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Un entretien avec Leïla Khaled – première partie

Posted: octobre 23rd, 2011 | Author: | Filed under: Traduction(s) | Commentaires fermés sur Un entretien avec Leïla Khaled – première partie

POUR QUE REVIENNE LA CHANSON

Lorsque la chanson meurt
sur les brûlures des enfants d’Amman …
lorsque le souhait devient
retrouver la sécurité,
enterrer les membres arrachés,
et que le blessé enfin boive un verre d’eau

Quand meurt la chanson
et que le souhait s’évanouit
que les balles fusent
que les bombes explosent
pour priver le peuple de son salut
pour enchaîner les consciences
alors nous devrons combattre …
envahir les casernes
retourner ces terres
bouter le feu à ce monde lâche
pour que réapparaisse la chanson
sur les lèvres des enfants d’Amman

anonyme, 7 octobre 1970

(voir l’introduction)

Alors que la question de la « reconnaissance d’un état palestinien » (en fait, de sa reconnaissance par l’ONU) domine les conversations politiques palestiniennes, le récit que fait Leïla Khaled de la Nakba et des conséquences de celle-ci dans sa vie rappelle la place centrale du retour, de la privation et du salut dans la question palestinienne. Les réfugié-e-s palestinien-ne-s à travers tout le monde arabe sont toujours, soixante ans après leur expulsion, soumis-es à un régime d’exception. D’un côté, le gouvernement israélien cherche à approfondir son déni du retour palestinien en passant du « droit à l’existence d’Israël » à « la reconnaissance d’Israël en tant qu’état juif » comme condition préalable aux négociations. De l’autre, les régimes arabes continuent à refuser l’égalité des droits aux réfugié-e-s palestinien-ne-s se trouvant à l’intérieur de leurs frontières, théoriquement pour préserver leur droit au retour, mais, en réalité, afin de normaliser leur condition d’exilé-e-s. Ce que la discussion sur la reconnaissance d’un état palestinien oublie complètement, c’est que cette demande de reconnaissance perpétue l’abandon, commencé il y a des années, des réfugié-e-s palestinien-ne-s et des citoyen-ne-s palestinien-ne-s d’Israël par l’Organisation de Libération de la Palestine (OLP).

L’occupation est terroriste, être un-e réfugié-e un enfer.
Voir sa terre natale dérobée est un crime
Etre un-e combattant-e de la liberté une libération.

J’ai commencé par dire cela parce que je veux me concentrer sur quelques points clés de l’histoire d’un-e réfugié-e palestinien-ne. Je suis née à Haïfa en 1944, mais, en 1948, nous avons été expulsé-e-s de notre maison par la force comme tou-te-s les palestinien-ne-s expulsé-e-s de leur terre natale. Nous sommes parti-e-s sans mon père. Nous étions huit en tout, deux frères et six soeurs, moi y compris. Mon père faisait à l’époque partie des combattant-e-s de la résistance, donc nous n’avons plus su où il se trouvait dès les premiers affrontements en 1947.

Ma mère a décidé de nous envoyer dans sa famille, à Tyre, au sud du Liban, jusqu’à ce qu’on puisse revenir. J’ai été la première dans la voiture. Je me rappelle des pleurs des enfants pendant toute la durée du voyage. Nous ne savions pas où était notre père et nous abandonnions tout derrière nous. Ma maman m’a demandé pourquoi je pleurais. Je pensais à mon amie Tamara, une fille juive de mon âge, une Juive Palestinienne. J’ai dit à ma mère que je voulais être avec Tamara. Sa mère nous avait accueillie chez elle et avait dit à ma mère que personne ne pourrait nous faire de mal dans sa maison. Elle avait fait ça juste après le massacre de Deir Yassine. Malgré ce geste, l’intensification des affrontements et les opérations sionistes nous poussaient à partir. Ce climat est, encore aujourd’hui, gravé dans ma mémoire. Je conserve encore des images très précises de gens se précipitant dans les rues pour fuir. Nous sommes parti-e-s en voiture alors que d’autres marchaient. Nous les voyions: les vieux et les vieilles, les femmes, les enfants. Le temps n’était pas encore trop chaud.

Nous sommes arrivé-e-s à Tyre, et ma mère nous a emmené dans la maison de son oncle. Le bâtiment était entouré d’un grand jardin avec des orangers. Mes frères et soeurs  virent les oranges et voulurent en prendre. Ma mère leur fit une tape sur les mains en leur disant: « Ce ne sont pas vos oranges, vos oranges sont en Palestine« . Nous avions effectivement plusieurs orangers sur nos terres d’Haïfa. Après ce moment, j’ai détesté les oranges pendant longtemps. Il a fallu attendre les années 80 pour que j’en mange à nouveau. Malgré tout, voir une orange me transporte toujours dans le passé, vers ce moment où ma mère a dit ces mots.

Mon oncle a propose à ma mère que nous venions vivre avec lui dans sa maison, mais elle a refusé. A la place, nous nous sommes installé-e-s dans la cave, un endroit qui n’était pas supposé être habitable. Nous l’avions tou-te-s entendu parler avec son frère. Elle pleurait pendant toute la durée de la discussion, en répétant que notre maison était à Haïfa. Quand on lui demandait ce que faisait mon père, elle répondait qu’elle ne savait pas et qu’il travaillait avec les révolutionnaires. Notre père nous a rejoint six mois après notre arrivée à Tyre. Avec ses camarades révolutionnaires, il s’était replié dans la bande de Gaza. Une fois à Rafah, il a été arrêté par les autorités égyptiennes et placé dans un camp. Une crise cardiaque l’a rendu gravement malade pendant son séjour au camp. Un groupe de médecins allemands a réussi à le faire sortir du camp et à l’amener clandestinement avec eux au Liban. Il s’exclamait constamment: « Nous avons perdu notre pays, j’ai perdu ma famille« . La première chose qu’il a dit ma mère à son arrivée, était que nous ne reviendrions jamais. Il s’était rendu compte que notre voyage allait durer plus longtemps que nous l’avions tou-te-s pensé au départ, mais nous ne prêtions pas beaucoup d’attention à ce qu’il disait. Mes frères et mes soeurs demandaient tous les jours à notre mère quand nous allions revenir.

A mon arrivée au Liban, ma première école a été une école coranique traditionnelle, une de ces écoles où les enfants étaient rassemblés chez une femme pour qu’elle leur apprenne à lire le Coran. J’ai changé d’école quand une école anglicane a été fondée à Tyre en 1950. L’école était proche de la cave où on habitait, et était essentiellement une grande tente divisée en quatre, dans laquelle nous nous asseyions pour écouter les leçons d’un professeur écrivant sur un tableau noir tenu par un chevalet. Une fois là-bas, j’ai dit à l’instituteur que je savais lire l’arabe. Il m’a demandé de le prouver, et j’ai donc lu plusieurs chapitres d’un livre. Il a ensuite écrit quelques lettres en anglais au tableau et m’a demandé de les lire. Vu que je n’étais pas capable de le faire, il m’a dit que je devrais commencer par le cours élémentaire parce que je ne savais pas lire l’anglais. A ce moment-là, j’avais sept ans. L’école a continué dans cette tente et, un jour d’hiver, la tente s’est effondrée sur nous. Je suis rentré en pleurant à la maison et j’ai dit à ma mère que je ne voulais plus aller à l’école. Ma mère m’a dit qu’il fallait que j’y aille et qu’une fois qu’on serait rentré-e-s à Haïfa, mon école ne s’effondrerait pas sur moi.

