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1972: Limites et saut insurrectionnel

Posted: avril 13th, 2011 | Author: | Filed under: Fils historiques | Commentaires fermés sur 1972: Limites et saut insurrectionnel

Banderolle dans les rues de Turin

« Comment se fait-il qu’il faille maintenant toute une armée pour expulser un-e locataire ici, alors que des centaines d’expulsions ont eu lieu avant avec un seul policier à chaque fois ? C’est parce qu’ici, à Quarto Oggiaro, les gens se sont rassemblé-e-s pour lutter. »

– une vieille habitante de Milan, le 1er mai 1970

 

Bon, quand j’ai dit que j’allais fonctionné avec des grandes dates pour parler de l’Italie des années 70, j’ai un peu menti. Non, parce que parfois, les dates, ce n’est pas très pratique. Alors là, en pratique, je vais plutôt parler d’une période que d’une date précise. Une période centrée autour de l’année 1972. 1969-1973, en gros.

Dans cette période-là, l’explosion sociale lancée en Italie dans l’automne 1969 se poursuit et s’élargit. Des pratiques s’inventent, se réinventent et se diffusent: grèves sauvages, occupations d’usines, blocages et piquets de grèves, grèves des loyers, autoréductions, … Parti des usines, le mouvement se généralise dans l’espace, jusqu’à s’étendre à la ville entière. Un des symboles de ça, c’est le lancement par Lotta Continua en 1971  d’une campagne « Prendiamoci la cita » (« prenons la ville » en bon français bien de chez nous), qui décentre l’action politique de l’organisation de l’usine et des facs, pour l’orienter vers les quartiers, la prison, l’armée, … Dans un document de l’organisation écrit au moment du lancement de la campagne, les choses sont posées clairement: « la ville n’est tout simplement que le réseau d’instruments de domination et d’exploitations que les patrons ont inventé pour maintenir les travailleurs sous contrôle et pour les diviser à chaque instant de leur existence. […] Aujourd’hui [novembre 1970], il commence à se produire dans la sphère sociale quelque chose de comparable à l’explosion ayant secoué les usines italiennes il y a deux ans ». J’ai pris Lotta Continua pour illustrer, mais l’élargissement des luttes en dehors des usines se produit un peu partout dans le nord ouvrier de l’Italie. Alors pourquoi ?

L’habitante de Milan que j’ai cité tout en haut de ce texte donne un élément de réponse. Elle parle dans une réunion publique organisée sur la place centrale du vieux quartier ouvrier Quarto Oggiaro, après la manifestation de 2000 personnes, le 1er mai 1970. Cette manifestation était particulière puisque, pour la première fois, les gens n’avaient pas manifesté dans les cortèges syndicaux, mais avaient formé un cortège autonome du quartier. Ça fait en effet près de deux ans qu’un nombre considérables d’habitant-e-s se sont mis en grève des loyers, se défendant les un-e-s et les autres lorsque la police intervient pour essayer d’expulser celleux qui ne paient pas. Quarto Oggiaro, c’est un quartier de grands ensembles HLM (avec une esthétique qu’on reconnaitrait entre mille, vive l’après-guerre), où la municipalité va tenter d’imposer une augmentation de 30% des loyers en 1968. C’est autour de ces augmentations que s’articuler les luttes en usine et les luttes « à l’extérieur », comme le dit très bien notre habitante du quartier: « Tout le monde parle des contrats de l’Automne Chaud [les conventions collectives très favorables obtenues après les luttes de 1969], mais qu’est-ce que les ouvriers ont gagné ? Rien. Absolument rien ! Je vois bien à quoi ressemblent les comptes de ma famille: quand tu fais les courses, les prix augmentent tous les jours. Je dirais que nous avons perdu ».

La stratégie des patrons italiens durant cette période est en effet de lâcher du lest sur les salaires quand ils n’ont pas le choix, avant de se rattraper sur les prix pour pouvoir maintenir un taux de profit constant. Comme ailleurs en Europe et aux Etats-Unis, l’augmentation des prix, l’inflation en Italie durant les années 60/70 est considérable: jusqu’à environ 15% (pour donner une idée, durant les années 80, l’inflation va plutôt être aux alentours de 2/3%). Cette inflation était d’ailleurs un des piliers des politiques économiques de l’époque, vu qu’on considérait qu’elle permettait de faire baisser le chômage. En fait, tout l’équilibre de la société capitaliste de l’époque en Europe est bâtie autour de ça: plein emploi, augmentation parallèle des salaires et des prix. Avec les autoréductions (de la bouffe, des tickets de transports, de l’électricité, …) et les grèves de loyers, les luttes italiennes attaquent au niveau des prix pour éviter que les gains de salaires soient bouffés par l’inflation. La ligne politique qui se profile aussi bien à l’extérieur qu’à l’intérieur des usines est donc celle-ci: la question du salaire, que ce soit directement (dans les contrats de travail) ou indirectement (au niveau des prix).

Cette ligne remet en cause l’équilibre capitaliste de la société italienne de l’époque. Jusqu’ici, le jeu était clair: les syndicats négociaient des augmentations de salaires en échanges de gains de productivité (travailler « mieux » pour gagner plus). Vu que la productivité augmentait, les patrons étaient contents, et la classe ouvrière était censée y trouver son compte puisque les salaires augmentaient, que plus de biens de consommation étaient disponibles, et que la protection sociale devait permettre à tou-te-s de vivre décemment. Les luttes de 1969 et au-delà vont attaquer cet équilibre sur tous les fronts:

  • les grèves en usines revendiquent des augmentations uniformes de salaires. Ça veut dire que ce n’est plus la place dans l’appareil de production qui doit déterminer le salaire.
  • elles revendiquent aussi des augmentations de salaires indépendantes des gains de productivité. Les augmentations de salaires ne doivent pas conditionnées au fait que le patron y trouve son compte.
  • les grèves de loyers et autres autoréductions remettent en cause la fixation des prix par le capitalisme. Les revendications réintroduisent l’idée de besoin. Toujours à Quarto Oggiaro dans la même réunion, une ouvrière de FIAT le résume: « Une maison c’est un droit, et c’est au nom de ce droit que j’en ai pris une ».

La cohérence derrière ces luttes et ces revendications, c’est l’idée de salaire généralisé (ou politique, ou garanti, les opéraïstes vont tourner autour cette idée à partir de 1968). La classe ouvrière produit, et tout le monde a droit à une part de ce produit, part qui doit être déterminée par la classe ouvrière elle-même, et non pas par les lois capitalistes du marché. Les revendications autour du salaire peuvent être l’outil permettent de basculer de la situation actuelle, où ce à quoi on a droit est déterminé par notre efficacité selon des critères capitalistes, à une réalité différente, où chacun-e a droit à une part égale du produit collectif. Le pouvoir ouvrier dans l’usine, dans la rue, dans le quartier, est l’outil qui doit permettre cette transformation. Bien sûr, les formulations varient de collectifs en collectifs et d’organisations en organisations, mais les grandes lignes politiques des luttes de l’époque tendent vers cette direction. L’assemblée autonome de l’Alfa Romeo résume tout ça en 1974: « par salaire garanti, nous entendons le droit à la vie […]. Parce que dans une société communiste, chacun doit contribuer selon ses capacités et recevoir de la société selon ses besoins ». L’équilibre de la société de l’époque était construit autour de l’idée que tout le monde bénéficiait du développement capitaliste, et que donc tout le monde avait intérêt à y participer et à suivre ses règles. Les luttes italiennes qui s’ouvrent à partir des années 1969 attaquent ce cadre. Et la bourgeoisie italienne va donc réagir.

