Use your widget sidebars in the admin Design tab to change this little blurb here. Add the text widget to the Blurb Sidebar!

Oasis ?

Posted: mars 14th, 2011 | Author: | Filed under: Marx, marxisme, matérialisme | 2 Comments »

spéciale dédicace à A.

Tiens, je vais faire là quelque chose que je ne fais pas souvent: parler d’un texte tout à fait contemporain, d’un texte d’un camarade. En l’occurrence, un texte de Bernard Aspe, publié sur le site de la Coordination des Intermittents et Précaires d’Ile de France (j’ai toujours trouvé leur nom un peu long): La figure du prolétariat, multitudes, insurrection et nécessité subjective.

Le texte revient sur une question classique: le sujet révolutionnaire, c’est-à-dire, qui est-ce qui va transformer le monde ? J’avais déjà bafouillé des choses à ce sujet en parlant de Tiqqun. C’est une question qu’on retrouve souvent actuellement parce que le grand schéma de la révolution basé sur la classe ouvrière s’est effondré, quelque part dans le chaos des années 70. C’est une thématique que je trouve assez intéressante, parce qu’elle permet souvent de plonger dans le vif du sujet, de se reposer des vieilles questions sur la marche du monde et sur la manière de transformer ce monde. Dans ce texte, Aspe fait une critique de Tiqqun assez proche de celle que je peux faire, en insistant sur ce qu’il appelle le « retournement de la nécessité en liberté »: on est tellement aliéné-e-s/exploité-e-s/opprimé-e-s, qu’on ne peut plus rien faire d’autre que se libérer.  En fait, il ne critique pas tellement ce retournement, il en fait plutôt une histoire, le faisant remonter à la grande figure d’Hegel, et essaie de développer une perspective autre.

J’ai l’impression qu’il n’aime pas le côté déterministe qu’il voit à ce retournement, le fait que la question du choix ne soit pas amenée. Dans la manière dont il décrit ça, c’est une danse entre fausse nécessité et vraie liberté, dans laquelle il voudrait rajouter la présence du choix, parce qu’on vivrait dans un monde où « tout le monde a le choix aujourd’hui ». Ce qu’Aspe essaie de développer comme vision alternative, c’est celle d’un choix rendu nécessaire. Plutôt qu’une nécessité qui pousse vers la liberté à force d’oppression, un choix qui se construit comme nécessaire. Pour ça, il s’appuie sur la métaphore des oasis et du désert qu’il a commencé à brosser dans son précédent bouquin (qui est disponible en ligne, vu qu’on est entre camarades). Le désert, c’est le capitalisme, en gros. On habite des oasis au milieu du désert: « Les oasis c’est ce qui permet de nous accommoder de l’avancée du désert d’autant mieux qu’on peut se vivre, et à juste titre, d’une certaine manière en tant qu’on garde une irréconciliation avec l’avancée du désert ». Les oasis, ce sont nos maisons, nos collectifs, nos relations amoureuses, politiques, … tout ce qu’on habite au quotidien. Ces oasis sont ambigües: elles nous permettent de vivre et sont indispensables en tant que telles, mais elle prolongent aussi la survie et nous fournissent la bonne conscience qui nous permet d’accepter le désert qui s’approfondit.

C’est cette métaphore des oasis qui fournit à Aspe la perspective lui permettant de dénouer son dilemne du retournement de la nécessité en liberté: le désert progresse constamment, il s’insinue partout. Chaque fois qu’on sort ou qu’on rentre, du sable s’infiltre: « on demande quand même aux oasis d’être des endroits où on peut fuir et lorsque nous fuyons nous faisons entrer le sable dans les oasis », nous dit Aspe dans son texte. A partir de ce moment là, notre choix devient clair: il faut combattre le désert pour défendre nos oasis. Tant que le désert est là, nos oasis sont condamnées, à plus ou moins long terme. Alors, il faut se décider à faire face à ce désert, à aller y chercher les outils qui vont nous permettre de renverser sa progression. Parce que sinon, on perd nos oasis petit à petit. On doit se mettre en danger dans le désert, accepter ce danger, faire le choix de ce danger, pour nous sauver à long terme. A priori, on pourrait préférer rester chacun-e-s dans nos oasis, à chercher notre « épanouissement vital » comme dit dans le texte; mais il faut prendre le risque de se vouer à la politique pour préserver notre vie. C’est la différence par rapport au schéma de la nécessité dont parlait Aspe: on n’est pas obligé de se battre, on pourrait ne pas le faire, mais on va le faire, parce qu’on le veut, parce qu’on le choisit. Pour reprendre les mots du titre, la nécessité vient de nous, c’est une nécessité subjective, pas une nécessité objective, qui viendrait de l’extérieur, de la pauvreté, de l’exploitation, … Nous choisissons de mettre en danger nos petites vies à travers la politique parce que nous développons cette nécessité en nous.

