’oppose au prolétariat et à faire fonctionner l’exploitation. Un taux de profit qui diminue signifie que la résistance du prolétariat réussit à limiter les possibilités et à gripper le rapport capitaliste. D’où l’importance des moments où le taux de profit commence à diminuer ou commence à repartir: ce sont des moments où le rapport d’exploitation se transforme, où une transition se fait entre des modalités de fonctionnement du capitalisme. Comme toute période de transition, il y a des grincements, des difficultés d’ajustement, ça coince à des endroits. L’enjeu de ces périodes, c’est de savoir si un nouveau régime d’exploitation peut être trouvé.
- pour reprendre des vieilles formulations marxistes, la tendance à la baisse du taux de profit est incarnée par les résistances des travailleureuses, ce que le capital essaie constamment de combattre et d’enrayer. L’enjeu de chaque séquence historique est de savoir si le dépassement de cette tendance pourra se faire. Dans les années 20, le capitalisme était au bout d’une pente descendante de ce point de vue là, et il s’agissait de savoir s’il allait repartir ou non. Dans les années 60, le capitalisme venait d’une phase montante, et l’enjeu était donc de savoir si cette phase allait continuer où si un déclin du taux de profit allait commencer.
- au vu de mon dernier texte, on me voit venir avec mes gros sabots: je crois que la phase dans laquelle nous sommes actuellement ressemble plus aux années 20 qu’aux années 60. Le capitalisme a connu une sacré baisse du taux de profit depuis le début des années 70 (en gros, de manière schématique, je ne suis pas en train de faire une thèse universitaire), et l’enjeu du moment, c’est de savoir s’il réussira à faire peau neuve, à faire remonter le taux de profit, qui atteint un niveau dangereusement bas. La crise financière est un symptôme de ce taux de profit très bas: si les bulles financières sont si importantes en taille, c’est que le capital a beaucoup de mal à se rendre profitable dans l’espace de production lui-même.
- en tenant compte de tout ça, je crois qu’il ne faut pas faire l’erreur qu’a pu faire l’IC dans les années 20 en vendant la peau de l’ours avant de l’avoir tué. C’est sûr que le capitalisme est en difficulté en ce moment, mais ce n’est pas un symptôme de sa décadence. Savoir si le rapport capitaliste ne va plus réussir à se reproduire est l’enjeu de nos luttes. Ce n’est pas quelque chose d’acquis, ni quelque chose d’inéluctable, c’est justement ce autour de quoi on va avoir à se battre. Dans les années 20, un rebond du taux de profit, ça ne s’était jamais produit. Maintenant, on l’a l’avantage du recul historique, on sait que c’est possible. Il ne faut donc pas répéter les mêmes erreurs.
- un des points de désaccords fondamentaux que je vais avoir avec les groupuscules trostkystes restants (genre CCI), c’est justement qu’il nient le rebond des années 20 à 60. Leur position, c’est de dire que le capitalisme est continuellement en train de s’effondrer depuis le début du XXième siècle, et donc que les catégories politiques issues de cette époque sont toujours pertinentes puisque rien n’a fondamentalement changé depuis. Ils le disent parce que Trosky l’a défendu jusqu’à la fin de sa vie, mais tenir cette position en 2011 me semble tenir du déni de réalité le plus dingue. Et je pense que si on nie ça, on se trompe sur la période historique dans laquelle on est, et ça nous empêcher de réfléchir correctement sur les luttes à venir.
- ne pas répéter les mêmes erreurs pour moi, c’est justement se demander dès maintenant comment le capitalisme est en train de préparer un rebond possible, pour pouvoir agir aux points névralgiques et mettre en échec sa réorganisation.
- alors, comment se fait cette réorganisation en ce moment ? C’est là que ça devient compliqué. Ma catégorie Etudions le capitalisme, c’est de ça dont il s’agit: essayer de travailler à chercher ce qui se transforme maintenant dans le processus de production (notamment) pour comprendre les évolutions futures. Pour l’instant, j’ai quelques pistes assez vagues, essentiellement sur le rôle d’internet. L’idée, c’est qu’internet représente un nouveau rapport à l’évolution technique et à la production intellectuelle, et que ça peut changer beaucoup de choses. En effet, l’évolution technique joue un rôle essentiel dans le mouvement du taux de profit (là encore, La dynamique du capital a une analyse intéressante là-dessus, mais on pouvait trouver des idées de ce genre chez Schumpeter déjà, par exemple). Une manière de dire ça, ce sera de constater que, depuis les années 50, la productivité du travail a augmenté, mais pas la productivité du capital. Les innovations techniques se sont concentrées autour du fait de faire travailler plus efficacement, mais pas d’utiliser plus efficacement le capital. C’est-à-dire qu’un-e travailleureuse donné-e arrive à produire de plus en plus de choses, mais qu’il faut de plus en plus de capital (machines, lieux de productions, …) pour que chaque travailleureuse soit efficace. La question devient donc de savoir si internet va pouvoir développer des nouvelles méthodes de travail, de production et d’organisation collective qui permettent d’augmenter la productivité du capital. Ou alors peut-être qu’internet va changer le rapport à la recherche et à la production théorique, et permettre à plus d’innovations d’être produites plus vite, ce qui permettra de trouver des innovations économes en capital (c’est-à-dire à productivité du capital forte).