A ce stade-là de ma vie, le message était clair: les oranges ne nous appartenaient pas, les nôtres étaient à Haïfa; l’école n’était qu’une école temporaire, la nôtre était à Haïfa. Chaque fois qu’on demandait de nouveaux vêtements pour les vacances, on nous répondait que de nouveaux vêtements nous attendaient à Haïfa. Toutes nos privations étaient reliées à la Nakba, et notre salut était lié à notre retour à Haïfa. Ceci était la première chose inscrite dans notre conscience: que nous devions retourner à Haïfa, et que c’était notre droit. Pour nous tou-te-s, notre futur attendait à Haïfa, et nulle part ailleurs. Dans notre famille, l’idée du retour a commencé à germer à ce moment-là. La plupart des familles palestiniennes concevaient leur monde de cette manière. Donc, quand des enfants demandaient pourquoi nous étions dans cette situation, la réponse était que les sionistes nous avaient expulsé-e-s et avaient occupé-e-s nos terres, et qu’à un moment, nous rentrerions chez nous.


Expérience quotidienne de la résistance et de la révolution: un entretien avec Leïla Khaled – introduction

Posted: octobre 10th, 2011 | Author: | Filed under: Traduction(s) | Commentaires fermés sur Expérience quotidienne de la résistance et de la révolution: un entretien avec Leïla Khaled – introduction

Encore une traduction d’un texte qui vient de Jadaliyya ! Cette fois, sans trop d’introduction parce qu’il n’y a plus besoin. Ce sera en plusieurs parties, et avec un peu de chance, j’aurais fini d’ici une semaine.

Expérience quotidienne de la résistance et de la révolution: un entretien avec Leïla Khaled, par Ziad Abu-Rish [en anglais]

Les manifestations et les soulèvements qui se sont emparés du monde arabe ont donné de nouvelles formes aux processus de politisation, ainsi qu’à l’usage du terme « révolution ». Avant 2011, l’emploi du mot « révolution » dans le monde arabe faisait surgir des images de Gamal Abdel Nasser, Abdul Karim Qasim , Mouammar Khadafi, George Habache et Yasser Arafat, parmi d’autres. Pour le dire autrement, « la révolution » et tout que ce mot peut signifier en terme d’espoir, de rêve, d’appartenance, de solidarité et de conflit, appartenait, pour beaucoup de membres de ma génération, à un passé lointain, rendu révolu par ses limites propres et par l’évolution du monde. Même celles et ceux d’entre nous qui considèrent être des gauchistes, des progressistes, des activistes et/ou des militant-e-s pensaient évoluer dans une période et dans un contexte radicalement différent de celui que nos parents, nos mentors, nos modèles et les personnes que nous interrogions décrivaient. En tant qu’historienne de la deuxième moitié du XXème siècle, je suis souvent frappée par le niveau de mobilisation d’une personne lambda dans les années 40, 50 et 60, que ce soit en tant que simple témoin-e des évènements cruciaux de ces décennies ou à travers des appartenances à des partis ou à travers des participations à des manifestations et à des actions de boycott. Un tel degré de politisation offre un contraste fort avec les effets de la dépolitisation et de la démobilisation qui ont traversé le monde arabe après les années 70, quand les gouvernements de l’époque ont consolidé leur emprise et que le nouvel ordre régional et international a été formalisé.

L’itinéraire de Leïla Khaled, une des figures célèbres de la « révolution palestinienne » et une source d’inspiration pour beaucoup, aussi bien à l’époque que depuis, est un exemple parmi des dizaines de milliers d’autres des nombreuses manières par lesquelles des individu-e-s se sont mobilisé-e-s et politisé-e-s à l’époque. Ecouter Leïla Khaled raconter l’histoire de son propre processus de politisation a été un tournant de mon itinéraire politique. Visite après visite, j’ai commencé à comprendre que ce n’était pas sa participation au Front Populaire de Libération de la Palestine (FPLP), ni sa participation au détournement de deux avions (en 1969 et en 1970), qui l’avaient faite telle qu’elle était. Elle a plutôt été politisée et mobilisée par une série d’évènements, de développements et de découvertes datant de bien avant les actes pour lesquels elle est connue. Elle n’est née ni radicale, ni conservatrice.

En cette fin de 2011, Mouammar Khadafi a été ajouté à la liste des dictateurs arabes renversés, tandis que le régime Ba’thiste de Syrie (qui se drape du manteau de « la résistance » et de « l’héritage de la révolution« ) fait face à un défi venu d’en bas plus fort que tout ce à quoi il a eu à faire face jusqu’ici. En Tunisie, en Egypte au Yémen et en Libye, « la révolution » n’est plus un mot venu du passé. C’est une expérience quotidienne, une réalité présente. La « révolution » s’est trouvée beaucoup d’émules, au Moyen-Orient mais aussi au-delà, de Tel-Aviv à Madrid en passant par le Wisconsin. Comme le dit si bien un autre texte [en anglais]: « pour résumer, le monde arabe a retrouvé la politique« . Ni les diverses contradictions de « la révolution » dans ses manifestations locales, ni les luttes qui se profilent pour définir l’étendue et l’héritage de cette révolution ne remettent en cause cette vérité, bien au contraire.

Le monde dans lequel nous vivons à l’heure actuelle est néanmoins très différent, il porte d’autres héritages et est encombré par le poids des révolutions abandonnées et des résistances vaincues. La génération précédente de combattant-e-s de la résistance et de militant-e-s révolutionnaires s’inscrivait dans le contexte des régimes coloniaux et de leur fin, tandis que la génération actuelle s’est construite contre des décennies de régimes autoritaires locaux. De plus, les partis politiques et les régimes aujourd’hui accusés de violer les principes de justice sociale et de libération nationale sont ceux-là mêmes qui se sont construit sur des discours (et, en partie des actes) de révolution sociale et de résistance anti-coloniale. Les processus actuels de mobilisation et de politisation sont donc différents de ceux de la période précédente, et les échecs et les limites des promesses (et des politiques) de la génération précédente pèsent lourdement sur ces processus, leur injectant une dose de scepticisme, de cynisme et de peur de l’inconnu. Malgré tout, une partie beaucoup plus importante que précédemment de la population de la région s’est politisée et mobilisée en 2011. Une nouvelle génération s’approprie « la révolution ».

Ce qui suit est une transcription traduite d’une série d’entretiens que j’ai réalisé avec Leïla Khaled pendant l’été de 2007. Nous avons beaucoup à apprendre d’elle, ainsi que de sa génération de militant-e-s et de révolutionnaires. Tandis que nous nous confrontons aux espoirs, aux rêves, aux exigences et aux stratégies de résistance des soulèvements arabes actuels, je me tourne vers l’expérience de Leïla avec une urgence renouvelée.