C’est là que j’ai beaucoup apprécié l’apport de Moretti. Si j’ai choisi cette date charnière de 1972, c’est que c’est le moment où les limites de ce cycle de lutte vont commencer à apparaitre. Le problème, c’est que la plupart des textes qui parlent de cette époque (et y’en a pas tant que ça) vont insister sur la répression pour expliquer les difficultés du mouvement. C’est clair que la répression va ne faire qu’augmenter à partir de là, jusqu’à atteindre une apogée délirante. Mais la répression n’est toujours qu’une explication très partielle de la chute d’un mouvement. Des mouvements ont fait face à une répression incroyable et ont quand même tenu le coup. La répression explique la force de l’adversaire, mais n’explique pas nos propres faiblesses. Une autre ligne explicative, c’est souvent de dire que la militarisation des groupes armés a aussi étouffé le mouvement, que le mouvement c’est « retrouvé coincé entre les Brigades Rouges et l’Etat ». C’est la position des deux journalistes d’Il Manifesto qui interrogent Moretti dans le bouquin. Cette explication me semble aussi limitée que la précédente, puisqu’elle ne répond pas à la question de savoir pourquoi les Brigades Rouges se sont créées, de quelles nécessités elles sont nées, et donc elle n’explique finalement pas grand chose. Moretti amène quelque chose d’autre, il dit, certes, que « l’Etat a réprimé », mais il ajoute un nouvel élément: « le patron a restructuré ». Je crois qu’à partir de ça, on commence à avoir les deux axes explicatifs nécessaires pour comprendre: les transformation du capitalisme, de son mode de production, et la répression parallèle.

Pour ce qui concerne la répression, c’est sûr qu’elle était considérable depuis le milieu des années 60. Durant l’automne chaud de 1969, une partie importante des conflits a tourné autour de l’obtention de la réintégration de dizaines d’ouvriers qui avaient été licenciés par les patrons suite aux luttes. Le mouvement étudiant est sérieusement attaqué dans la rue, avec des manifestations régulières débouchant souvent sur des centaines d’arrestations, des blessé-e-s, et même parfois des mort-e-s (comme le 27 octobre 1969 à Pise). Les affrontements se multiplient avec les membres du MSI, le parti néo-fasciste italien, qui attaque régulièrement les facs occupées et les piquets de grève. Les expulsions sont très dures elles aussi: le 3 juin 1971, un bébé de sept mois meurt à Milan à cause des gaz lacrymogènes utilisées par la police pendant l’expulsion de familles mal-logées. Il ne faut pas non plus oublier les différents attentats des services secrets visant à terroriser la population, comme le célèbre attentat de la Piazza Fontana, en 1969, qui fait une vingtaine de mort et une centaine de blessé-e-s. Le nombre d’actes violents ne fait qu’augmenter au fil des années: 439 en 1969 d’après le ministère de l’intérieur italien, puis 554 en 1970, se stabilisant autour de 700/800 dans les années 1971-1976. Mais il est intéressant de constater que cette violence vient d’abord de la police et de l’extrême-droite: d’après les mêmes sources, deux-tiers des actes violents sont le fait de l’extrême-droite sur la période. Bien évidemment, le ministère de l’intérieur italien ne comptabilisait pas les violences de la police, mais la même augmentation peut s’observer de ce côté-là. Tout un climat de violence et de peur s’installe dans l’Italie de l’époque. En décembre 1970, une tentative de coup d’état par une milice d’extrême droite a même lieu.

Face à cette répression féroce, des mécanismes d’autodéfense vont très vite se développer. Les manifestations se font plus préparées et résolues face à la police, et la lutte contre les fascistes qui servent de milices paramilitaires va se durcir. L’autodéfense se développe dans les actes, mais aussi dans les discours: dès fin octobre 1969, le journal de l’organisation Potere Operaïo titre « Oui à la violence ouvrière ».  Le capitalisme se durcit et se fascise, il faut donc développer une contre-violence révolutionnaire pour y répondre. Potere Operaïo le dit dans un tract de la fin 1971: « Au point où en est arrivée la lutte en Italie, tout discours justificateur de la violence nous semble autant hypocrite qu’inutile. […] Il nous importe au contraire de répéter que, sans une théorie et une pratique de la violence, le mouvement révolutionnaire ne réussira jamais à se donner une stratégie pour abattre la domination du capitalisme et instaurer le pouvoir ouvrier ». Face à la répression exercée par le capitalisme, il s’agit d’abord de se défendre. Puis, petit à petit, le ton va passer à l’offensive face au durcissement du conflit.

Les organisations d’extrême-gauche nées pendant les luttes de 1968-1969 vont progressivement s’orienter vers une perspective insurrectionnelle, où il s’agit pour le mouvement d’attaquer l’état et la police, et de construire le mouvement ouvrier dans cet affrontement. Plus globalement, des pratiques illégales et confrontationnelles commencent à se répandre, voire même à se généraliser dans les luttes. Des organisations d’extrême gauche, Potere Operaïo (qu’on va appeler à partir de maintenant, suivant la tradition de l’époque, PotOp pour faire plus court) va aller le plus loin dans ce chemin de l’insurrection: là où d’autres groupes comme Lotta Continua ou Il Manifesto voyaient les luttes futures sous un angle positif et optimiste, PotOp voyait une urgence réelle du mouvement à vaincre par l’insurrection ou à mourir: les discussions sur le « parti armé » ont fleuri durant le deuxième, et surtout durant le troisième congrès du groupe en septembre 1971. Lotta Continua se lance aussi dans une perspective insurrectionnelle en 1972, avec une place de plus en plus grande prise par les membres du « service d’ordre » de l’organisation. Au congrès de 1972 de LC, Sofri, un des leaders majeurs de l’organisation, parle d’affrontement avec l’état et de violence révolutionnaire . Les théorisations étaient parfois différentes mais le noyau des luttes des années précédentes sent que quelque chose est en train de se durcir et qu’il faut y répondre d’une manière ou d’une autre. Comme le dit Moretti: « quelque chose, l’Etat, pas seulement l’adversaire dans l’entreprise, était en train de nous mettre le dos au mur ».

Au même moment, des petits noyaux ouvriers commettent la première action sous le sigle de « Brigades Rouges »: l’incendie de semi-remorques de Pirelli le 25 janvier 1971. C’est une action avec le même mode opératoire que des centaines d’actions illégales non-revendiquées qui ont eu lieu autour des conflits d’usines de l’époque. Ce qui change, c’est qu’elle est revendiquée le 6 février, dans un tract diffusé clandestinement dans les usines de Milan. Cette revendication marque une volonté de lancer un mouvement de guérilla urbaine ouvrier dans le nord de l’Italie. Un an plus tard, le 3 mars, les BRs enlèvent le dirigeant d’une grande usine de Milan, la SIT-Siemens (celle où travaillait Moretti), et le séquestrent pendant quelques jours. D’autres actions ont lieu dans l’année 1972: des voitures appartenant à des dirigeants d’un syndicat maison de la FIAT sont incendiées à Turin le 26 novembre 1972, même chose le 17 décembre. L’usage de la violence était courante dans le mouvement ouvrier du Nord à ce moment là, mais là, il s’agit d’actions ciblées, clandestines et revendiquées, quelque chose de différent. Alors pourquoi cette différence ? C’est là que la restructuration du capital intervient.

Dès 1969, certaines usines vont commencer à être réorganisées: diminution de la main-d’œuvre qui permet de virer une partie des militants, réorganisation du processus de production vers une concentration moindre autour des grandes forteresses ouvrières. Début de la sous-traitance à des petites entreprises. Le récit de Moretti sur l’usine Pirelli qui avait vu naitre la première colonne des Brigades Rouges est clair: « C’est à ce moment-là qu’à débuté – d’abord seulement chez Pirelli -, un processus de restructuration, dont les effets ont été terribles. Ils ont fait le ménage. L’entreprise a fermé les ateliers les plus combatifs, licencié les ouvriers à l’avant-garde et modifié l’organisation de la production de manière à réduire les possibilités de s’y opposer jusqu’à les faire disparaître ». Le tissu social, les grands quartiers ouvriers et les grandes usines du nord de l’Italie, qui a vu naitre ce cycle de luttes est transformé par la bourgeoisie italienne avant d’éliminer le mouvement qui se créé. Moretti continue: « Pirelli était présente au niveau mondial dans divers pays et, pour la première fois, a fait venir des matériaux de ses usines espagnoles, au moment où les ouvriers bloquaient complètement l’établissement de Bicocca, rendant ainsi leur action sans effet ». Ce qui se joue à ce moment-là, c’est que les grandes firmes italiennes commencent vraiment à agir en tant que multinationales, à utiliser les ressources offertes par une organisation plus souple du travail pour se débarrasser des avants-gardes ouvrières qui avaient commencé à empêcher leur expansion en Italie. L’enclume et le marteau: la répression empêche le mouvement de progresser plus, tandis que la restructuration détruit petit à petit le terrain qui le fait vivre.