- j’ai pas du tout exploré ça, mais peut-être que l’écologie peut jouer un rôle central là-dedans, en forçant à transformer radicalement les méthodes de productions. Mais là, je n’y connais pas grand chose, mais tout ça va peut-être bien transformer fondamentalement l’organisation actuelle du travail, et donc trouver la perle rare qui peut faire repartir le taux de profit.
Voilà (notamment) ce qui traîne dans ma tête en ce moment. Un peu désorganisé, mais j’avais besoin de coucher ça par écrit, vu que ça forme un peu l’infrastructure de ce à quoi je réfléchis en ce moment. Mais peut-être je vais mettre de l’énergie à écrire des choses sur les bases de l’économie politique marxiste: taux de profit, capital fixe, capital variable, … Parce qu’avec le temps, je commence à sentir de plus en plus l’importance de ces concepts, mais je crois que j’ai besoin de les expliquer pour vraiment me les réapproprier.
D’ici pas longtemps temps, j’espère, ça n’aura rien à voir, mais je vais traduire un texte sur des féministes iraniennes.
Posted: mars 14th, 2011 | Author: murmures | Filed under: Marx, marxisme, matérialisme | 2 Comments »
spéciale dédicace à A.
Tiens, je vais faire là quelque chose que je ne fais pas souvent: parler d’un texte tout à fait contemporain, d’un texte d’un camarade. En l’occurrence, un texte de Bernard Aspe, publié sur le site de la Coordination des Intermittents et Précaires d’Ile de France (j’ai toujours trouvé leur nom un peu long): La figure du prolétariat, multitudes, insurrection et nécessité subjective.
Le texte revient sur une question classique: le sujet révolutionnaire, c’est-à-dire, qui est-ce qui va transformer le monde ? J’avais déjà bafouillé des choses à ce sujet en parlant de Tiqqun. C’est une question qu’on retrouve souvent actuellement parce que le grand schéma de la révolution basé sur la classe ouvrière s’est effondré, quelque part dans le chaos des années 70. C’est une thématique que je trouve assez intéressante, parce qu’elle permet souvent de plonger dans le vif du sujet, de se reposer des vieilles questions sur la marche du monde et sur la manière de transformer ce monde. Dans ce texte, Aspe fait une critique de Tiqqun assez proche de celle que je peux faire, en insistant sur ce qu’il appelle le « retournement de la nécessité en liberté »: on est tellement aliéné-e-s/exploité-e-s/opprimé-e-s, qu’on ne peut plus rien faire d’autre que se libérer. En fait, il ne critique pas tellement ce retournement, il en fait plutôt une histoire, le faisant remonter à la grande figure d’Hegel, et essaie de développer une perspective autre.
J’ai l’impression qu’il n’aime pas le côté déterministe qu’il voit à ce retournement, le fait que la question du choix ne soit pas amenée. Dans la manière dont il décrit ça, c’est une danse entre fausse nécessité et vraie liberté, dans laquelle il voudrait rajouter la présence du choix, parce qu’on vivrait dans un monde où « tout le monde a le choix aujourd’hui ». Ce qu’Aspe essaie de développer comme vision alternative, c’est celle d’un choix rendu nécessaire. Plutôt qu’une nécessité qui pousse vers la liberté à force d’oppression, un choix qui se construit comme nécessaire. Pour ça, il s’appuie sur la métaphore des oasis et du désert qu’il a commencé à brosser dans son précédent bouquin (qui est disponible en ligne, vu qu’on est entre camarades). Le désert, c’est le capitalisme, en gros. On habite des oasis au milieu du désert: « Les oasis c’est ce qui permet de nous accommoder de l’avancée du désert d’autant mieux qu’on peut se vivre, et à juste titre, d’une certaine manière en tant qu’on garde une irréconciliation avec l’avancée du désert ». Les oasis, ce sont nos maisons, nos collectifs, nos relations amoureuses, politiques, … tout ce qu’on habite au quotidien. Ces oasis sont ambigües: elles nous permettent de vivre et sont indispensables en tant que telles, mais elle prolongent aussi la survie et nous fournissent la bonne conscience qui nous permet d’accepter le désert qui s’approfondit.
C’est cette métaphore des oasis qui fournit à Aspe la perspective lui permettant de dénouer son dilemne du retournement de la nécessité en liberté: le désert progresse constamment, il s’insinue partout. Chaque fois qu’on sort ou qu’on rentre, du sable s’infiltre: « on demande quand même aux oasis d’être des endroits où on peut fuir et lorsque nous fuyons nous faisons entrer le sable dans les oasis », nous dit Aspe dans son texte. A partir de ce moment là, notre choix devient clair: il faut combattre le désert pour défendre nos oasis. Tant que le désert est là, nos oasis sont condamnées, à plus ou moins long terme. Alors, il faut se décider à faire face à ce désert, à aller y chercher les outils qui vont nous permettre de renverser sa progression. Parce que sinon, on perd nos oasis petit à petit. On doit se mettre en danger dans le désert, accepter ce danger, faire le choix de ce danger, pour nous sauver à long terme. A priori, on pourrait préférer rester chacun-e-s dans nos oasis, à chercher notre « épanouissement vital » comme dit dans le texte; mais il faut prendre le risque de se vouer à la politique pour préserver notre vie. C’est la différence par rapport au schéma de la nécessité dont parlait Aspe: on n’est pas obligé de se battre, on pourrait ne pas le faire, mais on va le faire, parce qu’on le veut, parce qu’on le choisit. Pour reprendre les mots du titre, la nécessité vient de nous, c’est une nécessité subjective, pas une nécessité objective, qui viendrait de l’extérieur, de la pauvreté, de l’exploitation, … Nous choisissons de mettre en danger nos petites vies à travers la politique parce que nous développons cette nécessité en nous.