Lettre de Téhéran

Posted: juillet 13th, 2011 | Author: | Filed under: Traduction(s) | 2 Comments »

« […] il ne suffit pas, pour qu’un mouvement soit féministe, que de nombreuses femmes y participent« 

Comme je l’avais dit dans mon précédent texte, je traduit ici un texte sur des féministes iraniennes. Le texte vient, encore une fois, de Jadaliyya. C’est un compte-rendu d’une discussion avec trois féministes iraniennes. La discussion est menée par Manijeh Nasrabadi, une autre féministe iranienne, membre du collectif Raha (vous pouvez voir leurs autres contributions sur jadaliyya). Au passage, ce collectif pointe vers de nombreuses ressources sur l’Iran. La plupart des ressources sont en anglais, mais il y a un intéressant documentaire en français sur les femmes dans la révolution iranienne de 1979 (qui s’appelle Mouvement de libération des femmes iraniennes, année zéro, en référence à l’autre année zéro).

Voilà, donc, le texte traduit. Encore une fois, toute maladresse de style dans le texte est probablement de mon fait 🙂

 

Lettre de Téhéran

Le 12 juin 2010, premier anniversaire tendu du soulèvement post-électoral qui a fait du vert le symbole international des aspirations démocratiques d’un peuple, des centaines de membres des forces spéciales de sécurité étaient coude à coude sur les grands boulevards et les grandes places de Téhéran, matraques, couteaux et radios prêts à l’usage. La foule du soir entre la place de l’Imam et la place de la Révolution dépassait néanmoins largement le nombre habituel de banlieusard-e-s rentrant du travail: familles, ami-e-s et collègues étaient en train de manifester sans pancartes ni slogans, ni aucun élément vert visible. « Mon sac était plein de ballons verts qu’on pensait, ma soeur et moi, lâcher au-dessus de la foule« , dit une femme au foyer roulant lentement, klaxonnant son opposition au gouvernement de Mahmoud Ahmadinejad. « Mais quand on a vu les forces de sécurité, on a pas osé« .

Le face-à-face décrit ci-dessus révèle tout à la fois la profondeur de la dissension présente dans cette société, et la facilité avec laquelle on pourrait tirer des conclusions pessimistes sur les possibilités d’un changement positif en Iran. A ce tournant de l’histoire iranienne, quand le fossé entre le mécontentement populaire et la capacité de l’opposition à réformer menace d’engouffrer ce qui reste de la dynamique de la révolution verte, le vécu des féministes iraniennes, forcées depuis longtemps de s’organiser dans un contexte de crise et de répression, peut offrir une perspective indispensable sur le chemin à suivre pour sortir de cette impasse.

En effet, pour les féministes iraniennes, le 12 juin (le 22 de Khordad dans le calendrier iranien) fait référence à une tradition de résistance plus ancienne mais moins connue. Le 12 juin est aussi l’anniversaire d’un moment fondateur du mouvement iranien des femmes quand, il y a quatre ans, des militant-e-s qui protestaient contre les discriminations genrées sur la place Haft-e Tir de Téhéran ont été tabassé-e-s par la police. Plus de cinquante personnes ont été arrêté-e-s ce jour là, mais la Campagne du Million de Signatures a été lancée à la suite de cet événement, et cette campagne a réussi à développer un réseau de militant-e-s dans de nombreuses villes du pays malgré l’impact de la répression gouvernementale. A l’aide d’ateliers, de pétitions et de discussions sur la voie publique, mais aussi dans des lieux privés,  elle a rassemblé de plus en plus de soutien autour du changement des dix lois essentielles faisant des femmes des citoyennes de seconde zone dans la société iranienne, notamment les lois régissant le divorce, la garde des enfants et l’héritage.

Pour ce double anniversaire, j’ai parlé avec Delaram, Homa et Nahid, des militantes expérimentées de la Campagne à Téhéran, pour leur demander leurs impressions sur les années turbulentes qui venaient de s’écouler, sur les rapports entre le mouvement féministe et le mouvement vert plus global, et leurs perspectives de lutte pour l’égalité des genres dans le contexte répressif actuel. Loin d’être une entité homogène, la Campagne a été un espace de vigoureux débats sur les questions stratégiques et tactiques, notamment sur la question de la position à adopter durant les dernières élections. Chacune des femmes à qui j’ai parlé a une approche différente sur le sujet. « Nous avons subi une telle répression par le passé que ce n’était pas simple de savoir si nous devions ne serait-ce que participer aux élections de l’année dernière« , me dit Delaram, qui a passé plusieurs jours en prison après les manifestations d’il y a quatre ans. Une condamnation à deux ans et dix mois de prison ainsi qu’à dix coups de fouet, que le gouvernement peut décider de faire exécuter à tout moment, pèse toujours sur elle pour son rôle dans les manifestations contre les lois discriminatoires. Les ateliers de la Campagne ont été attaqués à de nombreuses reprises ces quatre dernières années, et certain-e-s de ses membres ont perdu leur travail ou ont été expulsé-e-s de leur école. Ce n’est qu’au soir du premier débat télévisé, pendant les élections présidentielles, quand le soutien au candidat de l’opposition Mir Hussein Moussavi s’est manifesté sous la forme de grandes manifestations de rue peuplées de jeunes portant du vert, que Delaram a réalisé que « l’atmosphère du pays avait changé« . Elle a décidé de voter pour Moussavi parce que sa victoire paraissait possible. « C’était notre révolution, comme si tous les mauvais souvenirs de ces trente dernières années disparaissaient« , conclut-elle.

La plupart des militant-e-s de la Campagne ont, au départ, soutenu Mehdi Karroubi, récoltant de nombreuses signatures au sein de ses supporters. Homa était à l’époque étudiante à l’université de Téhéran, épicentre du mouvement étudiant grandissant de l’époque, et a voté contre le régime et en faveur des nombreuses positions progressistes de Karroubi, notamment pour son soutien aux prisonniers politiques et aux droits des minorités. Nahid, une militante radicale durant la révolution de 1979, a défendu la position la plus impopulaire, le boycott complet des élections. « Je pensais qu’en votant, nous ne ferions que fournir une légitimité à ce gouvernement« , explique-t-elle.

Votantes ou non, et indépendamment de leur choix de candidat, elles ont toutes les trois ressenti le choc et la colère accompagnant les résultats supposés des urnes, rejoignant les millions de personnes qui ont refusé publiquement d’accepter ces résultats. Mais leur propre travail s’est retrouvé freiné, jusqu’à être arrêté, au fur et à mesure que les militant-e-s de la Campagne se lançaient dans la vague des « manifestations vertes ». « Les gens disaient d’oublier la collecte des signature, qu’il fallait descendre dans la rue« , se souvient Delaram. Homa rit et ajoute: « Les gens disaient: ne vous inquiétez si vous êtes condamné-e à une longue peine de prison: ce gouvernement ne tiendra pas plus de deux ans« . La Campagne risquait de devenir inaudible au milieu de personnes montrant l’exemple des manifestations massives pour dire que « Les femmes sont au centre du mouvement et les hommes les suivent. Que voulez-vous de plus ? » explique Delaram. « Mais il ne suffit pas, pour qu’un mouvement soit féministe, que de nombreuses femmes y participent« .

