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Politique de la tristesse

Posted: septembre 9th, 2010 | Author: | Filed under: Murmures | 3 Comments »

Dans la vie, il y a des choses qui paraissent évidentes: la joie c’est bien, la tristesse c’est mal. Ou alors, la souffrance c’est mal. Par contre, la sérénité, c’est bien. Je pourrais continuer longtemps comme ça, mais je crois que vous voyez de quoi je veux parler. Même sans être aussi manichéen-ne que ça, je crois qu’il y a un consensus général pour dire que la douleur, la tristesse ou la peur (par exemple), sont des choses à éviter dans la mesure du possible. Là comme ça, ça semble incontestable. D’ailleurs, ça l’est d’une certaine manière puisqu’il est très difficile d’accepter la présence concrète de ces sensations-là dans nos vies: être triste, ça craint, ce n’est pas un état qu’on peut souhaiter conserver.

Sans être plus malin que les autres, j’essaie régulièrement d’interroger ça dans ma propre vie. Ça fait longtemps que je crois qu’il y a quelque chose de fondamentalement politique dans notre rapport à ces passions tristes, pour reprendre les termes de Spinoza (dont j’ai déjà parlé avant). A mon sens, le point commun de toutes ces passions, c’est qu’elles sont transitives, qu’elles dépendent de quelque chose d’extérieure pour avoir lieu: on souffre à cause de quelque chose, on a peur de quelque chose, …  Toutes ces passions manifestent une vulnérabilité à quelque chose qui échappe (en tout cas pour l’instant) à notre action. En général d’ailleurs, la réponse logique à l’une de ces passions c’est de trouver la cause et de s’en débarrasser d’une manière ou d’une autre, si possible au plus vite. Quand on ne peut pas se débarrasser de ce qui nous rend triste (ou souffrant, ou …), on touche à nos limites, on mesure notre impuissance. Comme j’en avais déjà parlé dans mon texte sur Spinoza, nos représentations des passions sont organisées autour de ce couple puissance/impuissance. Mais ce duo de la puissance n’est lui-même que l’expression d’un thème plus fondamental, celui de l’action: toute puissance est une puissance d’agir, et notre impuissance est caractérisée quand on subit sans pouvoir réagir. La leçon fondamentale de Spinoza, pour moi, c’est de montrer comment, finalement, toute passion est conçue comme fondamentalement négative: le but de la vie doit être d’atteindre une sérénité où il n’y a plus que l’action. Cette sérénité est celle de Dieu, dont la caractéristique essentielle dès le départ (je veux dire dès le début de la Bible) c’est de créer à partir du néant, c’est-à-dire d’agir par sa volonté propre sans jamais y être poussé par quoi que ce soit: l’action pure et autonome (les mystiques juifs de la Kabbale ont de très beaux textes là-dessus).

Spinoza élabore très bien le chemin philosophique pour échapper à l’impuissance: c’est la connaissance qui permet d’atteindre la béatitude finale. Mais il y a quand même d’autres chemins qui ont été pensés. Personnellement, je leur vois deux grands axes: l’ascétisme et l’au-delà. L’ascétisme, c’est assez à la mode de nos jours, puisque ça recouvre, notamment, les fameuses « philosophies orientales », une sympathique construction néo-coloniale bien de chez nous, qui permet de mettre sous la même étiquette des textes complètements différents écrits dans des civilisations radicalement différentes. La caricature facilement accessible de cet ascétisme dans notre culture populaire, c’est l’éthique jedi de la Guerre des Étoiles: ne s’attacher à rien pour ne rien risquer de perdre et pouvoir être libre d’agir. Dans notre civilisation, le stoïcisme est très proche de ça. L’idée est toujours la même: puisque les choses extérieures peuvent nous faire souffrir, il suffit de ne pas se laisser affecter par elles, de ne pas se laisser toucher, de constamment se recentrer sur soi, et le calme (l’ataraxie si on est pédant) viendra, petit à petit, par ce retrait du monde. L’idée est puissante et a été découverte et redécouverte constamment pendant des millénaires: c’est assez troublant de voir les similitudes qu’il peut y avoir entre le taoïsme mystique chinois de quelques siècle avant l’an 0 de notre ère et le soufisme musulman qui se développe un millénaire plus tard dans une région complètement différente. Ce qu’il y a en commun dans toutes ses pratiques, c’est de rentrer en soi pour pouvoir accéder à la vérité du monde, à son cœur, afin que plus rien ne puisse nous affecter puisqu’on a fusionné avec le monde dans son entièreté (qu’on appelle ça Dieu, la nature, la Vie, …). Sans extérieur pour nous affecter, plus de passions.