Cette métaphore des oasis et cette représentation du capitalisme en désert est centrale dans le développement du texte de Aspe (c’était aussi le cas dans son bouquin). Cette métaphore est un des piliers de sa construction théorique. Elle est parlante et amène un ensemble assez riche d’idées nouvelles. Mais je ne l’aime pas. Pourquoi ? Pitêtre que, si vous êtes une des trois personnes qui suit ce blog depuis longtemps, vous avez déjà une idée de ce que je vais dire: oui, j’ai déjà dit quelque chose de très proche. Ça tient à quelque chose de très simple: le capitalisme est une réalité riche et vivante, pas un désert. Le capitalisme est un ensemble dynamique de relations sociales, et pas une catastrophe naturelle. Parce que si tout le monde fait face au désert en survivant dans son oasis, pourquoi le désert existe-t-il ? Pire, pourquoi est-ce qu’il s’étend, qu’il s’approfondit ? On pourrait se dire que la majorité, que la plupart des gens lutte contre le désert, et qu’une minorité le créé et le propage. Mais pourquoi travailler à propager un désert ? Quel intérêt ? Parce qu’on est une espèce différente qui peut y vivre ? Parce qu’on est méchant-e ? En allant dans cette direction, je crois qu’on se retrouve assez facilement dans le terrain de la morale (et la morale, ça ne mène généralement à rien de bon politiquement), avec des méchants dominants qui construisent un monde de merde et détestable parce qu’ils souhaitent faire chier le monde. Plus grave, en allant dans cette direction, on signale un échec de compréhension: le désert n’est pas une réalité positive et cohérente, c’est une sorte de trou noir énigmatique qu’on a renoncé à saisir. On abandonne le matérialisme qui me tient à cœur. On ne comprend plus le capitalisme en tant que réalité humaine et on se met à utiliser le registre du désastre, de la catastrophe. Mais il n’y a pas de politique dans les désastres naturels si on leur enlève leur dimension humaine, c’est-à-dire leur dimension sociale.

En fait, je pense qu’un des apports essentiels du féminisme, c’est d’empêcher ce genre de solutions de facilité dans la réflexion sur la domination. Pour le capitalisme, on arrive à se dire qu’une minorité en est responsable parce qu’elle n’est pas très gentille, qu’elle est égoïste. Mais pour le patriarcat, qu’est-ce qu’on fait ? Le patriarcat profite quotidiennement à la moitié de l’humanité. Où sont les oasis anti-patriarcaux ? La plupart des oasis qu’Aspe a en tête ne sont probablement pas non-mixtes, et donc n’échappent pas au patriarcat (et on pourrait d’ailleurs argumenter que les collectifs non-mixtes n’échappent pas non plus aux dynamiques patriarcales; monde de merde): sur quoi fonder une offensive contre le patriarcat alors ? Je ne crois pas aux oasis, parce que je ne crois pas au désert. Les relations de domination traversent nos collectifs et même nous-mêmes constamment. Inversement, des relations collectives chouettes traversent aussi constamment les entreprises et les rues. Je n’aime pas beaucoup cette séparation intérieur/extérieur que pose la métaphore des oasis, cette frontière claire et nette (le fait que cette frontière bouge constamment parce que le désert s’approfondit ne l’empêche pas d’être nette). Je ne l’aime pas parce que poser un intérieur et un extérieur nous conduit souvent à faire comme si il y avait deux mondes différents obéissant à des règles séparées qu’on devrait comprendre de manière tout aussi séparée. Or, faire comme s’il y avait deux mondes nous empêche de comprendre l’un à partir de l’autre; le capitalisme à partir de notre vécu, le sommet de l’état à partir de nos maisons. On perd en capacité de compréhension, et donc on perd en capacité d’action collective, je crois.

Un autre problème que pose cette frontière entre les oasis et le désert, c’est qu’on va avoir, à ce moment là, souvent tendance à modérer nos critiques de l’intérieur, à préserver l’intérieur de peur de le perdre. A la fin du texte, Aspe dit que « l’on peut attacher l’insuffisance politique à l’attachement aux oasis y compris les oasis communautaires, les oasis politiques disons ». Ça peut peut-être suffire à répondre au danger que je pointe. Mais j’irais plus loin: ce n’est pas seulement l’attachement aux oasis qui peut poser problème, mais les oasis elles-mêmes. Des fois, il faut s’exposer au danger pas uniquement pour préserver les oasis, mais pour les attaquer au contraire, pour les remettre en cause. Et là, la métaphore ne fonctionne plus très bien, et la théorie construite à partir de la métaphore me parait plutôt insuffisante. Une oasis peut aussi être un lieu où on est particulièrement en danger. Et les bédouins nous apprennent qu’on peut parfaitement vivre dans le désert.

Il y a quelque chose d’autre qui me chiffonne dans ce texte, quelque chose qui a un rapport avec les nombreuses références philosophiques, la présence d’un vocabulaire tout aussi philosophique, et l’utilisation des premiers textes de Marx, comme si Marx n’avait pas développé entre temps une théorie assez différente du prolétariat. Mais là, je crois qu’il faut que j’écrive un autre texte où je parlerais de cette satané philosophie et de mon rapport à elle.


2 Comments on “Oasis ?”

  1. 1 Carl said at 7 h 27 min on mars 25th, 2011:

    Juste une précision : considérer le capitalisme comme un désert veut dire que le capitalisme est hostile et l’image de la petite oasis veut dire que tout le monde a conscience que le capitalisme est hostile et aussi qu’il doit être combattu. Il faudrait donc combattre l’avancée du désert par des méthodes que l’on sait très efficace ! Que représente la taille de l’oasis ? Les relations sociales peut-être et effectivement je rejoins par là votre critique de cette image. Dans la société la conscience politique est d’une diversité incroyable, est-ce que toutes les « oasis » sont similaires et différentes par la taille ? Est-ce que l’individu vit dans une antithèse parfaite du capitalisme (oasis/désert) alors que comme vous le dites l’individu vit dans le capitalisme ? Cette image pose des problèmes que vous relevez très bien. Je dirais même qu’Aspe est un penseur qui ne voit pas que le prolétariat est la classe indispensable au capitalisme pour la production et intégré totalement à celui-ci et qu’en même temps il peut en devenir son fossoyeur.

  2. 2 murmures said at 15 h 17 min on mars 27th, 2011:

    Merci pour le commentaire, et je suis tout à fait d’accord avec les précisions apportées. Et j’aime bien le signaler, même si c’est peut-être un peu étrange.