Révolution / contre-révolution
Posted: juin 18th, 2010 | Author: murmures | Filed under: Marx, marxisme, matérialisme | 2 Comments »Dans quelques articles précédents, j’ai parlé de périodes contre-révolutionnaires. J’utilise ce terme, parce que ça me paraît être la meilleure manière de décrire ces périodes de reflux, de recroquevillements, où toute perspective de transformation du monde disparaît pour les gens qui y sont plongé-e-s. Inversement, je ne vois pas beaucoup de manière de parler des années 20/30, des années 1860-1870, des années 60/70 un siècle plus tard, de ces périodes où les possibilités de transformation sociale sont partagées et présentes au quotidien, autrement que comme des périodes révolutionnaires
Sauf que l’idée de révolution n’est plus à la mode, même chez les radicaux. De nos jours, on va plutôt parler de subversion ou d’insurrection (qui vient ou pas selon les points de vue, mais ce n’est pas le sujet ici). Ce qui change entre les différents termes, c’est un rapport au pouvoir. Le schéma révolutionnaire du XIXème siècle, que le léninisme va prolonger durant le XXème siècle), c’est le schéma issu des grandes révolutions bourgeoises des siècles précédent (les deux révolutions anglaises, la révolution américaine et la révolution française): une classe renverse le pouvoir pour instaurer un ordre nouveau. Ce qui varie en fonction des positions, c’est la classe renversant ce pouvoir (bourgeoisie, prolétariat, paysannerie, prolétariat et paysannerie alliés ensemble, …), le type d’ordre instauré (une république bourgeoise, un état socialiste, une dictature du prolétariat marxiste-léniniste, une libre société anarchiste, …) et éventuellement les moyens employés (lutte armée ? soulèvement populaire ? grêve générale expropriatrice ? …). En tout cas, il y a un pouvoir centralisé, étatique, qu’il faut attaquer et renverser pour faire triompher dans la société un nouvel ordre social incarné par un groupe précis au sein de cette société (un sujet révolutionnaire, pour renouer avec les notes sur Tiqqun). Depuis ce schéma, de l’eau a coulé sous les ponts, Foucault est passé par là et nous a expliqué que le pouvoir était une relation et donc qu’il ne pouvait pas être « renversé », la théorie féministe a pu montrer toute la partie intime et non-étatique de la domination, et l’expérience de l’URSS et des dictatures issues de la décolonisation ont jeté un sacré froid sur ce schéma centré autour d’une grande révolution.
Mais, au fait, une révolution, plus précisément, c’est quoi ? La révolution, c’est à l’origine un terme d’astronomie décrivant le chemin d’une planète ou d’une étoile, retournant au point de départ après avoir accompli un tour complet le long de son orbite (ça vient d’une racine latine quelconque liée au fait de tourner, comme nous l’apprend le Wiktionnaire) . Il y a donc une notion de mouvement, de changement, mais de changement circulaire, fermé, qui repasse par les mêmes points. Je crois bien que si ce terme va être réutilisé avec un sens politique, c’est grâce à cette signification de changement dans la continuité. Une société qui accomplit sa révolution, c’est une société qui change pour aller à un point distant mais plus ancien, qui se transforme pour retourner à un état plus proche de ses origines. Faire une révolution, c’est amener un ordre plus juste, plus conforme à ce que le monde doit être. Plus juste, et quelque part plus « naturel », plus conforme à ce qu’on imagine être un monde idéal. Historiquement parlant, toutes les révolutions et toutes les tentatives révolutionnaires ont fonctionné autour de l’invocation d’un projet à accomplir, projet qui vise à une réalisation plus profonde d’une nature (sociale, humaine, populaire, nationale, …). C’est là que se forme la boucle qui donne son nom à la révolution: on fait la révolution pour libérer cette nature qui était en fait déjà là, attendant d’être libérée pour bourgeonner. On a pas l’habitude d’y penser (enfin je crois), mais les références à la « libération » de la nation, du prolétariat, du peuple, impliquent que ce qu’on libère existe déjà, mais est entravé; ces idées de libération nourrissent les révolutions: la révolution française libérait le peuple français de l’aristocratie, les révolutions anglaises libéraient le peuple saxon opprimé par l’absolutisme normand, les révolution socialistes voulaient libérer la classe ouvrière du joug du capital, …