A mon sens, ce qui limite cette pratique de l’ascétisme, c’est le niveau de discipline et de rigueur qu’il nécessite. Toutes ces écoles ascétiques ont en commun le fait d’axer sur un mode de vie bien défini, rythmé par des méditations, des rituels précis, des exercices constants, et un effort quotidien pour atteindre l’état recherché. Tout ça est n’est possible qu’en ayant une maîtrise suffisante de son emploi du temps et de l’organisation de sa journée, c’est-à-dire, pour faire simple, en faisant partie des classes privilégiées de la société (et en étant un homme bien sûr, la maîtrise de son emploi du temps par une femme étant le plus souvent assez aléatoire). Le taoïsme était très à la mode chez les lettrés et dirigeants chinois, le stoïcisme chez l’élite antique grecque puis romaine. Bien sûr, il était toujours possible de choisir de devenir un-e ermite, mais ce choix était risqué et instable. Du coup, je crois que ces ascétismes étaient assez peu accessibles à la plupart des membres des sociétés dans lesquelles ils sont nés. D’où, à mon avis, la création de l’au-delà. Dire à quelqu’un-e: tu souffres, mais c’est pas grave, parce que si tu suis quelques principes simples, tu accèderas à un bonheur total pour l’éternité, ça semble plus accessible qu’une discipline constante exigeant concentration et maîtrise. D’où aussi, à mon sens, la simplification grandissante des rituels monothéistes au fur et à mesure qu’ils se sont répandus dans le monde.

Bon, pourquoi j’ai commencé à parler de tout ça ? Pour montrer les points communs entres toutes ces philosophies, pratiques et religions: il s’agit de permettre à un-e individu-e de surmonter l’impuissance, la vulnérabilité, perçue comme indésirable. Plus encore, cette vulnérabilité est profondément liée au fait même d’être un-e individu-e, puisque que les limites propres de chaque individu-e sont, en fait, ses vulnérabilités. Ainsi, tout ce dont je parle ici n’a vraiment un sens que dans un cadre où le but de la vie est défini comme orienté vers l’action autonome individuelle. Ça ne veut pas dire qu’il n’y a pas quelque chose comme une société pris en compte dans tout ça, mais que l’élément fondamental de réflexion, de définition est le bonheur individuel défini comme le fait de pouvoir agir de manière autonome. Le bonheur peut se faire dans la société, par elle ou contre elle, mais il n’est jamais collectif. De la même manière, l’action part toujours de l’individu, et jamais d’une entité collective. En fait, ce qui n’est pas présent là-dedans, c’est une certaine réciprocité. J’en ai déjà parlé au sujet de Freud ou (plus récemment) de la violence.

En réalité, je ne crois pas qu’il y ait des actions et des passions séparables. Nos interactions sont faites de relations, où on est touchées et où on touche, l’un ne pouvant exister sans l’autre. Forcément, après avoir défini notre rapport au monde comme centré autour d’une action unilatérale où on transforme quelqu’un-e (ou quelque chose) sans être en même temps transformé-e soi-même, on en déduit que le bonheur c’est de toujours agir de cette manière. A ce moment là, être touché-e, c’est être agi, c’est être passif (être « victime », en langage moderne), et c’est forcément s’éloigner de ce bonheur si désirable. Dans cette vision du monde, la force de la relation est niée: entre deux individu-e-s, il ne peut y avoir qu’un ping-pong d’influences réciproques, et pas une transformation mutuelle et progressive. Une relation est par définition réciproque (ce qui ne veut pas dire qu’elle est équilibrée ou juste), elle implique les deux personnes, et elle n’est pas compréhensible en terme d’actions et de réactions de deux personnes perpétuellement séparées. On ne peut pas séparer les gens de leurs relations, ne pas être touché-e, ce n’est qu’un mythe. La tristesse ou la souffrance ne sont pas seulement des maux nécessaires, elles représentent la vulnérabilité qui me permet d’être touché-e, et donc d’être en relation avec les autres. Sans tristesse, pas de commun.

Je crois que ce langage de l’action est, fondamentalement, le langage de la domination. Les relations de dominations sont des relations où la possibilité de la réciprocité est minimisée le plus possible. Dans ce contexte, le partage est nié, puisque tout partage suppose une certaine réciprocité. Tout part de l’individu-e et retourne à l’individu-e. Je crois que toute conception un peu collective du monde suppose qu’on dépasse cette vision là et qu’on envisage une sorte de politique de la tristesse (tout de suite les grands mots). Une politique de la tristesse, je crois que ça serait une attention à nos vulnérabilités, à les entretenir et à les savoir nécessaires pour vivre collectivement. Une politique où on se méfiera de la force parce qu’on sait que, laissée toute seule, elle détruit le commun. Où on saurait que ce qu’on partage est conditionné par notre capacité à se laisser prise les un-e-s sur les autres. Peut-être qu’une politique de la tristesse, c’est de savoir aussi que notre but ce n’est pas un bonheur, un état, mais un mouvement, que si on est touché-e-s, c’est pour se transformer et transformer notre monde. Peut-être bien que mon communisme, c’est un communisme de la faiblesse, ou, en tout cas, un communisme qui n’est pas un communisme de la force. Parce que je n’essaie pas de dire que le but c’est d’être triste dans la vie, mais plutôt que la tristesse et la faiblesse sont des conditions de toute vie commune. Que renforcer un collectif, ce n’est pas forcément un cadeau à lui faire.