Le mouvement autonome, qui nait sur l’échec progressif des organisations créées par le cycle des luttes de 1968-1969 (PotOp, LC, …), se confronte à cette restructuration sous l’angle de la « lutte contre le travail au noir », qui va jouer un rôle de plus en plus fondamental. Le travail au noir, ce sont les ateliers très discrets établis petit à petit par des petites entreprises dans les banlieues des grandes villes italiennes. Ces ateliers vont servir de plus en plus aux grandes entreprises italiennes pour diminuer l’importance des grandes concentrations ouvrières très combattives dans leur appareil de production. A l’échelle de l’Italie, cette restructuration va mettre des années mais, à la fin des années 70, la conclusion est claire, et les ouvriers ont perdu. Le symbole de cette défaite, c’est FIAT: en septembre 1980, FIAT annonce 15 000 licenciements dans son secteur automobile. Après, un mois de grève, la FIAT ne cède pas, l’échec est complet, et c’est la fin des luttes autonomes chez FIAT. Mais tout ça n’est que le résultat du lent processus par lequel le patronat italien a petit à petit réduit l’importance de sa main d’œuvre rebelle. On retrouve là le monde néolibéral dans lequel on vit: main d’oeuvre plus limitée organisée en petites unités, usage constant de la sous-traitance nationale et internationale pour jouer sur les différences de status, automatisation pour réduire le besoin de main d’oeuvre, apparition des contrats précaires, …

Tout cela ne s’est pas encore produit en 1972, mais dans les usines en pointe où étaient implantées les BRs, le processus commençait à s’amorcer. Moretti dit que c’est pour ça que les BR vont se retrouver sur cette ligne de la clandestinité armée: parce que sur le terrain de l’usine, les avancées n’étaient plus possible. A posteriori, je crois qu’il avait raison. Après 1972/1973, il ne va plus y avoir de grandes victoires ouvrières. 1973 est pourtant une année incroyable: une énorme manifestation va rassembler 300 000 métallos à Rome en février, Alfa Roméo à Milan et FIAT à Turin vont connaitre des grandes grèves où les lieux vont être occupés pendant des jours par des jeunes ouvriers (les « foulards rouges » dont j’ai parlé dans le texte d’avant), le nombres de personnes en grève durant l’année n’aura jamais été aussi élevé … Mais, malgré tout ça, peu de victoires sont enregistrées et le mouvement n’arrive pas à trouver des perspectives pour aller plus loin. Les ouvriers sont maitres dans les grandes usines du Nord, et peuvent exercer un grand pouvoir sur le processus de production, son organisation et son intensité. L’absentéisme est généralisé et accepté (au sens où les patrons n’arrivent pas à le faire baisser), et certains ouvriers vont même réussir à être payées à quasiment rien foutre pendant des années. Mais, face à la répression qui se développe, il est vite clair que ces concessions ne pourront pas tenir éternellement, et à l’extérieur de l’usine, les choses paraissent bloquées et le capitalisme toujours solide.

Les avant-gardes, les assemblées autonomes, vont réussir à se maintenir à beaucoup d’endroits, mais en se réduisant petit à petit et sans réussir à obtenir un rapport de force plus favorable. Les organisations vont faire de même: après l’échec de son saut insurrectionnel, PotOp va disparaitre en 1975. LC va se transformer en parti traditionnel après la fin de sa période insurrectionnelle, avec élections et tout le bataclan. Malgré ce changement de stratégie, LC ne réussira jamais vraiment à percer politiquement, et va mourir en 1976. Comme je vois les choses, le mouvement parti en 1969 du Nord et l’Italie va petit à petit se diffuser dans le reste du pays, ce qui va lui permettre de se prolonger jusqu’en 1977, mais en mourant petit à petit à l’endroit qui a été son point de départ. Mourir, c’est peut-être exagéré, mais c’est en tout clair qu’en 1973, le mouvement n’a plus l’initiative dans les usines du Nord, et un mouvement social qui n’a plus l’initiative est vaincu à long terme. Au cœur de ce procesus, les BR vont tenter de prolonger le mouvement par les actions armées . Leur stratégie, c’était d’espérer que le cœur du mouvement soit suffisamment fort en 1972/1973 pour se lancer dans une offensive armée pour contrecarrer la répression et mettre à genoux l’état avant que la restructuration du capital ne détruise le terreau qui avait vu naitre les luttes. Une course contre la montre. Ça ne va pas marcher, mais ça ne veut pas dire que les Brigades n’étaient pas poussées par une nécessité réelle. Je pense que la différence de position des BR par rapport à d’autres tient à leur situation de l’époque: les brigades étaient au cœur du processus de restructuration qui commençait, et vont donc être mieux placées pour sentir certaines impasses qui se profilaient. Pour d’autres, ces impasses vont plutôt apparaitre quelques mois ou années plus tard.

Ce que je trouve intéressant, c’est qu’aborder la question sous l’angle de la restructuration du capital permet de réfléchir à un niveau global: cette restructuration est mondiale. 1973, c’est l’année du choc pétrolier, c’est aussi l’année de la prise du pouvoir de Pinochet au Chili, … Quelque chose est en train de changer profondément à ce moment-là. Bien sûr, à l’époque, ce n’était pas possible de savoir ce qui se passe exactement, mais le capitalisme reprend l’initiative: les diverses révolutions arabes sont écrasées, la même chose en Afrique, la révolution culturelle n’est plus qu’une farce sanglante en Chine, … Les forces sociales qui sont à l’œuvre depuis les années 60 se prennent une sacré claque, et le mouvement en Italie n’y échappe pas.

Ce que je veux encore raconter après ça, c’est le « mouvement de 1977 » comme on va l’appeler, l’autonomie, et puis aussi revenir sur le mouvement féministe italien.


Oasis ?

Posted: mars 14th, 2011 | Author: | Filed under: Marx, marxisme, matérialisme | 2 Comments »

spéciale dédicace à A.

Tiens, je vais faire là quelque chose que je ne fais pas souvent: parler d’un texte tout à fait contemporain, d’un texte d’un camarade. En l’occurrence, un texte de Bernard Aspe, publié sur le site de la Coordination des Intermittents et Précaires d’Ile de France (j’ai toujours trouvé leur nom un peu long): La figure du prolétariat, multitudes, insurrection et nécessité subjective.

Le texte revient sur une question classique: le sujet révolutionnaire, c’est-à-dire, qui est-ce qui va transformer le monde ? J’avais déjà bafouillé des choses à ce sujet en parlant de Tiqqun. C’est une question qu’on retrouve souvent actuellement parce que le grand schéma de la révolution basé sur la classe ouvrière s’est effondré, quelque part dans le chaos des années 70. C’est une thématique que je trouve assez intéressante, parce qu’elle permet souvent de plonger dans le vif du sujet, de se reposer des vieilles questions sur la marche du monde et sur la manière de transformer ce monde. Dans ce texte, Aspe fait une critique de Tiqqun assez proche de celle que je peux faire, en insistant sur ce qu’il appelle le « retournement de la nécessité en liberté »: on est tellement aliéné-e-s/exploité-e-s/opprimé-e-s, qu’on ne peut plus rien faire d’autre que se libérer.  En fait, il ne critique pas tellement ce retournement, il en fait plutôt une histoire, le faisant remonter à la grande figure d’Hegel, et essaie de développer une perspective autre.

J’ai l’impression qu’il n’aime pas le côté déterministe qu’il voit à ce retournement, le fait que la question du choix ne soit pas amenée. Dans la manière dont il décrit ça, c’est une danse entre fausse nécessité et vraie liberté, dans laquelle il voudrait rajouter la présence du choix, parce qu’on vivrait dans un monde où « tout le monde a le choix aujourd’hui ». Ce qu’Aspe essaie de développer comme vision alternative, c’est celle d’un choix rendu nécessaire. Plutôt qu’une nécessité qui pousse vers la liberté à force d’oppression, un choix qui se construit comme nécessaire. Pour ça, il s’appuie sur la métaphore des oasis et du désert qu’il a commencé à brosser dans son précédent bouquin (qui est disponible en ligne, vu qu’on est entre camarades). Le désert, c’est le capitalisme, en gros. On habite des oasis au milieu du désert: « Les oasis c’est ce qui permet de nous accommoder de l’avancée du désert d’autant mieux qu’on peut se vivre, et à juste titre, d’une certaine manière en tant qu’on garde une irréconciliation avec l’avancée du désert ». Les oasis, ce sont nos maisons, nos collectifs, nos relations amoureuses, politiques, … tout ce qu’on habite au quotidien. Ces oasis sont ambigües: elles nous permettent de vivre et sont indispensables en tant que telles, mais elle prolongent aussi la survie et nous fournissent la bonne conscience qui nous permet d’accepter le désert qui s’approfondit.