Je crois que cette tension est centrale dans l’idée de révolution: changement radical, mais changement qui doit permettre de revenir à quelque chose de plus fondamental qui était auparavant masqué et enfermé. Une révolution, ce n’est pas un évènement chaotique où tout est chamboulé n’importe comment: c’est un passage entre deux ordres différents, ayant chacun leur système de valeurs, leur idée de ce qu’est le monde, de l’essence et de la nature des choses sociales. Chacun des deux ordres, le « vieux » et le « nouveau », se pense comme plus légitime et juste que l’autre, plus conforme à ce qu’un ordre social idéal doit être. L’objet du conflit dans une révolution, ce qui change à grande vitesse, ce sont tous les éléments qui sont nécessaire pour former un ordre social: c’est la nature du monde, l’essence des choses et des humain-e-s, ce qui est juste et ce qui ne l’est pas. Le changement est dans le passage d’un ordre à un autre, la continuité se trouve dans le fait que les deux ordres se veulent tout autant légitimes et prétendent tous deux être l’expression de la vraie nature d’une société donnée (ou même de l’humanité). La bourgeoisie française prenant le pouvoir en 1789 redéfinit ce qu’est être français-e, redéfinit l’histoire et la tradition française et se l’approprie au détriment de l’aristocratie: la France est toujours la France après la Révolution, mais la France « d’avant » était quelque part moins la France, une France imparfaite, handicapée par l’absolutisme royal. D’où la métaphore du réveil de la France (ou du peuple), employée par de nombreux leaders révolutionnaires.
En fait, une révolution, ça commence par tout un travail de remise en cause des évidences qui permettent au vieux monde qu’on attaque de se maintenir. Ces évidences, ce sont des gestes, des paroles ou des idées: ce qu’il faut faire, ce qu’il faut dire, ce qu’il est bien de penser dans telle ou telle situation. Quand tout le monde fait ce qu’il doit faire au bon moment et pense les bonnes choses, il n’y a pas de révolution possible. Toute révolution suppose qu’à un moment, des choses qui n’auraient pas dû être dites ou faites le soient. Ce n’est uniquement après avoir commencé à aller dans cette direction qu’on peut passer à l’étape suivante, qui est de remettre en cause la justesse de la manière dont les choses étaient pensées ou faites auparavant. Peut-être que l’aristocratie ne mérite pas tous ces privilèges ? Peut-être que les profits des patrons sont directement le fruit du travail des travailleureuses ? Peut-être que les femmes ne sont pas plus stupides que les hommes ? A partir du moment où toutes les évidences soutenant le monde qu’on attaque commencent à être interrogées largement et concrètement (à travers le refus d’obtempérer, à travers l’insolence, à travers la grève, …), alors quelque chose comme une révolution peut éventuellement commencer. Tout ce travail de sape est nécessaire parce qu’une domination repose toujours sur une idée du monde qui lui permet d’apparaître comme juste et légitime. Tant que la justification tient, tant que l’explication paraît crédible, la domination n’est pas menacée, parce que l’injustice n’apparaît pas. C’est normal, logique que les choses soient comme ça: parce qu’elles ont toujours été comme ça, parce que c’est la volonté de Dieu, parce que l’évolution a fait les choses comme ça, parce que la science l’a dit, parce que les dominant-e-s le méritent bien, parce que sans elleux on ne pourrait rien faire, …
Toutes ces évidences qui tiennent le vieux monde forment une nature, nature sociale et/ou nature englobant aussi la vie dans sa totalité; une nature, c’est-à-dire un ensemble de positions sur le fonctionnement du monde, sur sa cohérence et sa logique, prises afin de rendre légitime et acceptable une domination. Dans Sexe, race et pratique du pouvoir, Colette Guillaumin (on peut trouver une petite introduction à son analyse ici ou un article d’elle ici) montre la centralité de cette nature dans la domination et son fonctionnement: « dès qu’on veut légitimer le pouvoir qu’on exerce, on crie à la nature » (dit-elle dans le premier texte du livre, Pratique du pouvoir et idée de nature). La nature, c’est ce qui est évident, qui ne pose pas de problème: « une façon de dire la vérité pour ne pas la connaître » (toujours dans le même texte). Tant que le vieux monde est naturel, tout tient en place et la domination n’apparaît pas, puisque tout est en place pour que cette domination ne soit pas visible. C’est pour ça que toute révolution commence par attaquer ces évidences. C’est là que je tient à l’usage de ce mot révolution pour désigner des périodes révolutionnaires: une période révolutionnaire, c’est une période de dé-naturalisation, où la nature du monde, auparavant considérée comme allant de soi, est maintenant objet de contestation en acte et en parole. Inversement, la contre-révolution, c’est le retour de la nature, c’est les dominant-e-s forgeant de nouvelles évidences, des évidences conçues pour mettre fin à la précédente période révolutionnaire. Pour revenir sur un texte précédent, ce que François Cusset décrit dans La décennie, c’est exactement une période contre-révolutionnaire, toute entière consacrée à construire une nouvelle justification de la domination après la grande frayeur entraînée par les difficultés qu’avait connu la précédente.