En fait, je crois qu’un communisme de la force existe déjà, et qu’il s’agit du capitalisme. Le capitalisme nous lie tou-te-s les un-e-s les autres, mais par l’échange plutôt que par le partage. On peut partager ce qu’on a, mais aussi ce qu’on a pas, mais on ne peut par contre échanger que ce qu’on a. L’échange est conçu pour qu’à la fin de l’interaction, personne n’aie changé-e, que chacun-e des deux participant-e-s à l’échange soit dans une position équivalente.  Au sein du capitalisme, nos forces se transforment en capital et notre capital nous donne de la force: le capital est l’expression de la force. Il y a une société dans le capitalisme, des liens entre les gens, et le capitalisme tend à renforcer les liens entre les gens (faut bien ça pour accroître les profits), mais ces liens fonctionnent sous ce régime de l’échange, où tout ce qu’on échange c’est de la force, de la créativité, du positif, du capital. La tristesse n’a pas sa place: c’est le monde du happy-end et de la publicité. La colère et la rage peuvent trouver place, puisque qu’elle peuvent être « créatives », mais la vulnérabilité nue, certainement pas: qu’est-ce que tu veux échanger avec quelqu’un-e qui n’a rien ?

Bon, je me dis, ça ne doit pas être toujours facile de suivre ce site, puisque le temps y est définitivement long: avec ce texte, je couche par écrit des choses que j’avais en tête depuis deux/trois ans je dirais, et que j’avais ébauché dans l’article sur Spinoza, il y a sept mois. Je ne suis décidément pas un rapide à l’élaboration 🙂

[mise à jour] une camarade dit:

J’rajouterais une phrase vers la fin : « La tristesse n’a pas sa place: c’est le monde du happy-end et de la publicité. »… elle est considérée comme un problème individuel à corriger (anti-dépresseurs, psychanalyse) plutôt que comme une réaction à une situation problématique, ou une occasion de réfléchir ensemble.


Mais en fait, c’est quoi un Etat ? [ou: violence(s) et parole(s)]

Posted: août 27th, 2010 | Author: | Filed under: Murmures | 1 Comment »

Oui, c’est vrai ça, qu’est-ce que c’est exactement un État ? On emploie le terme couramment dans des discussions, dans des essais politiques ou dans des tracts enflammés. L’Etat, c’est une force positive ou négative, mais c’est en tout cas une force importante, et ça paraît difficile d’éviter d’en parler quand quelque chose de politique se joue. D’où l’importance de cette question: qu’est-ce que c’est un État ?

La définition standard, utilisée assez largement, est celle exprimée par Max Weber, un sociologue allemand du début du XXème siècle, dans un de ses (nombreux) bouquins célèbres, Le savant et le politique: un État, c’est une organisation qui dispose du monopole de la violence légitime sur un territoire donné. Un « monopole de la violence légitime », c’est-à-dire que sur son territoire, un État est la seule entité à pouvoir accomplir des actes de violence reconnus comme justifiés par la société. Depuis qu’elle a été formulée par Weber, cette définition a été utilisée et acceptée très largement, et va former un des principes des théories politiques occidentales, une sorte d’arrière-plan théorique implicite de beaucoup de réflexions. Par exemple, la vision assez courante de nos sociétés contemporaines comme des sociétés « pacifiées », où presque toute violence a été bannie et est perçue comme anormale, se fonde souvent sur l’idée que l’État a étendu ses compétences et ses responsabilités jusqu’à prendre en charge presque tous les éléments de la vie, et que, par conséquent, le monopole étatique de la violence s’introduit, en parallèle avec le développement de l’État, dans des domaines de plus en plus intimes et quotidiens de la vie. Globalement, l’idée qu’un renforcement de l’État est synonyme d’une réduction de la violence sociale est une évidence moderne, et cette évidence s’élabore sur la base de la définition wéberienne de l’État. Jusque chez les gauchistes, anarchistes et autres rebelles, ce lien à la violence et à son contrôle est perçu (souvent) comme la caractéristiques essentielle de l’État. L’État, c’est l’organisation qui peut envoyer ses flics nous péter la gueule (j’ai déjà parlé de ça dans une de mes notes sur Tiqqun).