C’est cette métaphore des oasis qui fournit à Aspe la perspective lui permettant de dénouer son dilemne du retournement de la nécessité en liberté: le désert progresse constamment, il s’insinue partout. Chaque fois qu’on sort ou qu’on rentre, du sable s’infiltre: « on demande quand même aux oasis d’être des endroits où on peut fuir et lorsque nous fuyons nous faisons entrer le sable dans les oasis », nous dit Aspe dans son texte. A partir de ce moment là, notre choix devient clair: il faut combattre le désert pour défendre nos oasis. Tant que le désert est là, nos oasis sont condamnées, à plus ou moins long terme. Alors, il faut se décider à faire face à ce désert, à aller y chercher les outils qui vont nous permettre de renverser sa progression. Parce que sinon, on perd nos oasis petit à petit. On doit se mettre en danger dans le désert, accepter ce danger, faire le choix de ce danger, pour nous sauver à long terme. A priori, on pourrait préférer rester chacun-e-s dans nos oasis, à chercher notre « épanouissement vital » comme dit dans le texte; mais il faut prendre le risque de se vouer à la politique pour préserver notre vie. C’est la différence par rapport au schéma de la nécessité dont parlait Aspe: on n’est pas obligé de se battre, on pourrait ne pas le faire, mais on va le faire, parce qu’on le veut, parce qu’on le choisit. Pour reprendre les mots du titre, la nécessité vient de nous, c’est une nécessité subjective, pas une nécessité objective, qui viendrait de l’extérieur, de la pauvreté, de l’exploitation, … Nous choisissons de mettre en danger nos petites vies à travers la politique parce que nous développons cette nécessité en nous.

Cette métaphore des oasis et cette représentation du capitalisme en désert est centrale dans le développement du texte de Aspe (c’était aussi le cas dans son bouquin). Cette métaphore est un des piliers de sa construction théorique. Elle est parlante et amène un ensemble assez riche d’idées nouvelles. Mais je ne l’aime pas. Pourquoi ? Pitêtre que, si vous êtes une des trois personnes qui suit ce blog depuis longtemps, vous avez déjà une idée de ce que je vais dire: oui, j’ai déjà dit quelque chose de très proche. Ça tient à quelque chose de très simple: le capitalisme est une réalité riche et vivante, pas un désert. Le capitalisme est un ensemble dynamique de relations sociales, et pas une catastrophe naturelle. Parce que si tout le monde fait face au désert en survivant dans son oasis, pourquoi le désert existe-t-il ? Pire, pourquoi est-ce qu’il s’étend, qu’il s’approfondit ? On pourrait se dire que la majorité, que la plupart des gens lutte contre le désert, et qu’une minorité le créé et le propage. Mais pourquoi travailler à propager un désert ? Quel intérêt ? Parce qu’on est une espèce différente qui peut y vivre ? Parce qu’on est méchant-e ? En allant dans cette direction, je crois qu’on se retrouve assez facilement dans le terrain de la morale (et la morale, ça ne mène généralement à rien de bon politiquement), avec des méchants dominants qui construisent un monde de merde et détestable parce qu’ils souhaitent faire chier le monde. Plus grave, en allant dans cette direction, on signale un échec de compréhension: le désert n’est pas une réalité positive et cohérente, c’est une sorte de trou noir énigmatique qu’on a renoncé à saisir. On abandonne le matérialisme qui me tient à cœur. On ne comprend plus le capitalisme en tant que réalité humaine et on se met à utiliser le registre du désastre, de la catastrophe. Mais il n’y a pas de politique dans les désastres naturels si on leur enlève leur dimension humaine, c’est-à-dire leur dimension sociale.

En fait, je pense qu’un des apports essentiels du féminisme, c’est d’empêcher ce genre de solutions de facilité dans la réflexion sur la domination. Pour le capitalisme, on arrive à se dire qu’une minorité en est responsable parce qu’elle n’est pas très gentille, qu’elle est égoïste. Mais pour le patriarcat, qu’est-ce qu’on fait ? Le patriarcat profite quotidiennement à la moitié de l’humanité. Où sont les oasis anti-patriarcaux ? La plupart des oasis qu’Aspe a en tête ne sont probablement pas non-mixtes, et donc n’échappent pas au patriarcat (et on pourrait d’ailleurs argumenter que les collectifs non-mixtes n’échappent pas non plus aux dynamiques patriarcales; monde de merde): sur quoi fonder une offensive contre le patriarcat alors ? Je ne crois pas aux oasis, parce que je ne crois pas au désert. Les relations de domination traversent nos collectifs et même nous-mêmes constamment. Inversement, des relations collectives chouettes traversent aussi constamment les entreprises et les rues. Je n’aime pas beaucoup cette séparation intérieur/extérieur que pose la métaphore des oasis, cette frontière claire et nette (le fait que cette frontière bouge constamment parce que le désert s’approfondit ne l’empêche pas d’être nette). Je ne l’aime pas parce que poser un intérieur et un extérieur nous conduit souvent à faire comme si il y avait deux mondes différents obéissant à des règles séparées qu’on devrait comprendre de manière tout aussi séparée. Or, faire comme s’il y avait deux mondes nous empêche de comprendre l’un à partir de l’autre; le capitalisme à partir de notre vécu, le sommet de l’état à partir de nos maisons. On perd en capacité de compréhension, et donc on perd en capacité d’action collective, je crois.

Un autre problème que pose cette frontière entre les oasis et le désert, c’est qu’on va avoir, à ce moment là, souvent tendance à modérer nos critiques de l’intérieur, à préserver l’intérieur de peur de le perdre. A la fin du texte, Aspe dit que « l’on peut attacher l’insuffisance politique à l’attachement aux oasis y compris les oasis communautaires, les oasis politiques disons ». Ça peut peut-être suffire à répondre au danger que je pointe. Mais j’irais plus loin: ce n’est pas seulement l’attachement aux oasis qui peut poser problème, mais les oasis elles-mêmes. Des fois, il faut s’exposer au danger pas uniquement pour préserver les oasis, mais pour les attaquer au contraire, pour les remettre en cause. Et là, la métaphore ne fonctionne plus très bien, et la théorie construite à partir de la métaphore me parait plutôt insuffisante. Une oasis peut aussi être un lieu où on est particulièrement en danger. Et les bédouins nous apprennent qu’on peut parfaitement vivre dans le désert.

Il y a quelque chose d’autre qui me chiffonne dans ce texte, quelque chose qui a un rapport avec les nombreuses références philosophiques, la présence d’un vocabulaire tout aussi philosophique, et l’utilisation des premiers textes de Marx, comme si Marx n’avait pas développé entre temps une théorie assez différente du prolétariat. Mais là, je crois qu’il faut que j’écrive un autre texte où je parlerais de cette satané philosophie et de mon rapport à elle.


Matérialisme ? Vous avez dit matérialisme ?

Posted: mars 3rd, 2011 | Author: | Filed under: Marx, marxisme, matérialisme | Commentaires fermés sur Matérialisme ? Vous avez dit matérialisme ?

Y’a quelques jours, j’ai eu une discussion plutôt très intéressante avec une camarade. Si vous voulez tout savoir, c’est la camarade qui a fait le joli dessin qui me sert de bannière. Elle est très chouette comme camarade, mais ce n’est pas le sujet. Un peu métaphysique comme discussion: on parlait du mal et de la cruauté, chez les animaux et chez les humain-e-s. C’est une discussion qu’on avait déjà eu il y a quelques mois, elle et moins et j’étais assez content cette fois puisque j’arrivais à exprimer clairement ce que je voulais dire.

En revenant dans ma tête sur la discussion, je me suis rendu compte que dans ce genre de discussions, je revenais à chaque fois à un principe fondamental de ma vision du monde. Quelque chose qui serait mon matérialisme personnel. Un truc simple: toute action humaine est toujours rationnelle du point de vue de la personne qui la réalise. Qu’est-ce que je veux dire par là ?