Cette métaphore des oasis et cette représentation du capitalisme en désert est centrale dans le développement du texte de Aspe (c’était aussi le cas dans son bouquin). Cette métaphore est un des piliers de sa construction théorique. Elle est parlante et amène un ensemble assez riche d’idées nouvelles. Mais je ne l’aime pas. Pourquoi ? Pitêtre que, si vous êtes une des trois personnes qui suit ce blog depuis longtemps, vous avez déjà une idée de ce que je vais dire: oui, j’ai déjà dit quelque chose de très proche. Ça tient à quelque chose de très simple: le capitalisme est une réalité riche et vivante, pas un désert. Le capitalisme est un ensemble dynamique de relations sociales, et pas une catastrophe naturelle. Parce que si tout le monde fait face au désert en survivant dans son oasis, pourquoi le désert existe-t-il ? Pire, pourquoi est-ce qu’il s’étend, qu’il s’approfondit ? On pourrait se dire que la majorité, que la plupart des gens lutte contre le désert, et qu’une minorité le créé et le propage. Mais pourquoi travailler à propager un désert ? Quel intérêt ? Parce qu’on est une espèce différente qui peut y vivre ? Parce qu’on est méchant-e ? En allant dans cette direction, je crois qu’on se retrouve assez facilement dans le terrain de la morale (et la morale, ça ne mène généralement à rien de bon politiquement), avec des méchants dominants qui construisent un monde de merde et détestable parce qu’ils souhaitent faire chier le monde. Plus grave, en allant dans cette direction, on signale un échec de compréhension: le désert n’est pas une réalité positive et cohérente, c’est une sorte de trou noir énigmatique qu’on a renoncé à saisir. On abandonne le matérialisme qui me tient à cœur. On ne comprend plus le capitalisme en tant que réalité humaine et on se met à utiliser le registre du désastre, de la catastrophe. Mais il n’y a pas de politique dans les désastres naturels si on leur enlève leur dimension humaine, c’est-à-dire leur dimension sociale.
En fait, je pense qu’un des apports essentiels du féminisme, c’est d’empêcher ce genre de solutions de facilité dans la réflexion sur la domination. Pour le capitalisme, on arrive à se dire qu’une minorité en est responsable parce qu’elle n’est pas très gentille, qu’elle est égoïste. Mais pour le patriarcat, qu’est-ce qu’on fait ? Le patriarcat profite quotidiennement à la moitié de l’humanité. Où sont les oasis anti-patriarcaux ? La plupart des oasis qu’Aspe a en tête ne sont probablement pas non-mixtes, et donc n’échappent pas au patriarcat (et on pourrait d’ailleurs argumenter que les collectifs non-mixtes n’échappent pas non plus aux dynamiques patriarcales; monde de merde): sur quoi fonder une offensive contre le patriarcat alors ? Je ne crois pas aux oasis, parce que je ne crois pas au désert. Les relations de domination traversent nos collectifs et même nous-mêmes constamment. Inversement, des relations collectives chouettes traversent aussi constamment les entreprises et les rues. Je n’aime pas beaucoup cette séparation intérieur/extérieur que pose la métaphore des oasis, cette frontière claire et nette (le fait que cette frontière bouge constamment parce que le désert s’approfondit ne l’empêche pas d’être nette). Je ne l’aime pas parce que poser un intérieur et un extérieur nous conduit souvent à faire comme si il y avait deux mondes différents obéissant à des règles séparées qu’on devrait comprendre de manière tout aussi séparée. Or, faire comme s’il y avait deux mondes nous empêche de comprendre l’un à partir de l’autre; le capitalisme à partir de notre vécu, le sommet de l’état à partir de nos maisons. On perd en capacité de compréhension, et donc on perd en capacité d’action collective, je crois.
Un autre problème que pose cette frontière entre les oasis et le désert, c’est qu’on va avoir, à ce moment là, souvent tendance à modérer nos critiques de l’intérieur, à préserver l’intérieur de peur de le perdre. A la fin du texte, Aspe dit que « l’on peut attacher l’insuffisance politique à l’attachement aux oasis y compris les oasis communautaires, les oasis politiques disons ». Ça peut peut-être suffire à répondre au danger que je pointe. Mais j’irais plus loin: ce n’est pas seulement l’attachement aux oasis qui peut poser problème, mais les oasis elles-mêmes. Des fois, il faut s’exposer au danger pas uniquement pour préserver les oasis, mais pour les attaquer au contraire, pour les remettre en cause. Et là, la métaphore ne fonctionne plus très bien, et la théorie construite à partir de la métaphore me parait plutôt insuffisante. Une oasis peut aussi être un lieu où on est particulièrement en danger. Et les bédouins nous apprennent qu’on peut parfaitement vivre dans le désert.