C’est dans un bouquin écrit par Sylvia Walby, une sociologue féministe britannique que j’ai trouvé un argument qui m’a aidé à clarifier mon désaccord avec cette définition. Le bouquin (qui, comme beaucoup de bouquins intéressants, n’a pas encore été traduit, les citations qui vont suivre sont donc des traductions maisons) s’appelle Patriarchy at work (un titre-jeu de mot, qui peut aussi bien vouloir dire « le patriarcat à l’œuvre » que « le patriarcat au travail« ). Dans ce bouquin, Sylvia Walby étudie les relations genrées dans le cadre du travail salarié du début du XIXème siècle aux années 70, en montrant que le patriarcat fonctionne tout autant au travail qu’à la maison, et qu’il fonctionne de manière indépendante du capitalisme. La deuxième moitié du livre est une passionnante analyse historique précise de l’évolution des relations genrées de travail durant tout deux siècles de développement capitaliste, mais c’est la première partie, qui expose la base théorique de cette analyse historique, qui a été le point de départ de ce texte. Walby trouve que les travaux théoriques visant à penser le capitalisme et le patriarcat n’ont pas réussi jusqu’ici à les penser comme deux systèmes indépendants: ces travaux ont tendance soit à réduire le patriarcat au capitalisme (comme si l’exploitation des femmes n’avait commencée qu’à la révolution industrielle), soit à faire l’inverse et à voir le capitalisme comme un simple prolongement du patriarcat. Dans les deux cas, on décide qu’une domination est prioritaire, plus importante, et on dit que se débarrasser de celle-ci amènera bien évidemment à la disparation de l’autre, qui n’est que secondaire. Walby, elle, analyse capitalisme et patriarcat comme des « modes de production » distincts, et essaie, notamment dans ce livre, de penser leur articulation, qu’elle soit parfois harmonieuse ou parfois conflictuelle.

Dans sa réflexion, elle en arrive à parler du rôle de l’État dans le maintien du patriarcat. Autant le fait que l’État soit capitaliste, c’est-à-dire qu’il participe activement à la reproduction du capitalisme est un lieu commun, autant on dit moins souvent que l’État contribue tout autant à la reproduction du patriarcat. L’État est donc « tout à la fois capitaliste et patriarcal », pour reprendre les mots de Walby (dans le troisième chapitre du livre, intitulé Pour une nouvelle théorie du patriarcat) . Pour illustrer la fonction patriarcale de l’État, Walby prend comme exemple la fin de la première guerre mondiale au Royaume-Uni, où l’État est intervenu pour virer les femmes des emplois qualifiés qu’elles avaient pu acquérir pendant la guerre avec le départ des hommes pour le front. L’intérêt des employeur-e-s de ces femmes aurait été de les maintenir à leurs postes étant donné qu’elles étaient moins bien payées, mais le gouvernement est intervenu par l’intermédiaire de la loi pour assurer aux hommes les emplois en question, et donc priver les femmes des positions acquises pendant la guerre, et donc de l’indépendance financière qui était associée à ces positions. Donc, l’État ne défend pas seulement les intérêts de la bourgeoisie, mais aussi les intérêts des hommes en tant que groupe, ce qui amène parfois à des frictions et à des tensions (frictions et tensions dont Walby fournit de nombreux exemples dans l’analyse historique qui suit ce chapitre). Par conséquent, l’État n’est pas « monolithique », ses actions « doivent être interprétées comme le résultat de luttes entres des intérêts divergents ».

Déjà, à ce stade, la théorie du monopole étatique de la violence est problématique: dire que l’État est au service d’intérêts qui peuvent être contradictoires, ça suppose que les conflits entre les intérêts en question, conflits qui peuvent s’exprimer violemment, ne sont pas réglés par l’État, qui n’est donc pas toujours un pacificateur universel interdisant toute conflictualité qui ne serait pas la sienne. Mais Walby introduit un argument que je trouve encore plus pertinent contre la vision wéberienne de l’État: les violences faites aux femmes, qui sont peu reconnues et peu poursuivies. Ces violences sont très répandues, traversent toute la société et ne semblent pas faiblir particulièrement à notre époque, mais le niveau de répression assez faible qui frappent leurs auteurs semble montrer que l’État ne considère pas particulièrement comme une priorité le fait de les stopper. Comparés aux moyens utilisés pour réprimer les fameuses« violences urbaines » ou les violences routières, les dispositifs de lutte contre les violences conjugales, par exemple, sont dérisoires. Walby: « je dirais que l’État, dans les faits, accepte les violences masculines contre les femmes comme des violences légitimes, bien que ces violences soient exercées par des individus n’étant généralement pas considérés comme faisant partie de l’appareil étatique » (comme les citations précédentes, celle-ci vient du troisième chapitre du livre). La violence des hommes envers les femmes est « impunie », et le fait qu’une violence généralisée comme celle-ci puisse se dérouler sans être sanctionnée la plupart du temps, et en étant même considérée comme légitime par une couche plutôt large de la population, semble clairement montrer qu’il y a un problème à voir la société comme purgée de toute violence par l’État (c’est là que je vais quitter Sylvia Walby pour continuer mes divagations, mais son bouquin est vraiment formidable: lisez-le en anglais si vous pouvez, et j’espère qu’il sera traduit en français un de ces jours).