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Le gouvernement de la sécurité: domination sécuritaire des régimes arabes et perspectives de démocratisation

Posted: mai 17th, 2011 | Author: | Filed under: Traduction(s) | Commentaires fermés sur Le gouvernement de la sécurité: domination sécuritaire des régimes arabes et perspectives de démocratisation

un manifestant portant la plaque d'entrée du bâtiment central de la police politique égyptienne, après son pillage en mars 2011

Je traduit ici un texte de Mouin Rabbani, un chercheur jordanien (je crois, mais peut-être qu’il est palestinien). Le texte a été publié au départ dans Perspectives, un journal sur le Moyen-Orient publié par l’antenne libanaise d’une fondation écologiste allemande. Non, je ne dévore pas tous les journaux d’ONGs qui publient sur le Moyen-Orient. L’article a été repris par Jadaliyya, un formidable blog collaboratif publiant, en anglais et en arabe, des textes d’analyse sur les pays arabes. Si vous lisez l’anglais, je vous conseille d’aller voir, c’est une vraie mine d’or. En l’occurence, ce texte parle des moukhabarat (مخابرات, qui veut dire « renseignement« ), le petit nom qu’on utilise pour parler des services secrets des pays arabes, et de leur rôle politique fondamental, avec en perspective les révoltes actuelles. Comme d’habitude, mes notes sont entre crochets. Comme d’habitude encore, si ce texte est maladroitement écrit, c’est de ma faute, et pas de celle de l’auteur 🙂

Le gouvernement de la sécurité: domination sécuritaire des régimes arabes et perspectives de démocratisation, par Mouin Rabbani

Une des caractéristiques les plus intéressantes de la vague de soulèvements et de manifestations qui traverse actuellement le monde arabe est l’absence générale des forces armées dans les efforts tentés par les régimes en place pour vaincre ces menaces populaires à leurs règnes autocratiques. Même en Lybie, où la révolte a pris un tour indubitablement militaire et où le régime de Khadaffi doit, en plus,  faire face à une intervention extérieure, l’armée régulière ne s’est pas illustrée comme un acteur majeur.

Quand des hautes sphères de l’armée ont joué un rôle important, comme en Égypte, en Tunisie ou au Yémen, elles ont plutôt agi contre les dirigeants les ayant nommés plutôt qu’en leur faveur. Non pas qu’elles se seraient éloigné des politiques et des intérêts des dirigeants existants, mais, partageant la vision du monde des dictateurs et faisant partie des réseaux de fidélité étendus créés par les pouvoirs depuis des décennies, elles ont choisi de préserver le régime.

On ne peut pas expliquer cette réalité d’une manière simple et unique. En prenant garde à ne pas trop simplifier des situations très différentes, on peut néanmoins dire que cette réalité a beaucoup à voir avec le processus de développement suivi par beaucoup d’états arabes après leurs indépendances acquises dans le prolongement de la Seconde Guerre Mondiale.

Pendant les années 50, 60 et 70, les tentatives de changements de régime, couronnées de succès ou non, étaient monnaie courante dans le monde arabe, particulièrement si on compare avec les décennies postérieures. Contrairement aux mouvements de masse de 2011, les acteurs principaux de ces tentatives étaient généralement des révolutionnaires armés menant des mouvements de libération nationaux ou des officiers s’emparant du pouvoir avec des coups d’états. Au fil du temps, les milieux militaires vont donc se retrouver, soit à contrôler l’état, soit à acquérir un pouvoir et une influence énorme en vertu de leur rôle face aux ennemis extérieurs et aux insurgés locaux. De plus, le contexte de la Guerre Froide va amener les États-Unis comme l’URSS à renforcer les armées de leurs clients étatiques respectifs, ainsi que leurs officiers de confiance au sein de ces armées, accentuant encore leur rôle dans les orientations politiques et pratiques des états.

Par conséquent, quand les souverains d’Égypte [en 1952], d’Irak [en 1958], du Yémen [en 1962] et de Libye [par Khadaffi en 1969] furent renversés, ils furent invariablement remplacés par des gouvernements issus de l’armée. D’une manière tout aussi frappante, quand le parti Baas [parti nationaliste arabe socialisant jouant un rôle central en Syrie et en Irak, le parti de al-Assad et de Saddam Hussein. En arabe, « بعث » (ba’as) veut dire « renaissance« ] prit le pouvoir en 1963, ce fut l’œuvre de son Comité Militaire plutôt que de sa branche civile, ce qui créa une lignée de leaders issus de l’armée. La montée du parti Baas en Irak, d’abord en 1963 puis en 1968, fut, de la même manière, l’œuvre d’un général, Ahmad Hasan al-Bakr [président jusqu’en 1979, viré poliment par son vice-président Saddam Hussein].

Quand la période de transformation post-indépendance commence à s’apaiser, le rôle de l’armée change profondément. A la fin des années 1970, pratiquement tous les états arabes sont gouvernés soit par un officier, soit par un monarque sous l’influence de nombreuses poitrines décorées ayant survécu un grand nombre de tentatives de putschs ou de rébellions armées.  Profondément conscients, et pour cause, du fait qu’une carrière militaire fournit un excellent tremplin vers une prise de pouvoir politique, les dirigeants vont se lancer dans des manœuvres déterminées, et généralement efficaces, afin de neutraliser les forces armées, et plus particulièrement les officiers et les corps d’élites, comme l’armée de l’air. Les activités des partis politiques au sein de l’armée sont donc interdites, on ne permet plus aux officiers de rentrer dans tout parti qui ne serait pas le parti unique de l’état, et la hiérarchie de l’armée se peuple de personnes de confiance plutôt que de professionnels accomplis.

En parallèle, les régimes arabes vont progressivement devenir de plus en plus autocratiques, avec une base politique de plus en plus restreinte, et une répartition du pouvoir politique qui va graduellement se resserrer autour de bases familiales, tribales, sectaires et/ou géographiques. Qualifier la Syrie des Assad de régime Alaouite [branche du chiisme présente surtout en Irak. C’est la religion des al-Assad qui gouvernent actuellement la Syrie] ou l’Irak de Saddam de régime de Tikrit [ville moyenne du nord de l’Irak dont venait Saddam Hussein] serait certainement réducteur, mais dans les deux cas, le parti Baas n’est presque plus rien d’autre qu’un réseau de fidélités symboliques sans rôle politique réel dans la vie politique du pays.

Pour ce type de dirigeants, une armée de conscrits représentant la réalité démographique de la société plutôt que celle de ses dirigeants est tout autant une menace qu’un instrument de contrôle, et n’est pas vue comme étant particulièrement fiable en cas de confrontation avec une opposition intérieure généralisée. Sous cet aspect, ces régimes sont donc fondamentalement différents des juntes militaires d’Amérique Latine autant que des états à parti unique du bloc soviétique. Le besoin, pour ces dirigeants arabes, d’un pouvoir sans limites va devenir particulièrement aigu avec la vieillesse, quand ils vont commencer à échafauder des projets de succession prétendant échapper à toute contrainte, qu’elle soit constitutionnelle ou physique (décès y compris).