Il y a quelque chose d’autre qui me chiffonne dans ce texte, quelque chose qui a un rapport avec les nombreuses références philosophiques, la présence d’un vocabulaire tout aussi philosophique, et l’utilisation des premiers textes de Marx, comme si Marx n’avait pas développé entre temps une théorie assez différente du prolétariat. Mais là, je crois qu’il faut que j’écrive un autre texte où je parlerais de cette satané philosophie et de mon rapport à elle.
Posted: mars 3rd, 2011 | Author: murmures | Filed under: Marx, marxisme, matérialisme | Commentaires fermés sur Matérialisme ? Vous avez dit matérialisme ?
Y’a quelques jours, j’ai eu une discussion plutôt très intéressante avec une camarade. Si vous voulez tout savoir, c’est la camarade qui a fait le joli dessin qui me sert de bannière. Elle est très chouette comme camarade, mais ce n’est pas le sujet. Un peu métaphysique comme discussion: on parlait du mal et de la cruauté, chez les animaux et chez les humain-e-s. C’est une discussion qu’on avait déjà eu il y a quelques mois, elle et moins et j’étais assez content cette fois puisque j’arrivais à exprimer clairement ce que je voulais dire.
En revenant dans ma tête sur la discussion, je me suis rendu compte que dans ce genre de discussions, je revenais à chaque fois à un principe fondamental de ma vision du monde. Quelque chose qui serait mon matérialisme personnel. Un truc simple: toute action humaine est toujours rationnelle du point de vue de la personne qui la réalise. Qu’est-ce que je veux dire par là ?
Je veux dire que les gens ne sont pas con-ne-s, ou méchant-e-s gratuitement, ou incohérent-e-s, ou simplement fous ou folles. Ce qu’on fait quand on met ce genre d’étiquettes, c’est de signaler une limite à notre capacité de compréhension d’un acte ou d’un ensemble d’actes. Un truc « trop con », c’est essentiellement un geste que je ne saisis pas, dont je n’arrive pas à comprendre la logique. Hors, je crois que les humain-e-s sont des êtres fondamentalement rationnel-le-s. Dit comme ça, ça fait un peu rigide. Quand je dis « rationnel », je ne pense pas à la logique utilitariste occidentale traditionnelle. Je ne suis pas un économiste un peu obtus, je ne pense pas que les gens agissent en calculant soigneusement des intérêts et des manières de satisfaire ces intérêts. Non, quand je dis « rationnel », je veux dire que ça a une raison, une cohérence, que ça se tient.
Pour moi, chacun-e d’entre nous construit dans sa tête un monde, un ensemble cohérent qui s’enchaine, qu’il est possible d’appréhender. Personne n’a dans la tête un chaos insondable. Sinon, on ne pourrait pas agir. On fait tout le temps des choix, et sans rien pour nous guider dans nos choix, sans base pour décider, ça ne pourrait pas fonctionner. Pour le coup, un des trucs très intéressants qu’on doit à Freud je dirais, c’est justement cette idée là, que les fous et les folles, les gens qui ont des psychoses dans le langage clinique, ne sont pas très différent-e-s des « gens normaux ». Illes ont une logique, une logique fonctionnant vers d’autres directions, c’est tout.
D’une manière similaire, le Mal absolu, ça n’existe pas. C’est ce que j’ai toujours détesté dans les films de serial killers (de quoi ?). Très très souvent, le vilain serial killer (c’est un garçon en général) n’a pas vraiment de raison d’agir. On ne comprend pas vraiment pourquoi il tue tous ces gens, il le fait c’est tout, et il aime ça. Tout est fait pour nous le présenter comme une personne vivant dans une réalité différente, dans un autre monde. Tiens, c’est pour ça que j’ai traduit le texte d’Ulrike Meinhof sur Jürgen Bartsch (je pense que vous devriez aller le lire si vous ne l’avez pas encore fait; mais bon, j’dis ça, j’dis rien): elle interroge justement cette mise à distance du tueur, comme si il n’y avait aucun lien entre nous, la société où ce tueur est né, et lui, comme si son acte venait d’un puits sans fond de noirceur, inaccessible et insondable. Le diable a disparu avec la prise de la religion sur la vie quotidienne, mais on reconstruit des figures du Mal au quotidien dans nos société contemporaines: le pédophile multirécidiviste, le terroriste ultra-violent, …
Je crois qu’on a tou-te-s besoin de rendre notre expérience du monde cohérente. On a besoin de se dire que le monde que nous expérimentons, dans lequel nous baignons, a du sens. Du sens, c’est-à-dire une certaine justice, en fait. Qu’on ne peut pas tout nous prendre sans rien qu’on aie en retour, que ce ne sont pas toujours les mêmes qui gagnent et qui perdent, que les actes généreux qu’on fait sont récompensés. Je crois que ce n’est pas possible de vivre en tant qu’être humain sans cette conviction. S’il y a quelque chose de très très ancré chez l’être humain, je crois que c’est ça. Le truc fondamental des mômes: c’est pas juste ! On ne fait pas souffrir quelqu’un-e d’autre parce qu’on est méchant-e, mais parce qu’on pense qu’on a le droit de le faire, que la personne le mérite, ou que c’est nécessaire. Je crois que c’est pour ça que la religion est une des constantes de la vie humaine: la religion, c’est fondamentalement une machine à représenter le monde comme juste. Le type qui t’a offensé ou agressé, ne t’inquiète pas, il le paiera d’une manière ou d’une autre. Dans l’au-delà, par son karma, dans le prochain cycle de réincarnation, … Ce qu’on n’arrive pas à intégrer au sein de cette vision, on le rejette dans une entité, un trou noir qui récupère tout ce qui dépasse: le Mal. Sauf que ce Mal n’existe pas vraiment.
