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Backlash

Posted: juin 12th, 2010 | Author: | Filed under: Fils historiques | Commentaires fermés sur Backlash

Backlash, c’est un mot qui vient des Etats-Unis. Un « backlash », c’est une force résultante (comme on dit en physique), une force exercée en réaction à un coup qui a été pris: chez nous, on dirait un « retour de baton ». Il a commencé à être employé dans les années 80 et surtout dans les années 90 pour nommer quelque chose qui commençait à se développer

sérieusement là-bas à l’époque: une contre-attaque conservatrice après les grandes luttes des années 60/70. Ce que (presque) tout le monde appelle maintenant le néolibéralisme se construit petit à petit aux USA à l’époque. On en parle pas si souvent que ça, vu que ça correspond au grand trou noir allant (j’ai l’impression) des années 80 au milieu des années 90: années Reagan aux USA, années Thatcher au Royaume-Uni, années Mitterand chez nous, disparition graduelle des perspectives de transformation sociale, oubli des luttes, et recroquevillement de chacun-e sur ses propres problèmes (La décennie est un formidable bouquin là-dessus).

A priori, c’est pas folichon de parler de ça. Mon vieux fond marxiste simpliste est tenté de simplement dire qu’il s’agit d’une période de contre-révolution comme une autre, comme il y a eu d’autres dans le siècle. Sauf qu’elle n’est pas comme une autre. Ou plutôt si, je crois qu’il s’agit bien d’une période de contre-révolution tristement banale, mais elle a des traits très spécifiques qui peuvent être intéressant à piger pour nous maintenant. Quel(s) retour(s) de baton par rapport à quelles transformations antérieures ?

Un des bouquins qui a rendu célèbre ce terme aux USA est un bouquin publié en 1993 par une journaliste américaine, Susan Faludi, intitulé (justement) Backlash, avec ce sous-titre: La guerre froide contre les femmes américaines (je met en lien une édition en anglais, parce que l’édition française est très compliquée à trouver, comme souvent pour lesbons bouquins). Au vu du sous-titre, on voit que le bouquin se focalise autour de la situation des femmes dans la société américaine de l’époque et autour du recul des luttes féministes. En fait, le bouquin prétend démontrer qu’après la grande vague féministe des années 60/70, une contre-attaque lente mais redoutable s’est mise en place visant à remettre en cause les acquis féministes de la période précédente. L’auteure parle essentiellement des grands médias américains, et de comment ils vont peu à peu ringardiser le féminisme, mais je crois que l’auteure touche à quelque chose de plus large sur ce coup là.

Plus large ? Oui: un bon exemple chez nous va être le discours autour de mai 68. Ça se passe en plusieurs étapes. On va commencer par dire de mai 68 que c’était un mouvement « sociétal » et non pas social. Remplacer « social », par « sociétal », ça fait déjà basculer la grille d’interprétation: « social », ça évoque la « question sociale », c’est-à-dire la question de savoir qui est en haut et en bas de l’échelle sociale, et si cette échelle est légitime et juste. Poser cette « question sociale », c’est déjà remettre en cause le côté immuable de cette échelle. A l’inverse, « sociétal », c’est plus banal: ce qui est « sociétal », c’est simplement ce qui se passe dans la société. Une fois fait ce glissement, il suffit de dire que mai 68 était un mouvement de rébellion de la jeunesse visant à « libérer la société » des contraintes du vieux gaullisme croulant. Les successeurs du Général, Pompidou et Giscard, diront ça. Mais l’importante, c’est qu’avec ce changement de terme, on a déjà déconnecté mai 68 du mouvement ouvrier: on va parler de « révolte de la jeunesse », de la nuit des barricades, en oubliant que mai 68, c’était aussi la plus grande grève ouvrière de l’histoire française. Le pas important est là, parce qu’après, on va pouvoir (dans le plus pur style sarkozyste) dénoncer la superficielle effusion étudiante, irresponsable et souvent friquée, par opposition à la France populaire, sérieuse, « qui se lève tôt ». En oubliant un aspect de mai 68 (la grève), on peut jouer un groupe contre un autre, et ça marche pour désamorcer tout regard pertinent sur ce qu’a été mai 68. Même si on réintroduit après le mouvement ouvrier dans l’histoire, le mal est fait, tout lien est coupé entre le mouvement « étudiant » et le mouvement « ouvrier », on se retrouve à parler d’un côté d’un volet « social » de mai 68, et de l’autre de parler d’une révolte « culturelle » un peu fourre-tout. Aucun lien entre les deux, voire même une compétition entre « groupes » n’ayant pas les mêmes « revendications ». On peut ainsi faire le portrait d’une société fragmentée entre « groupes concurrents », qu’on va se proposer de réunir (si on est politicien-ne).