En y pensant, la quantité de violences quotidiennes qui ne sont pas reconnues par l’État (c’est-à-dire par les flics, par la justice, par les assistant-e-s sociaux/les) est assez énorme: réorganisation soudaine de l’environnement de travail, discriminations racistes, licenciements massifs, mépris quotidien de classe/de genre/de race, … C’est d’ailleurs bien possible que le fameux « sentiment d’insécurité » qu’on nous rabâche à longueur de journée soit nourri en partie par toutes ces agressions répétées. Comment continuer à dire que l’État limite les violences sociales dont il n’est pas à l’origine alors ? Par ailleurs, vu la présence massive de ces violences dans le quotidien, il paraît difficile de les qualifier de violences illégitimes: si elles étaient si « illégitimes » que ça, elles seraient isolées et aléatoires, pas systématiques et généralisées. Face à ce problème théorique, une solution, ça peut être de considérer que l’État est toujours défini par un monopole de la violence, mais qu’une partie considérable de la population est, de nos jours, intégrée à l’État. C’est une approche assez répandue chez les radicaux/les insurrectionnalistes de nos jours: les ennemi-e-s, ce n’est pas seulement les flics, mais aussi les citoyen-ne-s, soutiens indispensables de nos démocraties modernes. Comme d’habitude, les gens de Tiqqun ont formulé ça assez clairement avec leur affrontement entre les citoyen-ne-s de l’Empire et les formes de vies libres du Parti Imaginaire. Le problème que je vois avec ça, c’est qu’au final, on se retrouve à avoir un État qui englobe tout et impossible à définir un peu précisément. Toutes les histoires de différences éthiques qui semblent être à la mode chez les radicaux/les me paraissent floues et vagues. On a déplacé la question de l’État au « citoyen », mais ça ne me paraît pas résoudre grand chose. C’est quoi un-e citoyen-ne ? Un autre problème que j’aurais avec de genre d’analyse, c’est qu’on se retrouve alors souvent à amalgamer toutes les dominations au sein d’un grand système (le capitalisme, l’Empire, le système technicien, …) que défendent ces « citoyen-ne-s », et à ce moment-là, je crois qu’il devient difficile d’analyser clairement les dominations spécifiques (sexisme, racisme, exploitation salariée, …) qui peuvent s’exercer sur chacun-e: une fois qu’on a tout inclus dans un gros système, c’est compliqué de séparer les différents composants de ce système pour une analyse un peu fine.

En fait, je dirais que le seul lien spécifique entre état et violence, ce serait le fait que l’État se débrouille toujours pour rendre ses propres violences nécessaires et légitimes et qu’elles soient reconnues comme telles. Un état utilisera toujours ses ressources pour rendre ses propres violences acceptables: un flic qui abat un-e détenu-e au cours d’une évasion, ce n’est pas un assassin, mais un courageux fonctionnaire faisant son devoir. Ça n’empêche pas qu’il existe d’autres types de violences légitimes socialement, sans que celles-ci soient définies forcément par l’État. Les violences d’un état (tant qu’il fonctionne) sont effectivement perçues socialement comme légitimes, mais je ne crois pas qu’un état ait forcément un monopole sur ces violences légitimes. Le fait que les violences des états soient légitimées par eux est une caractéristique des états, mais pas une définition de ce qu’un état est.

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parole(s): à la vie

Posted: juillet 14th, 2010 | Author: | Filed under: Murmures | Commentaires fermés sur parole(s): à la vie

Mais face à des traces qui s’effacent une larme peut-elle aider ?

 (mu’allaqa d’Imru al-Qays)

il y a un peu plus d’un an, une amie est morte. une mort soudaine, assez surprenante, aussi brutale qu’une mort peut l’être. en raccrochant le téléphone après le coup de fil qui avait annoncé la catastrophe, la première chose que je me suis dit, c’est que j’étais en colère parce qu’il y avait des discussions qu’on devait avoir, ou qu’on avait jamais fini elle et moi. en y réfléchissant après, ça m’a d’abord semblé absurde d’avoir pensé ça. quelqu’une venait de mourir, et je ne pensais ni aux moments qu’on avait vécus ensemble, ni à la douleur collective issue de sa mort, ni même à sa souffrance à elle avant de mourir, mais simplement à des discussions. ça paraît assez futile, comme ça, des discussions.

sauf qu’en fait non, il y a quelque chose de très important dans les discussions. en fait, je me suis rendu compte, à ce moment là, qu’énormément de ma vie et de ce qui avait de l’importante pour moi tournait autour de paroles. je me suis rappelé ce que j’avais ressenti en découvrant l’histoire des anciens membres d’Action Directe, leur isolement en prison, et surtout la volonté de la justice de les voir réduit-e-s au silence, ou alors à une parole convenue et banale, le fameux "repentir", les fameux "regrets". comme l’a rappelé gentiment le juge d’application des peines en ré-enfermant Rouillan après son interview dans un journal, et comme Rouillan lui-même en avait conscience, ce qui est central, c’est le fait que ces individu-e-s là ne puissent jamais parler de leurs expériences avec leurs mots à elleux.