Je veux dire que les gens ne sont pas con-ne-s, ou méchant-e-s gratuitement, ou incohérent-e-s, ou simplement fous ou folles. Ce qu’on fait quand on met ce genre d’étiquettes, c’est de signaler une limite à notre capacité de compréhension d’un acte ou d’un ensemble d’actes. Un truc « trop con », c’est essentiellement un geste que je ne saisis pas, dont je n’arrive pas à comprendre la logique. Hors, je crois que les humain-e-s sont des êtres fondamentalement rationnel-le-s. Dit comme ça, ça fait un peu rigide. Quand je dis « rationnel », je ne pense pas à la logique utilitariste occidentale traditionnelle. Je ne suis pas un économiste un peu obtus, je ne pense pas que les gens agissent en calculant soigneusement des intérêts et des manières de satisfaire ces intérêts. Non, quand je dis « rationnel », je veux dire que ça a une raison, une cohérence, que ça se tient.

Pour moi, chacun-e d’entre nous construit dans sa tête un monde, un ensemble cohérent qui s’enchaine, qu’il est possible d’appréhender. Personne n’a dans la tête un chaos insondable. Sinon, on ne pourrait pas agir. On fait tout le temps des choix, et sans rien pour nous guider dans nos choix, sans base pour décider, ça ne pourrait pas fonctionner. Pour le coup, un des trucs très intéressants qu’on doit à Freud je dirais, c’est justement cette idée là, que les fous et les folles, les gens qui ont des psychoses dans le langage clinique, ne sont pas très différent-e-s des « gens normaux ». Illes ont une logique, une logique fonctionnant vers d’autres directions, c’est tout.

D’une manière similaire, le Mal absolu, ça n’existe pas. C’est ce que j’ai toujours détesté dans les films de serial killers (de quoi ?). Très très souvent, le vilain serial killer (c’est un garçon en général) n’a pas vraiment de raison d’agir. On ne comprend pas vraiment pourquoi il tue tous ces gens, il le fait c’est tout, et il aime ça. Tout est fait pour nous le présenter comme une personne vivant dans une réalité différente, dans un autre monde.  Tiens, c’est pour ça que j’ai traduit le texte d’Ulrike Meinhof sur Jürgen Bartsch (je pense que vous devriez aller le lire si vous ne l’avez pas encore fait; mais bon, j’dis ça, j’dis rien): elle interroge justement cette mise à distance du tueur, comme si il n’y avait aucun lien entre nous, la société où ce tueur est né, et lui, comme si son acte venait d’un puits sans fond de noirceur, inaccessible et insondable. Le diable a disparu avec la prise de la religion sur la vie quotidienne, mais on reconstruit des figures du Mal au quotidien dans nos société contemporaines: le pédophile multirécidiviste, le terroriste ultra-violent, …

Je crois qu’on a tou-te-s besoin de rendre notre expérience du monde cohérente. On a besoin de se dire que le monde que nous expérimentons, dans lequel nous baignons, a du sens. Du sens, c’est-à-dire une certaine justice, en fait. Qu’on ne peut pas tout nous prendre sans rien qu’on aie en retour, que ce ne sont pas toujours les mêmes qui gagnent et qui perdent, que les actes généreux qu’on fait sont récompensés. Je crois que ce n’est pas possible de vivre en tant qu’être humain sans cette conviction. S’il y a quelque chose de très très ancré chez l’être humain, je crois que c’est ça. Le truc fondamental des mômes: c’est pas juste ! On ne fait pas souffrir quelqu’un-e d’autre parce qu’on est méchant-e, mais parce qu’on pense qu’on a le droit de le faire, que la personne le mérite, ou que c’est nécessaire.  Je crois que c’est pour ça que la religion est une des constantes de la vie humaine: la religion, c’est fondamentalement une machine à représenter le monde comme juste. Le type qui t’a offensé ou agressé, ne t’inquiète pas, il le paiera d’une manière ou d’une autre. Dans l’au-delà, par son karma, dans le prochain cycle de réincarnation, … Ce qu’on n’arrive pas à intégrer au sein de cette vision, on le rejette dans une entité, un trou noir qui récupère tout ce qui dépasse: le Mal. Sauf que ce Mal n’existe pas vraiment.

Quand je dis que je suis matérialiste, je veux dire ça: qu’il n’y a rien d’autre dans notre monde que des actes humains, c’est-à-dire des actes ayant une cohérence. Toute la difficulté, c’est de faire communiquer les différentes cohérences, d’intégrer au sein de nous d’autres cohérences pour pouvoir comprendre des réalités de plus en plus complexes et lointaines. Les luttes du quotidien, les affrontements entre les individu-e-s et entre les groupes, sont toujours des conflits de vision du monde. Chacun-e se sent justifié-e et légitime d’agir comme ille le fait, et n’arrive pas forcément à comprendre la légitimité et la cohérence des autres. Ça rejoint ce dont j’avais parlé dans plusieurs autres textes: ce qui est fondamental dans une révolte, c’est que des paroles nouvelles surgissent, que des réalités sont entendues alors qu’elles ne l’étaient pas avant. Une fois que ces réalités sont entendues, l’essentiel du chemin est fait: une fois que la situation injuste est nommée et reconnue comme telle par une quantité suffisante de gens, le combat est gagné. Ça ne durera plus longtemps. Les dominations ne perdurent que tant qu’elles arrivent à se faire passer pour justes, naturelles. D’où mon insistance sur le lien entre état et parole: l’état garantit que certaines paroles ne sortent pas, que certaines choses ne soient jamais entendues. Sans ça, la domination ne serait pas tenable: la domination ne perdure pas parce qu’il y a des gens méchant-e-s pour l’infliger à d’autres gens gentil-le-s, mais parce que toute la société est organisée pour que cette domination semble juste. Le patriarcat et le capitalisme sont des systèmes travaillant à ce que tout le monde trouve acceptable et justifié ce qui ne l’est pas.

On en revient à des choses que j’avais formulé il y a un petit bout de temps: dès qu’on recommence à formuler les conflits en termes moraux, avec du bien et du mal, on arrête de pouvoir réellement comprendre ce qui est en jeu, puisque, pour pouvoir avoir du bien et du mal, il faut que les deux vivent dans une réalité différente, comme si il y a avait un monde du bien et un monde du mal. C’est très facile de repartir là-dedans politiquement: les vampires suçant le sang des pauvres prolétaires innocents, au lieu de l’exploitation, par exemple. Pour moi, poser un point de vue politique matérialiste, c’est ça, c’est dire que ce qui nous bouffe la vie est aussi fait par des humain-e-s, et que je peux comprendre pourquoi illes le font. Comprendre, ça ne veut pas dire excuser et/ou accepter, ça ne veut pas dire ne pas lutter contre. Mais ça veut dire ne jamais entrer sur un terrain moral ou religieux, toujours rester sur le terrain humain, c’est-à-dire sur le terrain social.

Mon matérialisme à moi, c’est de dire que les histoires individuelles comme les histoires collectives ne sont pas des histoires où le bien affronte le mal, mais des histoires où des humain-e-s agissent chacun-e comme ille leur semble juste. C’est bien pour ça que c’est si compliqué. Il n’y a pas de point de vue surplombant qui nous permettrait de juger tout le monde de toute éternité. Il n’y a que des points de vue partiels qu’on essaie de faire communiquer tant bien que mal, en parlant, en échangeant, mais aussi en se confrontant, en luttant avec et même en luttant contre. Dieu n’existe pas. Comme on dit de l’autre côté de la Manche: « There is no justice, just us !« 


Notes de lecture(s): Brigades rouges, Italie et années 70

Posted: février 16th, 2011 | Author: | Filed under: Fils historiques | 2 Comments »

 

« Il existait alors un mouvement fait d’hommes et de femmes qui croyaient changer le monde. De manière radicale. Par une révolution. »

Insurrection, Paolo Pozzi

Comme beaucoup de camarades, j’ai un jour découvert avec des yeux émerveillés l’histoire des années 70 en Italie. Pour ma part, ça va être par l’intermédiaire du formidable boulot que font les camarades de l’intervento (bientôt près de chez vous).