Où je vais avec ça ? Où est le backlash ? Je crois que le mécanisme essentiel de ce backlash, de cette contre-révolution utilisée pour casser les terribles (pour le pouvoir) années 60/70 tient à ça, à cette capacité de séparer violemment des mouvements qui s’entrecroisaient et qui se nourrissaient, pour pouvoir les monter les uns contre les autres, jouer tel bout du corps social contre tel autre. De nos jours, ça donne « les minorités qui réclament tout le temps trop », « les femmes qui ont pris le pouvoir maintenant », le « communautarisme » et autre « lutte contre le politiquement correct ». Ce regard est facile à repérer, c’est le regard qu’on porte sur les années 60 et 70 aux USA: les noir-e-s luttant gentiment pour les droits civiques, les jeunes blanc-he-s luttant de leur côté contre la guerre au Vietnâm, les femmes luttant pour on ne sait pas trop quoi (on reste souvent vague sur les revendications féministes), etc. Dans ce portrait, l’élément important, c’est de bien représenter ces différentes luttes comme celles de groupes séparés et exclusifs. Un tel regard nous permet de moquer le « politiquement correct » aux USA, ces femmes passant leur temps à faire des procès pour harcèlement sexuel (elles prétendent même faire des lois contre la pornographie), ces groupes noirs ne rêvant que d’intégration sociale et de quotas d’acteurs noirs au cinéma et ces jeunes hippies ayant fait la révolution sexuelle et dont les enfants peuplent maintenant la Silicon Valley. Soit on se place du côté réac et on fustige ces « minorités » qui ont fait mourir l’esprit civique et généralisé la revendication égoïste, soit on se place du côté « révolutionnaire », et on constate que c’était quand même pas très anticapitaliste tout ça, peut-être même facheusement petit-bourgeois.

Sauf que les années 60 et 70, c’était pas ça. C’était des émeutes violentes secouant les grandes villes des USA, émeutes ayant lieu dans des quartiers populaires et menées par une grande partie de la classe ouvrière américaine de l’époque (notamment les noirs), c’était des jeunes blancs se radicalisant au fil de la lutte contre la guerre du Vietnam, découvrant petit à petit l’impérialisme et plus largement le racisme, au coeur de leur propre pays, des femmes impliquées dans toutes ces luttes et prenant petit à petit conscience de leur(s) force(s) collective(s) et individuelle(s), … Tout ce petit monde se rendant bien compte que l’impérialisme, le capitalisme et le patriarcat sont des variantes diverses d’une même saloperie, et tentant d’articuler ça théoriquement et pratiquement. Tout ce beau monde échangeant des modes d’action, de vie et des outils théoriques pour faire face à ce monde. Bref, un mouvement social, résistant et même révolutionnaire par moment, qui naissait à l’époque, aux USA, mais aussi différemment en Europe, tout ça s’articulant avec les luttes anticoloniales du Tiers-Monde.

Ce mouvement a échoué. Mais la contre-révolution se développant dans les années 80 doit faire plus que ça: comme toutes les contre-révolutions, elle doit rappeller que tout ça n’était pas possible, ni même souhaitable, et que ça n’a d’ailleurs jamais existé. D’où cette nécessité de taper aux points faibles, et de faire porter le chapeau de tout ce qui a échoué au mouvement lui-même: si ce monde est si pourri, ça doit être de la faute de celleux qui ont essayé-e-s de l’abattre.

La précédente contre-révolution, c’était le fascisme, et elle visait à éradiquer toute prétention du mouvement ouvrier à prendre un jour le pouvoir: il avait failli réussir, il fallait maintenant s’assurer qu’il ne puisse plus jamais essayer, et faire oublier toute trace du potentiel émancipateur qu’il avait pu porter. Après la seconde guerre mondiale, ça va donner les années 50 et 60, où tout ce qui craint dans le monde va pouvoir être imputé à l’URSS (et plus tard à la Chine) belliqueuse, antidémocratique, ce qui va permettre au mouvement ouvrier d’être toujours fautif, toujours accusé de sa proximité avec cette expérience qu’était l’URSS. Le backlash, c’est la même chose pour les années 60, qui représentent maintenant le repoussoir consumériste, « communautariste », hippie et tout le tralala. Dans les années 50, le repoussoir a ne surtout pas approcher, c’était l’URSS, la proximité avec l’URSS était le mal absolu. Maintenant, il y a des repoussoirs, ces fameux groupes communautaristes égoïstes et refermés sur eux-mêmes. A droite, on trouve qu’ils ont mis en danger l’équilibre social en ne voulant pas rester à leur place (logique), mais à gauche (et au-delà), on va les accuser d’avoir oublié la question sociale, ou d’avoir été dans « l’alternatif ».

Ce backlash nous empêche de penser les années 60/70 dans nos termes, d’en analyser les modes d’action, les revendications, et les erreurs. Au-delà de la solidarité verbale, la solidarité concrète entre des groupes portant des points de vue et des revendications particulières n’a pas fonctionné, en tout cas pas assez. La centralité ouvrière donnant la classe ouvrière industrielle (souvent masculine) comme point de référence révolutionnaire était morte, mais ce qui pourrait la remplacer pour donner une lecture cohérente du monde n’a pas été trouvé à cette époque. Mais pour élaborer concrètement ces solidarités qui n’ont pas pu l’être il y a quelques décennies, il faut pouvoir fouiller sérieusement par là-bas.


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