en fait, c’est tout le système de la justice et de la sanction qui est bâti autour de ça: ne pas permettre à la parole de circuler, la remplacer par des "témoignages de victimes" et des "défenses d’accusé-e-s". ce n’est pas un hasard si les juges et les avocat-e-s sont avant tout des technicien-ne-s de la parole qui sont chargé-e-s de canaliser des paroles, de les interpréter et de les faire rentrer dans tout un processus judiciaire. il n’y a rien de plus inacceptable pour la justice qu’un-e accusé-e qui parle, qui articule ce qu’ille a fait, qui essaie de trouver des mots pour faire face aux mots de(s) justiciable(s). mais ça marche aussi pour les "victimes", qui doivent surtout être représentées par des associations, des avocats, des procureurs ou mêmes des journalistes: leur parole brute n’est pas souhaitable. trop vengeresse, et là elles sont coupables de faire passer leur vengeance personnelle avant la justice. trop douce, et là, c’est le syndrome de Stockholm garanti (il faudra un jour écrire quelque chose sur cette horreur). leur parole brute pourrait ne pas rentrer dans les clous.

plus largement, je crois bien que le pouvoir-sur, la domination, se manifeste de manière particulièrement forte au niveau de la parole: qui peut parler, et qui ne peut pas, qui peut être entendu et qui ne l’est pas, qu’est-ce qui est intelligible et qu’est-ce qui ne l’est pas. la répression commence toujours par provoquer cette disparition de la parole: des mots deviennent impossible à dire, et le vide de mot se fait jusqu’à ce qu’on entende plus que la parole dominante. on ne peut quand même pas dire ça, on ne peut quand même pas prendre la défense d’Action Directe, des tireurs de Villiers-le-Bel ou de Jacques Mesrine. ou alors on ne peut quand même pas écouter ce que des nanas voilées ont a dire, elles sont manipulées, ça ne sert à rien de les écouter. toute révolte commence, je crois, par une prise de parole. et je crois que ce n’est pas un hasard si les moments de crispations des dominant-e-s commencent avec l’insolence, l’outrage, ou si un-e témoin-e a plus de valeur si ille est plus respectable: avoir du pouvoir, c’est (aussi) pouvoir parler sans que quiconque puisse répondre.

la parole de mon amie me manque. énormément. mais sa disparition m’a justement permis de me rendre compte de l’importance de ces paroles, du fait que, politiquement, je défendais surtout le fait de faire naître des paroles nouvelles, de se battre pour nos murmures, pour ces choses qu’on n’arrive pas encore à dire mais dont on sait bien qu’elle doivent être dites.

je crois que dans notre monde, toute parole, et peut-être particulièrement toute parole dans des milieux politiques, se retrouve coincée entre deux pôles: l’opinion et la vérité. depuis Platon (et depuis nos cours de philo du lycée), on sait que l’opinion ça craint, que c’est la parole en l’air, superficielle, inintéressante, et qui ne reflète que ce qui passe par la tête d’une personne, sans réflexion ni approfondissement. par opposition, il y a la vérité: difficile, noble, qui nécessite du travail, qui vient dans la douleur, qui ne fait pas plaisir, et qui n’est pas à la portée de n’importe qui. l’opinion est ridiculisée d’emblée, mais la vérité nécessite de respecter des règles, un sérieux qui paraît souvent étrangement proche du fait d’exclure des dominé-e-s sous prétexte qu’illes ne parlent pas comme il faut, qu’illes ne tiennent pas compte de tous les éléments. soit on "ne fait que donner son opinion" et personne ne nous écoute, soit on se retrouve à défendre une vérité qui a perdu beaucoup de plumes par rapport à notre parole de départ, tellement il a fallu la rendre présentable.

dans les paroles que je veux développer, il n’est ni question d’opinions, ni questions de vérités. il est question de points de vue. les discussion qui vont me manquer avec mon amie, ce sont des discussions où on explore nos points de vue. on explore nos points de vue, c’est-à-dire qu’on essaie de relier notre parole à notre situation, à notre position, ce qui nous a blessé dans nos vies, ce contre quoi on se bat, ce qui nous nourrit. discuter, pour moi, c’est découvrir petit à petit d’où je parle et d’où tu parles, pour pouvoir sentir la distance, l’explorer ensemble et voir se dessiner petit à petit le territoire entre les deux. l’opinion se moque de cette distance, de cet espace à explorer, tandis que la vérité fait comme si l’espace était déjà connu, cartographié et repéré, alors qu’il doit justement être exploré pas à pas. les paroles dont je parle, celles que j’essaie de nourrir, sont celles qui portent leur point de vue, qui essaient de l’amener et de le développer, afin de pouvoir nourrir un dialogue. un dialogue qui ne porterait que sur des opinions n’aurait que peu d’intérêt: à mon sens, c’est la liberté d’expression comprise comme la simple possibilité de dire tout et n’importe quoi sans que personne n’y prête jamais attention. mais inversement, un dialogue qui ne porte que sur des vérités, ou qui ne porte que sur la vérité, part du principe qu’on sait déjà ce qui est en jeu d’un côté comme de l’autre, qu’on sait déjà ce qui va être dit ou ce qui va sortir de la discussion.