Comme beaucoup de camarades encore, j’ai d’abord été fasciné par la richesse de la période que je découvrais. Un mélange bigarré de luttes ouvrières radicales, un foisonnement d’auto-organisation, de comités, d’assemblées de base, de squats, de grèves à l’usine, de grèves des loyers, d’autoréductions, une lutte armée vivace et tout aussi diverse que le mouvement, une poussée féministe incroyable, des luttes homosexuelles se mélangeant à tout ça, …

Ensuite, toujours comme beaucoup de camarades, j’ai découvert l’incroyable violence de la période: les manifestations armées, les affrontements constants avec la police, mais aussi avec les fascistes, les attentats-boucheries contre des cortèges dans le cadre de la stratégie de la tension, la clé à molette  des étudiant-e-s milanais-e-s et le P38, …

Au fil de mes lectures, il y avait toujours un étrange point sombre, un sujet qui revenait souvent mais qui restait bien mystérieux tellement les gens le contournaient: les Brigades Rouges. Ces mystérieuses BR possèdent le charme certain d’être à peu près calomniées par tout le monde, du PCI au mouvement autonome en passant même par un des fondateurs du groupe. Debord ira aussi de sa célèbre accusation complotiste à leur sujet (dans ses Commentaires sur la société du spectacle de 1988). Dès qu’on parle des BR, on rencontre une foule de réflexions allusives les mettant en cheville avec le KGB, la CIA, des officines secrètes des services secrets italiens et autres méchants divers. Une sorte d’aura digne d’un film d’espionnage entoure le groupe.

C’est donc peut-être surprenant que ce qui m’incite à écrire maintenant sur cette période en Italie soit la lecture d’une traduction, qui vient de sortir, d’un recueil d’interview d’un des fondateurs des BR, Mario Moretti: Brigate Rosse, une histoire italienne. Le regard de ce type est décalé par rapport aux autres regards que j’ai eu sur la période, et je crois que c’est ce décalage qui m’a permis de commencer à tirer des analyses concrètes de ce noeud historique fascinant des années 70 en Italie.

Ma petite théorie personnelle concernant les BRs, avant de lire ce livre, c’était qu’il y avait eu en Italie dans les années 70 le croisement de deux mouvements: un « vieux » mouvement ouvrier centré sur la prise du pouvoir de la classe ouvrière organisé au sein d’un grand parti communiste et un nouveau mouvement autonome qui abandonnait la centralité ouvrière et la question de prise du pouvoir. Dans cette optique, les BRs auraient été une sorte d’aile radicale du Parti Communiste Italien (PCI) , une avant-garde bolchevik voulant pousser le parti à prendre le pouvoir alors qu’il y avait renoncé. Cette avant-garde radicale aurait été créée par la force incroyable de la classe ouvrière italienne à la sortie de la guerre, une grande partie de l’Italie s’étant retrouvée sous le contrôle de milices ouvrières au moment de la chute du fascisme, avec une énorme vague de grèves partiellement responsable de la chute de Mussolini.  En somme, le mouvement ouvrier italien aurait été moins écrasé par le fascisme que les autres mouvements ouvriers d’Europe, et il aurait donc eu, même après la guerre, assez de force pour générer une avant-garde armée voulant prendre le pouvoir.

Dans cette optique toujours, le fameux mouvement autonome qu’on a découvert avec les camarades n’aurait fait que croiser ce vieux mouvement, ils auraient cohabité dans la même période historique, mais en obéissant à des logiques et à des dynamiques vraiment différentes. Ca me semblait expliquer la méfiance et l’hostilité globale du « mouvement » envers les BRs.

Ben après avoir lu le bouquin de Moretti, je crois que c’était foireux comme théorie. Il n’y a eu qu’un grand mouvement d’offensive sociale en Italie durant les années 60/70, mouvement dont les BRs font parti, et mouvement qui partage de nombreuses caractéristiques avec d’autres mouvements de la même époque dans les pays occidentaux. Mieux que ça, je crois qu’on peut essayer de commencer à avoir une perspectives critique par rapport à ce mouvement, à pouvoir voir les raisons de son échec à partir de notre position historique. Bref, à pouvoir écrire son histoire. Je vais essayer de mettre par écrit les grandes lignes que j’ai dans la tête à ce sujet, en fonctionnant par grandes dates.

 

Ouvriers de la fiat Mirafiori à Turin en assemblée en 19691969: Automne chaud et ouvrier-masse

« Parce que nous ne voulons pas passer la moitié de notre vie à
l’usine. Parce que le travail est malsain. Parce que nous voulons avoir
plus de temps pour nous organiser politiquement.  »

Nous voulons tout, Nanni Balestrini

Comme tous les pays occidentaux, l’Italie a connu une forte poussée sociale en 1968. Cette poussée a été un peu différente de celle de la France, puisque qu’elle a été essentiellement étudiante et lycéenne, sans grève générale ouvrière à l’échelle du pays. De nombreuses grèves éclatent durant l’année 1968, à Pise à Turin ou à Milan par exemple, mais elles restent régionales et se lient peu les unes aux autres. On trouve déjà en 1968 de nombreuses caractéristiques des mouvements de l’époque: des grèves sauvages non lancées par les syndicats, des créations de comités de bases et de délégués d’ateliers et le rôle des étudiant-e-s et des lycéen-ne-s comme « caisse de résonance » du mouvement ouvrier.

Mais c’est en 1969 que le colère ouvrière va vraiment éclater en Italie. Elle va éclater dans tout le Nord industriel de l’Italie: Turin, Milan, Gênes, … Cette colère va monter tout au long de l’année, avant de finir par atteindre son maximum à la fin de l’été 1969, durant ce qui va être appelé l’automne chaud. Dans cette automne, l’usine FIAT de Mirafiori, à Turin, va devenir un symbole de la lutte.

L’usine Mirafiori, c’est la plus grande usine d’Europe, plus grande encore que l’usine Renault de Billancourt, qui donne une réalité au terme de forteresse ouvrière: plus de 40 000 ouvrier-e-s rassemblé-e-s sur un site gigantesque. Durant toutes les années 60, la Fiat de Turin connaît une transformation importante de sa main-d’oeuvre, transformation qui va être central dans le processus politique qui va se jouer là-bas, et qu’on va pouvoir retrouver ailleurs, même au-delà de l’Italie.  Avec les progrès de la mécanisation, une homogénéisation croissante de la main-d’oeuvre se réalise. Le travail qualifié se raréfie, l’apprentissage du travail se fait de plus en plus sur le tas, une fois l’embauche effectuée, plutôt que dans les structures traditionnelles d’organisation des métiers. Durant les années 60, la main-d’oeuvre des grandes usines d’Italie tend de plus en plus à être composée quasi-exclusivement d’hommes jeunes et en bonne santé. Les femmes et les travailleureuses plus âge-e-s  qui pouvaient constituer auparavant une partie considérable de la force de travail sont petit à petit remplacé-e-s par une combinaison de machines et de travailleurs jeunes.

Ce qui se passe, c’est que les cadences augmentent, que les temps morts diminuent et que le contrôle des ouvriers sur le rythme de la production se réduit de plus en plus. Pour les patrons italiens, il s’agit d’augmenter la production sans augmenter ni la masse ouvrière ni le temps de travail: c’est pour cela qu’il faut des travailleurs jeunes et performants, afin qu’ils puissent résister à cette accroissement physique de la charge de travail. Les marxistes italiens indépendant du PCI, qui cherchent à dépasser le cadre marxiste-léniniste traditionnel (qu’on appelle en général les opéraïstes), vont donner un nom de cette nouvelle figure ouvrière: l’ouvrier-masse. Ouvrier-masse, c’est-à-dire force de travail qu’on essaie d’homogénéiser pour pouvoir plus facilement la reproduire  et la multiplier. Le travailleur standardisé qui correspond à la production standardisée.

Toute cette main d’oeuvre nouvelle, ces jeunes hommes à la recherche d’un travail, doit venir de quelque part. Elle va venir du Sud de l’Italie, resté essentiellement rural et agricole. Durant les années 60, des milliers de jeunes méridionaux vont émigrer du Sud vers le Nord, fournissant aux grandes usines du Nord en pleine expansion l’élément nécessaire. Dans le courant des années 50, des luttes agricoles très dures ont eu lieu dans l’Italie du Sud, sans déboucher sur des avancées concrètes.

En ce qui concerne la dynamique de lutte, le changement est fondamental. L’organisation de la classe ouvrière du Nord de l’Italie a accompagné l’industrialisation. Cette organisation a notamment inclut l’apprentissage de la discipline d’usine. Le mouvement ouvrier s’est même construit en insistant sur cette importance. La classe ouvrière doit hériter de la machine de production capitaliste et de ses outils et la mettre à son service, il n’est donc pas question de remettre en cause l’organisation de l’usine. Dans le marxisme-léninisme comme dans le réformisme social-démocrate, l’Etat doit être conquis et transformé au service de la classe ouvrière, mais l’appareil de production, lui, doit être préservé (les camarades de Senonevero ont traduit un bouquin sur ce processus dans l’Espagne et la France des années 30). Les jeunes méridionaux qui arrivent dans les années 60 vont faire éclater ce cadre, émerger de nouveaux modes de luttes, et une grande partie de la classe ouvrière du Nord va les suivre.