Le contrôle de la population a toujours été une priorité des régimes arabes, mais le processus décrit plus haut, si on y ajoute les difficultés et les inégalités socio-économiques issues des politiques néo-libérales mises en place, va abaisser largement le seuil de tolérance à l’opposition et à la critique. Sécurité nationale et préservation du régime deviennent des synonymes, et ce particulièrement avec la fin de la Guerre Froide et les débuts de la normalisation israélo-arabe. L’existence de gardes prétoriennes issues des foyers de soutien du régime et de forces de police et de renseignement avec des pouvoirs étendus n’est, bien sûr, pas neuve, mais atteint des niveaux jamais vu, même en comparaison avec la situation précédente.

A tel point que durant les vingt ou trente dernières années, les services de renseignement (moukhabarat) sont devenus les arbitres de la vie politique, des unités spéciales de la police comme le SSD [services de renseignement tunisien] en Tunisie ou le SSI [de son nom arabe «  مباحث أمن الدولة » (mabahith amn al-dawla), « services de sécurité de l’état« , police politique égyptienne, dissoute dans le sillage de la révolution en 2011. Ses bâtiments du Caire ont été pillés en mars, comme l’illustre la photo en tête de l’article.] en Égypte faisant respecter leurs ordres. Le résultat, c’est un déplacement visible du pouvoir, du Ministère de la Défense au Ministère de l’Intérieur.

Les milieux militaires conservent bien évidemment une influence importante, particulièrement sur le plan économique, et restent au centre des réseaux de partage du pouvoir. Mais leur rôle politique et pratique au sein du gouvernement a clairement décliné tandis que celui de l’appareil sécuritaire intérieur augmentait. En 1970, le chef d’état -major de l’armée et le Ministre de la Défense étaient les figures politiques les plus connues. En 2010, ils ont été largement remplacés par le Ministre de l’Intérieur et par le chef des service de renseignement.

De plus, au sein des forces armées, l’influence du haut commandement traditionnel a plutôt diminué, cette fois sous l’influence des diverses gardes, qu’elles soient nationales, présidentielles, républicaines ou royales. Ces formations sont en général composées d’unités venant de foyers de soutien du chef de l’état, sont souvent commandées par un de ses fils ou de ses proches, et bénéficient d’avantages énormes en termes de moyens, d’équipement et d’entraînement, et disposent de privilèges spéciaux. Ces unités sont souvent les seules forces de combat réelles de beaucoup d’états arabes. Leur rôle principal étant la protection du régime contre les menaces internes plus que la défense de la nation, ces unités sont en général déployées aux alentours de la capital plutôt qu’aux frontières.

Ces changements bénéficient principalement aux milieux locaux de la sécurité intérieure et à leurs nombreux services. Leurs ressources financières et humaines ont atteint des niveaux sans précédent, jusqu’à leur donner une présence dans tous les domaines de la vie de la nation, de la vie citoyenne et même, dans de nombreuses situations, de la vie quotidienne. Ces services ont aussi eu un impact profondément corrupteur sur la société dans son ensemble.

Tout d’abord, ils agissent en-dehors de tout contrôle légal, avec carte blanche pour faire tout ce qu’ils souhaitent, n’importe quand et n’importe où, sans même un semblant ou une illusion de transparence ou de contrôle extérieur. Existant pour maintenir l’ordre légal, les services de sécurité intérieure tirent précisément leur pouvoir de leur possibilité d’agir sans avoir à se préoccuper de la loi.

Bien que ces services soient, à raison, célèbres pour leurs actes de tortures, leur pratique de l’enlèvement et la violation de pratiquement tous les droits ayant été un jour établis, leurs activités ne se limitent pas à arrêter des dissident-e-s et à infiltrer les réseaux de l’opposition. Ils approuvent ou non des nominations de juges ou de généraux, nomment des rédacteurs en chef et des doyens d’université, truquent des élections, font passer des lois, contrôlent les médias totalement, même si ce n’est qu’officieux, canalisent les partis politiques, les syndicats et les associations et rédigent même les prières du vendredi. Tout ça avec en tête la loyauté et l’obéissance plutôt que l’intégrité et le professionnalisme. Dans certains états, ils exercent une influence lourde et visible sur les aspects les plus anodins de la vie publique; dans d’autres, ils sont, par comparaison, moins invasifs, mais n’en exercent pas moins leur contrôle, jouant tout aussi parfaitement leur rôle d’arbitres finaux de ce qui est interdit ou autorisé. Dans les faits, le moukhabarat est tout à la fois autorité judiciaire suprême, président du Parlement, premier ministre, maire, président d’université, rédacteur en chef et même autorité religieuse.

Au final, aucun notable public ou privé ne peut ignorer régulièrement les conseils de l’appareil de la sécurité intérieure sans perdre son poste, et même les autocrates les plus efficaces prennent des risques en n’écoutant pas les opinions de leurs chefs de la sécurité. Il est dans la nature profonde des états sécuritaires que la nation, l’état, et le citoyen deviennent des marionnettes de l’appareil sécuritaire, qui joue un rôle similaire à celui de l’électorat dans les démocraties.

Les services de sécurité intérieure exercent aussi une influence profondément corruptrice à un niveau plus fondamental. D’une manière systématique, plutôt que de limiter leurs activités à la surveillance, l’infiltration et la neutralisation de toutes les menaces supposées ou réelles pesant sur ce qu’ils pensent être la sécurité, ils cherchent à intégrer en leur sein chaque être humain, pour les soumettre plutôt que pour leur utilité réelle. Dans une région ou la procédure administrative la plus banale (obtenir un passeport, créer une entreprise, s’inscrire à l’université, devenir fonctionnaire, …) nécessite en général un certificat de bonne conduite et une vérification de sécurité, les opportunités de recrutement sont omniprésentes pour les services de sécurité, et elles sont utilisées au maximum. Rassembler plus d’informations (généralement inutiles) sur les collègues, les ami-e-s, la famille et les étranger-e-s que ce qu’une pièce remplie de superordinateurs pourrait traiter sert à rappeler au public qu’il est constamment surveillé, et dénoncé, de très près. Du point de vue du moukhabarat, un-e citoyen-ne fiable est un citoyen-ne effrayé-e d’être trahi-e par ses proches, ses ami-e-s ou ses collègues.

L’état sécuritaire du monde arabe est donc, presque littéralement, un état policier. Même quand des parlements élus et d’autres pratiques démocratiques existent, elles restent subordonnées à la volonté du complexe sécuritaire. Les agences de sécurité contrôlent et vérifient le travail des autorités judiciaires, législatives et exécutives, plutôt que d’être contrôlées par elles. On rend des comptes au moukhabarat, le moukhabarat ne rend des comptes à personne.