je crois que la richesse de toute discussion, de toute parole, provient du point de vue qui la nourrit et la porte. confronter deux points de vue, c’est voir comment un même endroit peut-être très différent quand il est regardé selon des angles qui changent. la vision de l’endroit s’affine au fur et à mesure. je ne crois pas qu’on puisse parler depuis une sorte d’observatoire universel qui nous permet de tout voir parfaitement, et donc de trouver une vérité définitive à partir de là. par contre, ça ne veut pas dire qu’on soit condamné à ne jamais rien pouvoir échanger sur ce qu’on a devant nos yeux. sauf que changer de point de vue, ça déstabilise, ça force à regarder à nouveau, ça fait douter de là où on marche et de là où on vient, et ça peut nous forcer à voir ce qu’on ne voulait pas regarder avant. c’est plein d’incertitudes, et le monde paraît toujours moins solide après. alors, en général, ça n’arrange personne. alors, souvent, son point de vue, il faut le porter, se battre pour le défendre, pour le faire entendre. et la domination veille, travaillant à ce que certains points de vue ne soient pas discibles, et que donc personne ne regarde le monde sous certains angles.

d’où l’importance des paroles pour moi: pour voir tout ce qu’on ne voyait pas avant, et pouvoir agir différement. parce que je crois que toute domination repose sur le fait de glisser sous le tapis ce qui ne l’arrange pas afin de pouvoir présenter un décor nickel, sans taches. amener une parole, c’est trouver son point de vue, c’est fouiller dans son histoire pour voir l’ensemble des choses qui nous ont façonnés et qui nous ont placés dans une certaine position sociale à un certain moment. je crois qu’on développe nos paroles à partir de là où on est, et de nulle part ailleurs, mais voir ce à quoi ressemble l’endroit où on est depuis un autre endroit peut nous permettre de progressivement remarquer tout ce qu’on ne voyait pas avant. et je crois aussi que quand on remarque tout ça, l’endroit d’où on parle est fondamentalement différent, sans qu’on ai eu besoin de bouger.

merci pour tout. tu me manques.


J’aime pas Spinoza

Posted: février 26th, 2010 | Author: | Filed under: Murmures | 10 Comments »

Non, c’est vrai, j’aime pas Spinoza. Bon, là comme ça, ça parait pas fascinant, le fait que j’aime pas un philosophe-artisan du XVIIème siècle. D’autant plus, qu’à priori, il a une histoire plutôt intéressante. C’est un juif un peu hérétique qui s’est fait cherem (l’équivalent d’une excommunication) par la communauté juive de son époque parce qu’il tenait des positions assez particulières en terme religieux. Du fait de cette exclusion, il s’est retrouvé à passer un gros moment de sa vie à sympathiser et à causer philosophie avec des groupes de dissidents religieux chrétiens, nombreux en Hollande à l’époque. Il n’a jamais été professeur de philosophie dans une grosse université, et a gagné sa vie en fabriquant des appareils optiques. Un type un peu particulier, suffisament atypique pour attirer la curiosité.

En fait, sans que ça soit trop surprenant, c’est pas tant Spinoza qui je n’aime pas trop, qu’un truc que j’appellerais le spinozisme. C’est pas très joli comme mot, et je ne prétend pas capturer l’essence de la philosophie de Spinoza, mais ce que je décide d’appeller spinozisme, c’est une manière d’articuler certaines choses qu’on retrouve chez beaucoup de gens qui théorisent. C’est de ça que je vais essayer de parler.

Ce spinozisme, on le trouve chez des philosophes reconnus et labellisés "penseurs de gauche", genre Deleuze, Onfray (oui, l’intello de Siné Hebdo), Negri (parce que je peux pas écrire un texte sans parler d’un ex-autonome italien) ou Benasayag (parce qu’il faut bien parler de gens soutenant des vilain-e-s terroristes). On trouve ça aussi chez des têtes à claques médiatiques, genre Philippe Val. De manière peut-être un peu plus surprenante, on trouve ça aussi chez Tiqqun. En fait, en ce moment, Spinoza, c’est plutôt à la mode et tout le monde semble d’accord pour trouver que Spinoza, c’est Génial (avec un grand G).

L’oeuvre principale de Spinoza, c’est son Ethique (traduction française à partir du latin disponible ici), bouquin pas très gros qui a été commenté et analysé une quantité assez incroyable de fois dans l’histoire de la philosophie, et qui fascine pleins de gens.