Quand ils arrivent à l’usine massivement, les jeunes méridionaux ont à subir de plein fouet une discipline de l’usine en pleine intensification, mais en constatant bien que le mouvement ouvrier ne porte plus réellement de perspective révolutionnaire, ou plutôt que patrons, syndicalistes et militant-e-s du PCI parlent le même langage. Ce langage  n’est pas celui des ouvriers. Ce qui émerge dans l’automne chaud, ce sont des revendications nouvelles, ancrées dans le quotidien ouvrier et profondément égalitaires: remise en cause des différentes catégories de travail utilisées pour l’échelle des salaires, volonté de maîtrise des cadences, augmentations uniformes des salaires, … Par exemple, les revendications d’augmentations générales de salaires, égales pour tou-te-s, vont être lancées pour la première fois à l’usine FIAT Mirafiori en juin, avant d’être reprises massivement ailleurs à l’automne. Ces revendications ne pointent pas en direction d’une conquête ouvrière du pouvoir étatique, mais plutôt vers une volonté se reprendre prise sur le quotidien de l’usine, de ne pas sa plier à la discipline de la production capitaliste.

Une autre caractéristique des luttes de l’automne chaud, c’est leur extension à des revendications qui peuvent ne pas être directement liées au lieu de travail. La fameuse « bataille du corso Traiano » (racontée par Nanni Balestrini dans Nous voulons tout) du 3 juillet 1969, affrontement de plusieurs dizaines d’heures entre manifestant-e-s et policiers dans un quartier ouvrier de Turin, part d’une manifestation appelée par les syndicats pour dénoncer les expulsions locatives et les augmentations de loyer. Là encore, ceci est lié à l’arrivée massive d’immigrants du Sud: l’infrastructure ne suit plus, les logements sont insalubres, en quantité insuffisante et (par conséquent) très chers.

Contrairement aux années précédentes, les luttes locales font tâche d’huile et la propagation est rapide dans tout le Nord de l’Italie. Que ce soit dans l’automobile (à FIAT, chez Pirelli ou chez Lancia, …), dans la métallurgie ou dans les autres secteurs qui s’étaient mis en grève à un moment ou à un autre fin 1969, de belles victoires vont être enregistrées: les métallo obtiennent par exemple leurs augmentations de salaires uniformes ainsi qu’un droit d’assemblée dans l’usine. Par ailleurs, le patronat va renoncer aux sanctions qu’il avait au départ envisagé contre certains grévistes et syndicalistes. A travers ces victoires, c’est la conflictualité sociale de toute l’Italie qui explose: le nombre d’heures de grèves va être quadruplée en Italie durant l’année 1969 par rapport à 1968

Les nouvelles organisations qui vont porter les luttes des années suivantes naissent à ce moment: Lotta continua se créé à Turin à partir de noyaux étudiants et d’ouvriers de la FIAT, formant ce qui va devenir une énorme organisation d’extrême-gauche (jusqu’à 30 000 adhérent-e-s au début des années 70). Potere Operaïo (pouvoir ouvrier), groupe d’ultra-gauche plus radical mais plus réduit naît du même milieu à la même époque. Les Brigades Rouges commencer à se structurer à Milan autour de Renato Curcio et de Margarita Cagol. C’est tout un cycle de lutte qui s’ouvre à ce moment, et les BRs naissent dans le Nord bouillonnant dans l’époque. Mario Moretti, pour parler de l’apogée de ce cycle, les « Foulards rouges » de Mirafiori début 1973, va parler de la mise en place d’un « pouvoir » ouvrier dans l’usine, et j’ajouterais peut-être même qu’il se produit une prise de pouvoir ouvrière dans la ville en général. « Reprenons tout ! » est le slogan de la période.

Au prochain épisode: 1972, limites et saut insurrectionnel.


Patriarcat et capitalisme: la question de l’articulation

Posted: décembre 13th, 2010 | Author: | Filed under: Genre, patriarcat | 8 Comments »

On parle souvent de deux vagues du féminisme (en Occident en tout cas, je ne connais pas grand chose à l’histoire du féminisme ailleurs). Il y aurait le premier féminisme, celui qui s’est concentré, du milieu du XIXème siècle à la fin des années 20, autour de la question des droits civiques: droit de propriété, accession à l’éducation, suppression des discriminations de métiers, … Ce féminisme-là a fini par culminer autour de la question du droit de vote, obtenu dans de multiples pays dans les décennies 20 et 30 (la France, où il a été obtenu en 45 est plutôt en retard là-dessus). Après, le mouvement féministe s’éteint, se retrouve en sommeil pendant les années 40, 50 et le début des années 60. Et puis il y a un gros retour du féminisme du milieu des années 60 à la fin des années 70, avant que cette « deuxième vague » ne s’épuise elle aussi dans le grand désastre des années 80.

Politiquement parlant, ces deux vagues féministes étaient très différentes. En un sens, j’ai déjà un peu parlé de la transition entre ces deux vagues dans mes textes sur Freud, avec l’aide de Kate Millett (elle-même une féministe « de la deuxième vague »). Mais entre temps, je me suis rendu compte qu’il y avait une manière plus précise de les caractériser. Je crois qu’on peut parler de féminisme libéral pour le premier féminisme.  Libéral au sens où il repose sur une idée simple: les femmes font face à différentes discriminations qu’il faut combattre une par une, afin d’arriver à un état d’égalité légal et civil qui signifiera la libération des femmes: il faut libérer les femmes des entraves légales qu’elles subissent. En général, ces discriminations vont être interprétées comme des survivances d’un état archaïque de soumission des femmes qui n’a plus de raison d’être. Mary Wollstonecraft, dont j’ai déjà parlé, fournit un excellent exemple de cette théorie féministe: dans son cas, elle défend l’idée que c’est le manque traditionnel d’éducation des femmes qui les empêche de prendre place dans la société de leur temps, qui les empêche d’accéder à la raison.

Ce qui change dans la théorie féministe qui s’élabore au cours des années 60, c’est qu’il ne s’agit plus simplement d’attaquer différentes discriminations isolées les unes des autres ou de mettre fin à des archaïsmes. Petit à petit, l’idée s’élabore que la domination exercée sur les femmes s’articule en un ensemble cohérent; un concept émerge, celui de patriarcat. Le patriarcat, c’est la domination organisée des hommes sur les femmes, avec pour but de maintenir un ensemble de privilèges masculins qui traversent toute la société. Il ne s’agit plus d’un archaïsme, mais d’une réalité actuelle, qui se maintient afin de fournir des avantages concrets aux hommes, ici et maintenant. C’est cette théorie politique qui va fournir le fameux féminisme radical qui fait si peur. Radical, parce qu’une fois placé dans cette perspective, combattre chaque discrimination subie par les femmes séparément semble insuffisant: il faut s’attaquer à l’origine de la domination, c’est à dire au système patriarcal.

La comparaison avec le mouvement ouvrier peut, à mon sens, être intéressante. Un mouvement ouvrier radical et autonome des luttes de la bourgeoisie commence à exister à partir du moment où, au milieu du XIXème siècle, il réussit à élaborer une théorie du capitalisme et de l’exploitation (et là je ne parle pas uniquement de Marx, qui ne fait que formaliser et systématiser l’énorme réflexion élaborée par le mouvement ouvrier pendant des années). A partir de ce moment là, il ne s’agit plus uniquement pour les ouvrier-e-s de réclamer telle ou telle réforme: il leur faut élaborer un programme (réformiste ou révolutionnaire, en fonction de l’option politique choisie) pour arriver à briser le capitalisme en tant que système, et en finir avec lui (bon, malheureusement, ça n’a pas tout à fait fonctionné). Formuler l’existence de l’exploitation permet d’analyser le capitalisme en tant que système cohérent à affronter, j’en ai déjà parlé. De la même manière, j’ai l’impression que la grande découverte du féminisme radical sera celle du travail invisible des femmes (comme par exemple le travail domestique, mais pas seulement), de toutes ces tâches que le patriarcat force les femmes à accomplir sans qu’elles soient reconnues socialement. A partir de cette découverte, le patriarcat devient un ensemble de mesures qui ont pour but de perpétuer ce travail forcé des femmes, comme le capitalisme est un système cohérent travaillant à extraire du surtravail des prolétaires (on peut dire  « des salarié-e-s » si on veut un mot qui sonne plus moderne).