Sauf que, pour revenir à l’idée de révolution, c’est là que le bât blesse. Une révolution implique bien une phase de dé-naturalisation pour venir à bout de l’ordre ancien, mais elle vise aussi à établir un ordre nouveau sur la base d’une autre nature, meilleure et plus juste. Il s’agit bien d’accomplir un cercle, de revenir à un ordre plus pur. Ce que je cherche à dire là, c’est que toute révolution implique aussi sa propre contre-révolution, son propre retour à l’ordre et l’établissement d’une nouvelle domination appuyée sur une nouvelle nature. C’est dans la logique même du concept, et c’est pour ça qu’il a été sorti de son domaine de départ (l’astronomie) pour servir à décrire un processus social et politique. Une révolution réussie (comme les révolutions bourgeoises dont j’ai parlé plus haut) ne peut que devenir le point de départ pour de nouvelles révolutions, puisque qu’elle retourne, en un sens, au point de départ: elle ne sort pas du cercle et ne le souhaite pas.
C’est de là que vient mon ambivalence par rapport à ce mot. D’un côté, toute révolution implique une période où un travail incroyable de dé-naturalisation du monde est effectué, et ce mot permet de décrire toute la force et l’intensité d’un tel moment. D’un autre côté, ce concept contient lui-même l’écrasement des perspectives qu’il ouvre, puisque qu’il s’agit bien, encore une fois, d’affirmer une nouvelle « liberté naturelle » qui recouvre une nouvelle domination (la révolution française ou la révolution russe sont des cas d’écoles de ça). Ce n’est pas un hasard si j’ai centré ma lecture (et ma critique) de Tiqqun sur leur fameuse (sisi, elle est fameuse, je vous jure) définition du communisme: le « libre jeu des formes-de-vie ». Dans Tiqqun, la nature, c’est les formes-de-vie, les évidences qu’il serait ridicule d’interroger. L’insurrection, c’est ce qui doit libérer ces formes-de-vie, leur permettre de jouer librement. C’est pour cette raison que je pense que, malgré le fait que le mot de révolution ne s’y trouve pas, Tiqqun (et après lui l’Appel, l’Insurrection qui vient et autres suites) ne sort pas du schéma révolutionnaire dont j’ai parlé au début.
Par quoi remplacer tout ça ? Comment faire pour ne pas se représenter nos luttes pour venir à bout des dominations comme des retour à un ordre plus naturel et plus juste ? Comment ne pas retomber sur des évidences masquant les relations et les rapports concrets qui sont en jeu ? Voilà des bonnes questions, à mon avis. Je vois tout ce vocabulaire de révolution comme un problème en attente de solution, comme quelque chose qui nous fait regarder dans la bonne direction, là où on pourra trouver des réponses intéressantes.
Ce point de sémantique me trouble assez. J’avoue n’avoir jamais pris le temps de m’intéresser au sens de ce mot auparavant. Sans doute car il est chargé d’histoires, d’espoirs, de martyrs et de « liberté ».
Curieusement, je doute que ce soit les aspects que tu critiques ici qui font que l’idée de révolution n’est plus à la mode. Ou quelque peu dans la bouche des cyniques qui disent « on peut pas changer grand chose ».
Pourtant, il me semble difficile d’abandonner cette banière qui permet à celleux qui agissent pour transformer les conditions d’existence de se reconnaître. Ou tout du moins, de (re-)lier leurs gestes, de les mettre en perspectives, spatiales et temporelles.
Dé-naturer l’idée de révolution, voilà un travail de funambules.
Réflexions préciseuses, en tout cas.
précieuses réflexions peut-être, précieux commentaire en tout cas. je ne sais pas trop quoi dire de plus que merci pour le retour 🙂