Comme tant d’autres caractéristiques des états arabes contemporains, le rôle de plus en plus important joué par l’appareil sécuritaire reflète tout autant des priorités étrangères que des priorités nationales: l’Occident a en effet toujours préféré les états arabes dotés de forces de sécurité intérieure solides sur ceux disposant d’armées puissantes, et a agi en fonction de cette préférence. Les ‘transferts’ [transferts extra-judiciaires de prisonniers pratiqués par la CIA dans les années 90. Les fameux « vols secrets de la CIA« , ni plus ni moins qu’une délocalisation de la torture.] ne sont qu’un exemple du fait que les relations les plus proches et les plus productives qu’ont formé les puissance de l’Ouest  dans la région ont en général été avec le moukhabarat. Au XXème siècle, les généraux de l’armée de l’air étaient les relations à entretenir; au XXIème, ce sont les Omar Suleimans [chef d’un des services de renseignement égyptien au moment de la révolution, une certaine frange du régime voulait le coller à la succession de Moubarak] et les Mohammed Dahlans [chef de la force sécuritaire de l’Autorité Palestinienne à Gaza jusqu’en 2007. Le Hamas s’est soulevé à Gaza contre une tentative de coup d’état de sa part financée par la CIA. Tortionnaire et corrompu.] qui sont les partenaires privilégiés, les interlocuteurs et les successeurs politiques dans la région. Plus connu sous le nom de « boucher de Bahreïn« , Ian Henderson [mercenaire tortureur britannique, qui s’est illustré au Kenya et à Bahreïn dans les années 90] n’est qu’un exemple particulièrement vicieux de ce contexte global.

Paradoxalement, cette reconfiguration sécuritaire des régimes arabes s’est aussi révélée être une faiblesse durant les événements récents. Les services de sécurité sont très adroits à manier la matraque et le chantage et jouent un rôle clé dans la neutralisation des groupes et des réseaux de l’opposition, mais ils ne sont pas des instruments adaptés pour vaincre une rébellion généralisée. En Tunisie, comme plus tard en Égypte, ces services ont été tout simplement dépassé par une vague d’humanité et n’ont pas eu les ressources nécessaires pour faire de pays entiers des prisons. De plus, dans ces deux cas, l’armée régulière, logiquement inquiète que sa cohérence interne ne survive pas aux bains de sang qui auraient été nécessaires pour venir en aide aux dirigeants en difficulté, a refusé de se déployer.

Il est plus difficile de le démontrer, mais l’intransigeance des services de sécurité et leur peur de toute réforme, aussi réduite soit-elle, a aussi contribué à amener leurs sujets sur une voie plus révolutionnaire. Les soulèvements internes renforcent très souvent le rôle des forces de sécurité dans les décisions politiques et solidifient, tout du moins au début, la position des éléments dirigeants les plus jusqu’au-boutistes. La Tunisie et l’Égypte n’ont pas fait exception à cette règle, au grand dam de Ben Ali et de Moubarak.

Le rôle central de l’armée dans la transition (et sa volonté de la contrôler, dans le cas de l’Égypte), bien qu’étant plus motivé par une volonté de préserver le régime que de le transformer, pourrait néanmoins annoncer une nouvelle ère de domination militaire. Au minimum, l’association de l’influence de l’armée et de l’agitation populaire a infligé aux appareil sécuritaire internes un coup dont ils ne se remettront probablement pas de sitôt. Les relations et les rivalités entre les services de renseignement et l’armée ne sont pas très bien étudiées, mais les milieux militaires vont très probablement utiliser leurs nouveaux pouvoir pour régler quelques comptes.

De la même manière, en Libye et au Yémen, ce sont les unités d’élites qui défendent le droit des vieux leaders à régner jusqu’à la fin des temps, tandis que l’armée régulière est paralysée par des désertions massives. Cela dit, comme dans le cas de toute analyse, il serait trop simpliste de voir ces observations comme des lois naturelles devant nécessairement s’appliquer dans tout le monde arabe.

Renverser les dictateurs était probablement la partie la plus simple: les mois et les années à venir vont voir des luttes, encore plus massives peut-être, éclater pour empêcher qu’un autocrate ne chasse l’autre. L’élément déterminant de cette équation ne sera pas la tenue d’élections libres, parce que ce genre d’élections peut avoir lieu dans de multiples configurations. Le future de la région et de ses états sera plutôt décidée par le secteur sécuritaire. Les questions principales sont celles-ci: le SSI égyptien et les organisations similaires seront-elles réellement supprimées sans être recréées sous un autre nom ? Les logiques des organes de sécurité interne seront-elles changées pour mettre l’accent sur la sécurité nationale plutôt que sur la survie du régime ? Et enfin, est-ce que les services de sécurité seront transformés de manière à être réellement placés sous la responsabilité du parlement et de la justice ?

Mais la bataille la plus importante sera probablement celle des relations entre la société civile et l’armée. Est-ce que les forces armées vont utiliser leurs nouveaux pouvoirs et leur rôle symbolique retrouvé pour reprendre le contrôle de l’état, ou vont-elles être transformées en instrument se plaçant au service de gouvernements choisis démocratiquement ou réellement représentatifs ? Il est trop tôt pour faire des prédictions pertinentes à ce sujet, mais la situation égyptienne (évidemment d’une importance cruciale  pour le reste de la région), semble nous montrer que celles et ceux qui ont renversé Moubarak ont conscience des enjeux et sont prêt à défendre leurs positions. Ce n’est qu’en cas de réussite que le slogan « L’armée et le peuple ne font qu’un » passera de l’imagination à la réalité.


Une lesbienne à Damas – Mon voile, mon choix

Posted: mai 1st, 2011 | Author: | Filed under: Traduction(s) | 2 Comments »

(image provenant du blog original Gay Woman in Damascus)

[mise à jour du 14 juin] Ben c’est la loose. Ce fameux blog n’est en fait écrit, ni par une syrienne, ni par une lesbienne, ni par une femme. Du coup, ce texte que j’ai traduit comme rare témoignage sur le voile venant de pays arabes n’a pas trop d’intérêt. En tout cas, si j’avais su, je ne l’aurais pas traduit. J’ai pensé à enlever la traduction, mais bon, autant garder des traces de tout ça. Ça m’apprendra à faire confiance à des inconnu-e-s sur internet tiens 🙂

Il y a un récit de l’histoire en français ici, deux activistes syrien-ne-s parlent de ce que ça leur fait (en anglais), et ei (le site electronicintifada) raconte la recherche (toujours en anglais). Un autre blog d’une féministe ayant participé à l’article d’ei lie ça a d’autres exemples de fabrication d’identité et discute du sujet plus en détail (encore en anglais), et ajoute encore des réflexions ici.

A mon sens, c’est un rappel intéressant de l’incertitude des identités sur internet. Même après des années en compagnie de ce grand machin virtuel, j’ai été surpris d’apprendre que quelqu’un puisse aller aussi loin.