C’est là que les ennuis commencent. Le monde social réel (notre monde, quoi) n’est ni purement capitaliste, ni purement patriarcal, il est les deux à la fois. On a affaire à deux cohérences différentes: fonctionnent-elles en harmonie ? en conflit ? avec un mélange des deux ? la logique patriarcale est-elle plus forte que la logique capitaliste ? est-ce que c’est l’inverse ? ou alors est-ce que ça dépend des situations ? J’ai déjà commencé à aborder cette question quand j’ai parlé de Sylvia Walby, et elle est tout sauf simple. La stratégie de la gauche anticapitaliste a souvent été de contourner la difficulté (en toute bonne foi ou non) en niant plus ou moins les apports du féminisme radical: le patriarcat ce n’est pas important ou ça n’existe pas, tout est de la faute du capitalisme, donc, après la révolution socialiste, les problèmes des femmes seront automatiquement résolus. La position « marxiste » orthodoxe par rapport à ça est celle-ci. Sauf que, bien évidemment, elle ne résout rien, vu qu’elle ne revient qu’à renoncer à tous les rapports théoriques du féminisme contemporain, et donc à se condamner à être à peu près aveugle théoriquement autour des questions de genre. Il n’y a pas besoin d’aller bien loin pour voir les ravages que ça peut faire.

C’est avec ce contexte en tête que j’ai été surpris par le dernière numéro d’une revue d’ultra-gauche, Théorie communiste. Surpris parce que, sur la couverture, il y avait un titre d’article alléchant: La distinction de genres. Dans cet article, il y a une tentative de penser cette fameuse articulation entre capitalisme et patriarcat, en s’appuyant à la fois sur des bases marxistes contemporaines et sur des théories féministes actuelles: la lutte contre le patriarcat comme une révolution dans la révolution anticapitaliste. Pour reprendre les mots de TC:

« l’enjeu de préciser la dynamique propre du rapport de genres, c’est aussi de pouvoir penser comment et pourquoi les futures ex-femmes – qui seules poseront en actes la nécessité de l’abolition des genres du fait de leur place dans leur rapport contradictoire homme/femme – auront à s’affronter aux futurs ex-hommes dans le cours de la révolution pour pouvoir dépasser cette division ».

Mais commençons par le commencement. TC peut être particulièrement aride et difficile à comprendre, mais je vais essayer d’exposer un peu la logique du texte. Au centre de ce texte de TC, il y a le concept marxiste de mode de production. Les humain-e-s sont lié-e-s entre elleux par des rapports de production, des rapports sociaux orientés vers la production de leurs moyens d’existence (nourriture, vêtements, logement, …). Un mode de production, c’est un ensemble cohérent de rapports de production, c’est-à-dire un ensemble de rapports de production qui fonctionne et peut se reproduire lui-même pendant une certaine période de temps. Ce mode de production détermine la dynamique d’une société donnée, puisqu’il détermine la dynamique des rapports sociaux humain-e-s. Notre mode de production contemporain est fondé sur la propriété privée des moyens de production, sur l’exploitation: c’est le capitalisme.

Tous les modes de production qu’on a connu jusqu’ici sont fondés sur la force productive de la population, plus précisément sur son augmentation. C’est là que le patriarcat entre en scène: le patriarcat assure la production de la population en tant que force de travail. Le patriarcat assigne un rôle à une catégorie de la population, celui de renouveler la force de travail, force de travail qui est à son tour utilisée pour produire le reste de ce qu’il faut produire. Cette catégorie de la population, c’est les femmes, et renouveler la force de travail, ça implique de faire à manger, de créer un espace de repos qui est le foyer, de soutenir affectivement les travailleureuses, … Le rôle social spécifique des femmes, ce qui leur est imposé, c’est de maintenir en état de marche la force de travail, de fabriquer des individu-e-s utilisables pour produire. Le genre existe sur cette base: il y a des hommes et des femmes, parce qu’il y a des gens qui produisent et d’autres qui assurent la reproduction des producteurs.

Ce que TC propose comme articulation du patriarcat et du capitalisme, c’est donc un capitalisme qui repose sur le patriarcat: le capitalisme exploite un prolétariat (qui inclut des femmes) qui est produit et reproduit par le patriarcat. Il y a deux appropriations, l’appropriation du travail des femmes dans le patriarcat et l’appropriation du travail des salarié-e-s dans le capitalisme, et la première appropriation patriarcale permet le fonctionnement de la deuxième appropriation capitaliste. Par contre, l’appropriation patriarcale ne se met en place que si la deuxième appropriation existe, puisque (re)produire une force de travail s’il n’y avait pas de mode de production pour l’utiliser n’aurait aucun sens. Le patriarcat est donc un système qui n’existe qu’en articulation avec un mode de production donné: à notre époque il s’agit du capitalisme, mais le patriarcat s’articulait dans le passé avec le mode de production féodal, par exemple. Ainsi, le patriarcat est autonome du capitalisme, mais dépendant de l’existence d’une société de classe en général, peu importe laquelle.

De là cette idée de révolution dans la révolution que TC met en avant: une révolution anticapitaliste amènera à la racine du problème, qui est l’existence de sociétés de classes dont le capitalisme fait partie, mais cette existence ne peut-être remise en cause que par une seconde révolution, une révolution antipatriarcale, qui peut elle seule mettre fin à ces sociétés de classe. Le prolétariat pousse les contradictions internes du capitalisme pour le mener à sa perte, mais, une fois arrivé à un certain point du développement des contradictions capitalistes, une révolution contre les genres est nécessaire pour pouvoir se débarrasser définitivement de la domination. Dans ce schéma-là, la lutte antipatriarcale prend place dans le cadre de la lutte des classes (c’est-à-dire qu’une lutte de femmes est aussi une lutte sociale), mais doit la dépasser pour pouvoir amener au communisme. Si une offensive anticapitaliste se révèle incapable de s’attaquer au patriarcat, elle échouera, mais une offensive antipatriarcale n’est possible qu’en s’attaquant aussi au capitalisme, puisque le patriarcat n’existe pas indépendamment du capitalisme. Il s’agit donc, dans cette vision, de penser deux mouvements interdépendants sans que l’un ne soit réductible à l’autre, ou que l’un ne soit prioritaire: lutte de genre avec la lutte des classes, mais lutte de genre au-delà de la lutte des classes.

Concrètement, ce schéma peut expliquer le fait qu’à un certain stade de toutes les luttes sociales contemporaines, la question de la lutte autonome des femmes surgisse, mais que cette lutte doive se faire en conflit avec les camarades masculins dans les luttes (TC donne en exemple les groupes de femmes dans la lutte des piqueteros en Argentine, mais je crois qu’on peut voir ça aussi dans la commune d’Oaxaca aussi par exemple, et ainsi de suite). Mais il explique aussi le fait que les grandes poussées féministes correspondent historiquement aussi à des grandes montées de la lutte des classes, et s’appuient sur ces grandes montées. Il n’y a pas de contournement du problème possible, les deux luttes doivent se mener de front dans leurs contradictions pour pouvoir réussir à accomplir ce qu’on souhaite accomplir.

Bon, l’argumentation de TC est plus complexe et plus développée (le texte fait une vingtaine de pages), mais j’espère avoir réussi à en faire une petite synthèse. Elle parle au marxiste qui est en moi, mais elle est aussi une des seules réflexions théoriques anticapitaliste que je connaisse à essayer d’intégrer profondément des éléments de théorie féministe au son sein, tout en admettant les problèmes que ça peut poser. Après, ça reste relativement abstrait, et c’est pas forcément simple d’en tirer des positions pratiques immédiates, ce qui tend à me faire dire que ce n’est qu’un point de départ, qu’il faut approfondir tout ça pour en tirer quelque chose d’utilisable. Et puis, que faire des questions de race dans tout ça ?

PS: Ecrire un texte sur le féminisme en regardant Grey’s Anatomy, je sais pas si c’est l’ultime chic post-moderne, mais c’est étrange en tout cas.