Quand je dis que je suis matérialiste, je veux dire ça: qu’il n’y a rien d’autre dans notre monde que des actes humains, c’est-à-dire des actes ayant une cohérence. Toute la difficulté, c’est de faire communiquer les différentes cohérences, d’intégrer au sein de nous d’autres cohérences pour pouvoir comprendre des réalités de plus en plus complexes et lointaines. Les luttes du quotidien, les affrontements entre les individu-e-s et entre les groupes, sont toujours des conflits de vision du monde. Chacun-e se sent justifié-e et légitime d’agir comme ille le fait, et n’arrive pas forcément à comprendre la légitimité et la cohérence des autres. Ça rejoint ce dont j’avais parlé dans plusieurs autres textes: ce qui est fondamental dans une révolte, c’est que des paroles nouvelles surgissent, que des réalités sont entendues alors qu’elles ne l’étaient pas avant. Une fois que ces réalités sont entendues, l’essentiel du chemin est fait: une fois que la situation injuste est nommée et reconnue comme telle par une quantité suffisante de gens, le combat est gagné. Ça ne durera plus longtemps. Les dominations ne perdurent que tant qu’elles arrivent à se faire passer pour justes, naturelles. D’où mon insistance sur le lien entre état et parole: l’état garantit que certaines paroles ne sortent pas, que certaines choses ne soient jamais entendues. Sans ça, la domination ne serait pas tenable: la domination ne perdure pas parce qu’il y a des gens méchant-e-s pour l’infliger à d’autres gens gentil-le-s, mais parce que toute la société est organisée pour que cette domination semble juste. Le patriarcat et le capitalisme sont des systèmes travaillant à ce que tout le monde trouve acceptable et justifié ce qui ne l’est pas.
On en revient à des choses que j’avais formulé il y a un petit bout de temps: dès qu’on recommence à formuler les conflits en termes moraux, avec du bien et du mal, on arrête de pouvoir réellement comprendre ce qui est en jeu, puisque, pour pouvoir avoir du bien et du mal, il faut que les deux vivent dans une réalité différente, comme si il y a avait un monde du bien et un monde du mal. C’est très facile de repartir là-dedans politiquement: les vampires suçant le sang des pauvres prolétaires innocents, au lieu de l’exploitation, par exemple. Pour moi, poser un point de vue politique matérialiste, c’est ça, c’est dire que ce qui nous bouffe la vie est aussi fait par des humain-e-s, et que je peux comprendre pourquoi illes le font. Comprendre, ça ne veut pas dire excuser et/ou accepter, ça ne veut pas dire ne pas lutter contre. Mais ça veut dire ne jamais entrer sur un terrain moral ou religieux, toujours rester sur le terrain humain, c’est-à-dire sur le terrain social.
Mon matérialisme à moi, c’est de dire que les histoires individuelles comme les histoires collectives ne sont pas des histoires où le bien affronte le mal, mais des histoires où des humain-e-s agissent chacun-e comme ille leur semble juste. C’est bien pour ça que c’est si compliqué. Il n’y a pas de point de vue surplombant qui nous permettrait de juger tout le monde de toute éternité. Il n’y a que des points de vue partiels qu’on essaie de faire communiquer tant bien que mal, en parlant, en échangeant, mais aussi en se confrontant, en luttant avec et même en luttant contre. Dieu n’existe pas. Comme on dit de l’autre côté de la Manche: « There is no justice, just us !«
Posted: juillet 20th, 2010 | Author: murmures | Filed under: Marx, marxisme, matérialisme | 4 Comments »
Petit à petit, plusieurs axes que j’ai essayé d’explorer dans des textes récents se rejoignent. Ils commencent à se rejoindre dans ma tête, alors je me dis que le temps est venu de fabriquer des ponts aussi dans des textes.
Implicitement, dans les derniers textes que j’ai pu publier, que ce soit ceux sur Freud, les premiers pas d’analyse d’internet et de la "société de l’information" ou mon dernier sur le concept de révolution, je crois bien qu’il y a l’idée qu’il existe quelque chose comme des cycles de luttes, des tranches historiques où on peut repérer au niveau des résistances sociales des caractéristiques majeures et spécifiques à chacun de ces cycles. Dans mon texte sur Freud, j’essayais de délimiter une de ces transitions entre cycles de luttes et de trouver les traits qui lui étaient particuliers. Un autre exemple, ce serait le texte récent sur le backlash, où le regard dominant sur les années 60/70 porte la marque du fait, qu’entre temps, on est entré dans un autre cycle de luttes, ce qui fait que le précédent nous est obscur et difficile à comprendre. De la même manière (encore), j’essaie d’analyser les transformations provoquées par internet pour arriver à trouver les caractéristiques du nouveau cycle de luttes qui s’est, je crois bien, ouvert il y a quelques années.