[mise à jour du 6 mai] Depuis l’histoire où elle racontait que son père avait réussi à faire partir la police politique (le deuxième texte d’elle traduit en français), Amina a dû entrer dans la clandestinité (lien en anglais), et sa maison est surveillée constamment par les flics syriens. Alors courage et solidarité à elle, et je souhaite de la réussite à sa révolution (et à nos révolutions futures aussi, au passage). Je laisse ses mots conclure:

Malgré tout, en étant optimiste, aussi sombre que semble être la situation actuelle, le chemin vers la liberté n’a jamais été plus évident ! Notre révolution va l’emporter, nous aurons bietôt une Syrie libre et démocratique. Je le sens dans ma chair. Notre âge d’or est pour bientôt et nous allons à nouveau émerveiller le monde. Nous aurons une Syrie libre et une nation libre, c’est pour bientôt. La révolution va l’emporter et nous allons dépasser le sectarisme, le despotisme, le sexime et toutes les boulets accumulés pendant ces années d’amertume, de division, de partition, d’oppression et de tyrannie. Nous serons libres !

[texte de départ] J’ai croisé au hasard d’Internet un très chouette blog d’une lesbienne syrienne, Amina Abdallah, qui parle de sa vie, de la révolte en cours là-bas et des liens entre les deux. Tous les textes sont intéressants alors, si vous lisez l’anglais, je vous conseille d’aller faire un tour (en fait, entre temps, un autre de ces textes a été traduit en français).

Mais un texte qui m’a particulièrement intéressé est celui où elle parle de son rapport au voile, qui s’appelle « Mon voile, mon choix » (qui se trouve ici). J’ai donc décidé de le traduire pour le partager avec mes camarades francophones, parce qu’il parle aussi de notre colonialisme à nous. Et hop (mes notes de traduction sont entre crochets) !

Mon voile, mon choix (10 avril 2011)

DAMAS – La semaine dernière, le gouvernement syrien a lancé les premières réformes qu’il avait promis. Celles-ci sont… disons que c’est déjà généreux de  parler de mesures limitées: la citoyenneté a enfin été accordée à un grand nombre de Kurdes, un casino a été fermé, et une loi interdisant aux institutrices de porter le niqab, le voile, a été annulée. Pour un grand nombre de lecteurices, cette dernière mesure ne paraît probablement pas très progressiste. Mais elle est, à mon avis, symbolique.

Quand des occidentaux jettent un oeil du côté du Moyen-Orient et des autres sociétés musulmanes, une des premières choses qui les frappent est souvent le grand nombre de femmes voilées. Le fait qu’une femme couvre ses cheveux en public est souvent vu à l’Ouest comme un signe d’oppression, certains occidentaux allant même jusqu’à parler « d’apartheid de genre« . Est-ce le cas ?

Je pense personnellement que non. Je considère depuis longtemps être une féministe et être quelqu’une qui croit aux droits humains et à l’égalité de tou-te-s. Mais je suis aussi une Arabe et une musulmane, et j’ai porté le voile, pas juste une fois ou deux, mais chaque fois que j’ai été en public pendant plus d’une décennie de mon existence. Personne ne m’a poussé à le porter, c’est quelque chose que j’ai choisi.

Pendant mon adolescence, j’ai grandi à cheval entre deux cultures: celle de l’année scolaire, quand j’allais dans un lycée public du sud des Etats-Unis, et celle de la maison et de l’été, quand je retournais à Damas. J’étais un peu rebelle, un peu forte-tête, et un peu perdue. Je faisais face à beaucoup des problèmes classiques des jeunes femmes: j’ai combattu mon anorexie, une dépression sévère, mes interrogations et mes doutes sur mon identité de genre et de sexe, et le stress de passer d’un monde à un autre.

Un jour d’été particulièrement chaud, je suis montée sur le toit de notre maison à Damas et j’ai pensé à me jeter dans le vide. J’avais beaucoup de problèmes qui semblent ridicule maintenant mais que je trouvai, du haut de mes presque 16 ans, insurmontables, et tout ça me déprimait. M’écraser sur la chaussée, en bas, me semblait être une idée raisonnable.

Mais je ne l’ai pas fait. J’ai soudainement été envahie par le sentiment que ma vie valait plus que ça et que quoi qu’il arrive, il y avait un pouvoir supérieur, un Dieu de l’Univers, qui s’occupait de tout et qui était responsable de tout ce qui se passait. Le monde autour de moi s’est mis à rayonner d’une lumière bleutée et tous mes problèmes ont paru disparaître. Je ne me suis pas suicidé … à la place, je me suis mis à crier « اشهد ان لآ اِلَـهَ اِلا الله و أشهد ان محمدا رسول الله » [« Je déclare qu’il n’y a pas d’autre Dieu que Dieu et que Mohammed est son prophète« : c’est la shahada, la déclaration de foi musulmane de celui ou celle qui se convertit à l’islam].

Je suppose que si j’étais chrétienne, on pourrait dire que ce qui m’est arrivé, c’est de « renaître » [référence aux chrétiens born-again, qui sont censé-e-s « renaître » dans la religion]. Bien que j’avais été éduquée à devenir une musulmane et que j’ai appris à prier dans une maison pratiquante, on ne pouvait certainement pas me qualifier de pieuse: comme beaucoup d’adolescent-e-s qui teignent leur cheveux en bleu, écoutent du punk et lisent trop, j’étais à peu près agnostique. Tout ça a changé à ce moment là, quand j’ai senti la présence de Dieu.

Après ça, j’ai très rapidement voulu montrer à l’extérieur ce que j’avais accepté à l’intérieur. Je n’avais jamais mangé de porc, mais à partir de ce moment, je me suis mis à ne plus manger que de la viande « saine », hallal. J’ai essayé de prier cinq fois par jour, aux heures prescrites. J’ai vraiment jeûné pendant le Ramadan. Je faisais savoir au monde entier, de toutes les manières possibles, que j’étais une musulmane dévote. J’ai commencé à me couvrir la tête non seulement pendant la prière (comme moi et ma mère l’avions toujours fait), mais à chaque fois que j’étais en public. D’un seul coup d’oeil, on pouvait savoir que j’étais musulmane.

Ce fameux jour, j’ai donc noué un foulard autour de ma tête quand j’ai quitté la maison. En le portant, je me suis senti plus forte en marchant dans la rue. Pas de regards inquiétants de la part de vieux, mais des sourires agréables et des hochements de tête de passant-e-s. Les autres femmes voilées me reconnaissaient automatiquement comme l’une des leurs. J’ai tout de suite eu l’impression d’appartenir à une sororité internationale d’élite de femmes.

J’ai progressivement amélioré mon voilage dans les jours et les semaines qui ont suivi tandis que je devenais plus adroite à nouer mes cheveux et à les dissimuler avant se sortir. Le voile était comme un passeport pour un monde nouveau, j’étais soudainement recrutée par une sororité d’élite de femmes musulmanes, travaillant à améliorer moralement la société. Dans cette sonorité, j’ai trouvé de la camaraderie, de la camaraderie spécifiquement féminine et une meilleure amie. Ma foi et mon engagement grandissaient de plus en plus.

Je suis retournée aux Etats-Unis. Mes parents étaient perturbé-e-s par mon nouveau style: la fille au look goth qui était partie en Syrie il y a quelques mois revenait en femme musulmane (j’avais aussi grandi d’une bonne dizaine de centimètres pendant l’été). Je savais qu’illes n’étaient pas sûr-e-s de comment réagir à ça: d’un côté, illes étaient certainement content-e-s que je sois moins « troublée » et plus pieuse (comme le seraient tous les parents); d’un autre côté, ils n’aimaient pas particulièrement que je me démarque comme ça en Amérique.