Entre ces différents textes, il y a déjà un schéma qui se dessine: un cycle de lutte, c’est constitué d’une période de montée révolutionnaire (pour reprendre le mot que j’ai choisi dans un précédent texte), c’est-à-dire d’une période de montée en puissance de résistances, montée en puissance qui va déboucher sur un moment d’affrontement ouvert et massif, affrontement débouchant sur une défaite (historiquement parlant, en tout cas) avec un reflux où la contre-révolution travaille à démanteler les structures et les forces révolutionnaires. En commençant à chercher des cycles ressemblant à ça, les périodes d’affrontement apparaissent en général le plus clairement (avec toute leur intensité), et ça doit être pour ça que j’ai commencé à parler de ces moments charnières en premier: les années 30 et la montée du fascisme, par exemple. Mais il y a besoin d’aller plus loin, puisque ces moments ne sont en un sens que la conclusion de la période de montée progressive précédente, et tou-te-s les acteurices sont déjà en place pour le grand final. Pour essayer de saisir plus concrètement ces cycles, je crois bien qu’il faut aussi commencer à analyser les périodes de construction progressive des résistances, où des gestes et des paroles commencent à s’articuler pour transformer la situation héritée de l’histoire.
Oui, parce qu’en fait, plutôt que de parler de cycles de lutte, comme si on revenait toujours au point de départ, le terme plus approprié serait peut-être celui de séquences de lutte, de séquences s’enchaînant les unes aux autres, chacun commençant la où la précédente s’était finie, l’histoire se poursuivant au fil de ce passage de séquence en séquence. L’intérêt de causer de ces séquences, à ce moment là, c’est celui de pouvoir trouver des gros blocs d’histoire où la domination et celleux qui lui résistent s’affrontent autours d’enjeux bien précis. Trouver les enjeux, ça permet alors d’avoir des axes d’analyse pour une période donnée, au lieu de se retrouver perdu-e dans la collection incroyablement riche des évènements humain-e-s de la période. Passer d’une collection de faits qui nous dépassent un peu à une histoire, à un récit cohérent et organisé. Tout ça pour comprendre des tranches d’histoire et pouvoir en tirer des choses pour nourrir nos luttes actuelles. Identifier une séquence de lutte, c’est identifier un régime de la domination qui est attaqué de plus en plus (phase ascendante/révolutionnaire), jusqu’à qu’il soit vaincu et que les forces l’ayant vaincu fassent alors un travail de transformation sociale pour établir un nouveau régime de domination (phase descendante/contre-révolutionnaire). Les séquences de luttes, ce sont des séquences de dé-naturalisation (pour reprendre des termes venant de textes précédents) de la domination, puis de réorganisation, de re-naturalisation sous une nouvelle forme (et avec nouveaux outils), de la domination.
D’accord, mais maintenant, plus concrètement, qu’est-ce que j’identifierais comme séquences de lutte dans le fatras de notre histoire ? Quelle longueur ? Quelles caractéristiques ? Bien sûr, c’est là que tout le travail commence, d’une certaine manière …
Posted: juin 18th, 2010 | Author: murmures | Filed under: Marx, marxisme, matérialisme | 2 Comments »
Dans quelques articles précédents, j’ai parlé de périodes contre-révolutionnaires. J’utilise ce terme, parce que ça me paraît être la meilleure manière de décrire ces périodes de reflux, de recroquevillements, où toute perspective de transformation du monde disparaît pour les gens qui y sont plongé-e-s. Inversement, je ne vois pas beaucoup de manière de parler des années 20/30, des années 1860-1870, des années 60/70 un siècle plus tard, de ces périodes où les possibilités de transformation sociale sont partagées et présentes au quotidien, autrement que comme des périodes révolutionnaires
Sauf que l’idée de révolution n’est plus à la mode, même chez les radicaux. De nos jours, on va plutôt parler de subversion ou d’insurrection (qui vient ou pas selon les points de vue, mais ce n’est pas le sujet ici). Ce qui change entre les différents termes, c’est un rapport au pouvoir. Le schéma révolutionnaire du XIXème siècle, que le léninisme va prolonger durant le XXème siècle), c’est le schéma issu des grandes révolutions bourgeoises des siècles précédent (les deux révolutions anglaises, la révolution américaine et la révolution française): une classe renverse le pouvoir pour instaurer un ordre nouveau. Ce qui varie en fonction des positions, c’est la classe renversant ce pouvoir (bourgeoisie, prolétariat, paysannerie, prolétariat et paysannerie alliés ensemble, …), le type d’ordre instauré (une république bourgeoise, un état socialiste, une dictature du prolétariat marxiste-léniniste, une libre société anarchiste, …) et éventuellement les moyens employés (lutte armée ? soulèvement populaire ? grêve générale expropriatrice ? …). En tout cas, il y a un pouvoir centralisé, étatique, qu’il faut attaquer et renverser pour faire triompher dans la société un nouvel ordre social incarné par un groupe précis au sein de cette société (un sujet révolutionnaire, pour renouer avec les notes sur Tiqqun). Depuis ce schéma, de l’eau a coulé sous les ponts, Foucault est passé par là et nous a expliqué que le pouvoir était une relation et donc qu’il ne pouvait pas être « renversé », la théorie féministe a pu montrer toute la partie intime et non-étatique de la domination, et l’expérience de l’URSS et des dictatures issues de la décolonisation ont jeté un sacré froid sur ce schéma centré autour d’une grande révolution.
Mais, au fait, une révolution, plus précisément, c’est quoi ? La révolution, c’est à l’origine un terme d’astronomie décrivant le chemin d’une planète ou d’une étoile, retournant au point de départ après avoir accompli un tour complet le long de son orbite (ça vient d’une racine latine quelconque liée au fait de tourner, comme nous l’apprend le Wiktionnaire) . Il y a donc une notion de mouvement, de changement, mais de changement circulaire, fermé, qui repasse par les mêmes points. Je crois bien que si ce terme va être réutilisé avec un sens politique, c’est grâce à cette signification de changement dans la continuité. Une société qui accomplit sa révolution, c’est une société qui change pour aller à un point distant mais plus ancien, qui se transforme pour retourner à un état plus proche de ses origines. Faire une révolution, c’est amener un ordre plus juste, plus conforme à ce que le monde doit être. Plus juste, et quelque part plus « naturel », plus conforme à ce qu’on imagine être un monde idéal. Historiquement parlant, toutes les révolutions et toutes les tentatives révolutionnaires ont fonctionné autour de l’invocation d’un projet à accomplir, projet qui vise à une réalisation plus profonde d’une nature (sociale, humaine, populaire, nationale, …). C’est là que se forme la boucle qui donne son nom à la révolution: on fait la révolution pour libérer cette nature qui était en fait déjà là, attendant d’être libérée pour bourgeonner. On a pas l’habitude d’y penser (enfin je crois), mais les références à la « libération » de la nation, du prolétariat, du peuple, impliquent que ce qu’on libère existe déjà, mais est entravé; ces idées de libération nourrissent les révolutions: la révolution française libérait le peuple français de l’aristocratie, les révolutions anglaises libéraient le peuple saxon opprimé par l’absolutisme normand, les révolution socialistes voulaient libérer la classe ouvrière du joug du capital, …
Je crois que cette tension est centrale dans l’idée de révolution: changement radical, mais changement qui doit permettre de revenir à quelque chose de plus fondamental qui était auparavant masqué et enfermé. Une révolution, ce n’est pas un évènement chaotique où tout est chamboulé n’importe comment: c’est un passage entre deux ordres différents, ayant chacun leur système de valeurs, leur idée de ce qu’est le monde, de l’essence et de la nature des choses sociales. Chacun des deux ordres, le « vieux » et le « nouveau », se pense comme plus légitime et juste que l’autre, plus conforme à ce qu’un ordre social idéal doit être. L’objet du conflit dans une révolution, ce qui change à grande vitesse, ce sont tous les éléments qui sont nécessaire pour former un ordre social: c’est la nature du monde, l’essence des choses et des humain-e-s, ce qui est juste et ce qui ne l’est pas. Le changement est dans le passage d’un ordre à un autre, la continuité se trouve dans le fait que les deux ordres se veulent tout autant légitimes et prétendent tous deux être l’expression de la vraie nature d’une société donnée (ou même de l’humanité). La bourgeoisie française prenant le pouvoir en 1789 redéfinit ce qu’est être français-e, redéfinit l’histoire et la tradition française et se l’approprie au détriment de l’aristocratie: la France est toujours la France après la Révolution, mais la France « d’avant » était quelque part moins la France, une France imparfaite, handicapée par l’absolutisme royal. D’où la métaphore du réveil de la France (ou du peuple), employée par de nombreux leaders révolutionnaires.