Je me suis retrouvée dans une nouvelle école, et moi et ma cousine (qui avait aussi commencé à se voiler) avons commencé à essayer de recréer la sororité musulmane que nous avions connu à Damas. Nous n’étions que deux au départ, mais nous avons très vite construit un cercle d’adolescentes musulmanes, un cercle où nous incitions à la religiosité et à la dévotion. En parallèle, nos tenues sont devenues de plus en plus conservatrices. Au départ, nous portions des jeans et des t-shirts à manches longues avec nos voiles. Un nouvel été en Syrie nous amena à nous habiller de manière complètement religieuse: de longs manteaux unis avec des voiles soigneusement noués, pas de maquillages du tout … Ma meilleure amie de Syrie nous guidait à chaque étape (elle était plus âgée et plus expérimentée) et on ressemblait à de vraies dévotes au moment où elle s’est décidée à nous rendre visite.

Etre une femme musulmane stricte dans un lycée d’un quartier résidentiel des Etats-Unis n’allait, bien sûr, pas sans difficultés. Nous nous faisions un principe de ne jamais sortir avec des garçons et d’avoir le minimum possible d’interactions avec eux (C’était bien entendu plus facile pour certaines d’entre nous que pour d’autres. Je me rappelle avoir sérieusement fait la leçon à une jeune femme qui avait tenu la main d’un garçon.). Nous harcelions les magasins musulmans qui vendaient de l’alcool et de la pornographie. Nous agissions et nous nous construisions en groupe. C’était valorisant et ça nous donnait de la force.

Mon voile était pour moi le symbole de cette force. J’avais été une petite chose effrayée et fragile, j’étais maintenant une forte-tête, grande gueule, téméraire et audacieuse. Je répondais aussi facilement aux profs qu’aux musulman-e-s égaré-e-s.

Je n’étais bien sûr pas la seule: à cette époque, le nombre de femmes musulmanes se voilant a explosé. Pendant mon enfance en Syrie, peu de femmes se couvraient. Une fois, la police politique s’est même imaginé devoir supprimer ça complètement, au nom de leur volonté d’imposer la laïcité à la française: ils ont commencé à stopper les voitures contenant des femmes voilées, avant de sortir les femmes des voitures et de les forcer à enlever leur voile au bord de la route. Ce type d’attitude n’a fait que renforcer la méfiance vis-à-vis de la police politique et raviver les mémoires du gouvernement colonial. Pendant le Mandat français [de 1920 à 1944, période pendant laquelle les français ont gouverné la Syrie à la suite d’un partage colonial issu de la première guerre mondial], un gendarme avait un jour enlevé de force le voile de ma grand-mère pour essayer de l’embrasser alors qu’elle se baladait seule dans la rue. Ce type de comportement avait été à l’origine des soulèvements nationalistes et, quand j’étais enfant et que le gouvernement Syrien s’est mis à agir de la même manière, les musulman-ne-s syrien-ne-s se sont soulevé-e-s.

A la fin des années 80, le gouvernement va finalement arrêter d’imposer sa vision de comment les femmes sont censées s’habiller, et de plus en plus de femmes vont commencer à s’habiller de manière islamique. Le renouveau islamique va commencer à se répandre un peu partout dans les pays arabes. Il va se répandre plus lentement en Syrie qu’ailleurs à cause de l’hostilité du gouvernement à son égard, mais il va avoir lieu quand même. Un nombre croissant de femmes vont choisir d’envoyer un message subtil de résistance à l’oppression de l’état par l’intermédiaire de leurs vêtements. Nous étions qu’une petite minorité quand j’ai commencé à me voiler, mais s’habiller « islamiquement » est devenu de plus en plus courant au fil des années. Ce qui était une position politique audacieuse est devenu banal de nos jours. Evidemment, les modes strictes du passé se mélangent maintenant à des looks classes et à des hijab [un des nombreux synonymes du voile] sexy …

Celles qui voulaient envoyer un message religieux clair se sont mises à aller plus loin: alors qu’à une époque, un simple voile signalait une femme religieuse, de nouvelles tenues plus sévères étaient nécessaires maintenant que le voile était devenu standard. Des femmes qui avaient vécu dans les pays du Golfe ont ramené avec elles un port plus strict du voile à leur retour en Syrie. Certaines femmes qui voulaient affirmer plus fortement leur religiosité se sont emparées de ce nouveau style: ma cousine, par exemple …

En ce qui me concerne, mes idées ont changé pendant cette période. J’ai décidé d’étudier les versets du Coran qui parlent du voile. Je me suis demandé pourquoi on se voilait. Est-ce que le but est, comme nous le pensions pendant mon adolescence, de montrer qu’on est pratiquante ? Mais si c’est le cas, que faire pour montrer sa dévotion à Dieu dans une société musulmane ? Et, à ce moment là, pourquoi les hommes musulmans pensent que le droit des femmes à se voiler est une nécessité dans les pays à gouvernement extrêmement laïque, comme dans certains pays musulmans ou en Occident ? Il y a des codes vestimentaires pour les hommes dans l’Islam, mais ils sont moins évidents. Clairement, c’est beaucoup demander aux jeunes femmes que de leur faire porter l’emblème de la communauté …

Je me suis alors rendu compte qu’on se voilait pour une toute autre raison, qu’on se voilait pour montrer sa modestie, son humilité. Chercher à afficher sa religiosité n’est clairement pas une marque d’humilité. Et si on se voile sans être une femme particulièrement dévote et chaste, n’est-on pas en train de se moquer de la modestie qu’on est censée revendiquer en se voilant ?

J’ai donc arrêté de me voiler et, de nos jours, je ne le porte plus qu’au moment de la prière, quand il fait froid ou que la situation l’exige.

Cela dit, rétrospectivement, je considère toujours que ma décision de me voiler était un acte fondamentalement féministe. Aucun homme, que ce soit mon père, mon frère, mon mari ou un imam n’a m’a poussé à me couvrir et aucun ne m’a poussé à me découvrir. Ça a été ma décision dans les deux cas, quelque chose qui s’est passé entre moi et mon Dieu (un Dieu qui dépasse et transcende les genres). Quand j’entend des hommes, qu’ils soient des démagogues racistes en Europe et aux Etats-Unis ou des prêcheurs fondamentalistes d’extrême-droite en Iran ou en Arabie Saoudite, dire que ce que je mets ou pas sur ma tête est de leur ressort, ça me met en colère. Je suis en colère quand un de ces groupes de vieux croûlants essaie de dire aux femmes ce qu’elles doivent faire. Je suis fatiguée de voir ces hommes se battre sur le dos des femmes musulmanes, sur nos corps, en prétendant que nous n’avons pas le droit à parole à ce sujet.

Dans mon cas et dans le cas des femmes de mon entourage, personne ne nous a poussé à nous couvrir, et personne ne nous a poussé à nous découvrir. Notre tête, notre choix !