En fait, une révolution, ça commence par tout un travail de remise en cause des évidences qui permettent au vieux monde qu’on attaque de se maintenir. Ces évidences, ce sont des gestes, des paroles ou des idées: ce qu’il faut faire, ce qu’il faut dire, ce qu’il est bien de penser dans telle ou telle situation. Quand tout le monde fait ce qu’il doit faire au bon moment et pense les bonnes choses, il n’y a pas de révolution possible. Toute révolution suppose qu’à un moment, des choses qui n’auraient pas dû être dites ou faites le soient. Ce n’est uniquement après avoir commencé à aller dans cette direction qu’on peut passer à l’étape suivante, qui est de remettre en cause la justesse de la manière dont les choses étaient pensées ou faites auparavant. Peut-être que l’aristocratie ne mérite pas tous ces privilèges ? Peut-être que les profits des patrons sont directement le fruit du travail des travailleureuses ? Peut-être que les femmes ne sont pas plus stupides que les hommes ? A partir du moment où toutes les évidences soutenant le monde qu’on attaque commencent à être interrogées largement et concrètement (à travers le refus d’obtempérer, à travers l’insolence, à travers la grève, …), alors quelque chose comme une révolution peut éventuellement commencer. Tout ce travail de sape est nécessaire parce qu’une domination repose toujours sur une idée du monde qui lui permet d’apparaître comme juste et légitime. Tant que la justification tient, tant que l’explication paraît crédible, la domination n’est pas menacée, parce que l’injustice n’apparaît pas. C’est normal, logique que les choses soient comme ça: parce qu’elles ont toujours été comme ça, parce que c’est la volonté de Dieu, parce que l’évolution a fait les choses comme ça, parce que la science l’a dit, parce que les dominant-e-s le méritent bien, parce que sans elleux on ne pourrait rien faire, …
Toutes ces évidences qui tiennent le vieux monde forment une nature, nature sociale et/ou nature englobant aussi la vie dans sa totalité; une nature, c’est-à-dire un ensemble de positions sur le fonctionnement du monde, sur sa cohérence et sa logique, prises afin de rendre légitime et acceptable une domination. Dans Sexe, race et pratique du pouvoir, Colette Guillaumin (on peut trouver une petite introduction à son analyse ici ou un article d’elle ici) montre la centralité de cette nature dans la domination et son fonctionnement: « dès qu’on veut légitimer le pouvoir qu’on exerce, on crie à la nature » (dit-elle dans le premier texte du livre, Pratique du pouvoir et idée de nature). La nature, c’est ce qui est évident, qui ne pose pas de problème: « une façon de dire la vérité pour ne pas la connaître » (toujours dans le même texte). Tant que le vieux monde est naturel, tout tient en place et la domination n’apparaît pas, puisque tout est en place pour que cette domination ne soit pas visible. C’est pour ça que toute révolution commence par attaquer ces évidences. C’est là que je tient à l’usage de ce mot révolution pour désigner des périodes révolutionnaires: une période révolutionnaire, c’est une période de dé-naturalisation, où la nature du monde, auparavant considérée comme allant de soi, est maintenant objet de contestation en acte et en parole. Inversement, la contre-révolution, c’est le retour de la nature, c’est les dominant-e-s forgeant de nouvelles évidences, des évidences conçues pour mettre fin à la précédente période révolutionnaire. Pour revenir sur un texte précédent, ce que François Cusset décrit dans La décennie, c’est exactement une période contre-révolutionnaire, toute entière consacrée à construire une nouvelle justification de la domination après la grande frayeur entraînée par les difficultés qu’avait connu la précédente.
Sauf que, pour revenir à l’idée de révolution, c’est là que le bât blesse. Une révolution implique bien une phase de dé-naturalisation pour venir à bout de l’ordre ancien, mais elle vise aussi à établir un ordre nouveau sur la base d’une autre nature, meilleure et plus juste. Il s’agit bien d’accomplir un cercle, de revenir à un ordre plus pur. Ce que je cherche à dire là, c’est que toute révolution implique aussi sa propre contre-révolution, son propre retour à l’ordre et l’établissement d’une nouvelle domination appuyée sur une nouvelle nature. C’est dans la logique même du concept, et c’est pour ça qu’il a été sorti de son domaine de départ (l’astronomie) pour servir à décrire un processus social et politique. Une révolution réussie (comme les révolutions bourgeoises dont j’ai parlé plus haut) ne peut que devenir le point de départ pour de nouvelles révolutions, puisque qu’elle retourne, en un sens, au point de départ: elle ne sort pas du cercle et ne le souhaite pas.
C’est de là que vient mon ambivalence par rapport à ce mot. D’un côté, toute révolution implique une période où un travail incroyable de dé-naturalisation du monde est effectué, et ce mot permet de décrire toute la force et l’intensité d’un tel moment. D’un autre côté, ce concept contient lui-même l’écrasement des perspectives qu’il ouvre, puisque qu’il s’agit bien, encore une fois, d’affirmer une nouvelle « liberté naturelle » qui recouvre une nouvelle domination (la révolution française ou la révolution russe sont des cas d’écoles de ça). Ce n’est pas un hasard si j’ai centré ma lecture (et ma critique) de Tiqqun sur leur fameuse (sisi, elle est fameuse, je vous jure) définition du communisme: le « libre jeu des formes-de-vie ». Dans Tiqqun, la nature, c’est les formes-de-vie, les évidences qu’il serait ridicule d’interroger. L’insurrection, c’est ce qui doit libérer ces formes-de-vie, leur permettre de jouer librement. C’est pour cette raison que je pense que, malgré le fait que le mot de révolution ne s’y trouve pas, Tiqqun (et après lui l’Appel, l’Insurrection qui vient et autres suites) ne sort pas du schéma révolutionnaire dont j’ai parlé au début.
Par quoi remplacer tout ça ? Comment faire pour ne pas se représenter nos luttes pour venir à bout des dominations comme des retour à un ordre plus naturel et plus juste ? Comment ne pas retomber sur des évidences masquant les relations et les rapports concrets qui sont en jeu ? Voilà des bonnes questions, à mon avis. Je vois tout ce vocabulaire de révolution comme un problème en attente de solution, comme quelque chose qui nous fait regarder dans la bonne direction, là où on pourra trouver des réponses intéressantes.