Une éthique, ça vient de la philosophie grecque. La question centrale de l’éthique, c’est celle de la vie bonne. Bonne dans les deux sens qu’on peut envisager: bonne en tant qu’agréable, en tant que vie qui nous procure du bonheur, et bonne en tant que vie juste, vie respectueuse de soi et des autres, compatible avec la vie en société. Toutes les éthiques philosophiques (depuis Socrate et Platon qui ont popularisé ce sport) ont pour but de permettre de vivre avec autant de bonheur possible tout en respectant le monde qui nous entoure, tout ça passant par la connaissance. En connaissant le monde et ses règles et en se connaissant soi-même, on peut atteindre le bonheur (dans son Ethique, Spinoza parle de "béatitude") tout en contribuant à préserver et à améliorer le monde. L’idée des éthiques philosophiques, c’est ça: concilier bonheur personnel et respect des lois (divines, naturelles, sociale, …) qui nous sont extérieures, à l’aide de la connaissance.

Mais l’Ethique de Spinoza n’est pas juste une éthique, c’est une éthique dont le sous-titre nous apprend qu’elle est "démontrée suivant l’ordre géométrique".  L’ordre géométrique, à l’époque, ça fait référence à la technique des démonstrations mathématiques formelles qui est en train de naître. A l’époque est en train de se construire la méthode de démonstration mathématique qu’on utilise encore maintenant: on part de choses qu’on considère comme acquises, évidentes, qu’on appelle les "axiomes", et à partir de là, on démontre d’autres "propositions", en suivant un raisonnement clairement exposé et logique: "si je pars du principe que ça c’est vrai, alors je peux en déduire ça et ça". A partir du moment où on accepte les axiomes, on doit accepter les proposition qui en découlent, ou alors trouver une erreur dans le raisonnement. Toute l’Ethique fonctionne comme ça, commençant pour annoncer ses points de départs, ses axiomes, avant d’en tirer des proposition qui s’enchaîne les unes les autres, jusqu’à la conclusion recherchée. L’Ethique, c’est une sorte de mathématique humaine. C’est cette forme, avec des "propositions" numérotées et déduites les unes des autres, que Tiqqun a repris dans plusieurs textes, Introduction à la guerre civile, par exemple.

Du point de vue critique, cette forme a un avantage: l’enchaînement des arguments, les chaînes logiques qui s’entremêlent dans le texte, en bref la structure du texte, tout ça est lisible facilement, de manière transparente. Pour critiquer une proposition, il suffit de remonter la chaîne de déductions ayant amené à cette proposition, jusqu’à trouver un raisonnement qui ne fonctionne pas ou un axiome avec lequel on est pas d’accord. Pas besoin de s’embêter à devoir reconstituer l’ordre du raisonnement, tout est apparent et clairement exposé. A l’usage, en décortiquant ce texte et en essayant d’y trouver les élements qui ne me conviennent pas, c’est assez pratique.

L’idée centrale de cette Ethique de Spinoza, c’est de transformer nos passions en actions. Les passions, c’est ce qui nous touche, nous "affecte" (pour employer les mots du texte) sans qu’on en soit à l’origine. Tout le mouvement de l’Ethique est de montrer comment on peut arriver par la réflexion, par l’accroissement de notre compréhension de l’univers, à l’état de béatitude où nous sommes à l’origine de tout ce qui nous affecte, sans être plus jamais traversé par des passions qui nous sont extérieures et qu’on ne contrôle pas. Spinoza dit (de manière assez classique pour un philosophe) que, dès lors qu’on comprend une passion, qu’on voit ce qui la cause et pourquoi elle nous affecte, on peut exercer un pouvoir sur elle, la contenir. L’avantage que ce pouvoir sur nos passions nous donne, c’est d’éviter les passions qui nous sont désagréables pour pouvoir ne plus ressentir que ce qui nous fait du bien. Le chemin vertueux est celui-ci: plus on comprend le monde -> plus on comprend nos passions -> plus on peut exercer un pouvoir sur elles -> plus on peut échapper à celle qui sont déplaisantes -> plus on va ne ressentir que sérénité et bonheur.

Dans cette idée, le postulat essentiel est qu’il y a des passions qui sont mauvaises, déplaisantes et peu souhaitables dans l’absolu: ce sont des passions "tristes", par opposition aux bonnes passions, les passions "joyeuses". Quelle est la différence entre les deux types de passions ? Les passions tristes sont des passions qui "diminuent la puissance d’agir" alors que les passions joyeuses "augmentent" cette même "puissance d’agir". "Puissance d’agir" ? "Agir", c’est être cause d’un effet (en spinozien dans le texte). La "puissance d’agir", c’est donc notre capacité à être cause de quelque chose, notre capacité à produire des effets. Quand notre puissance d’agir augmente, c’est qu’on devient plus apte à être cause de choses. Notre puissance d’agir est donc lié aux différentes manières plus ou moins efficaces qu’on a de transformer notre environnement. Augmenter sa puissance d’agir, c’est trouver des leviers sur le monde, leviers dependant de notre situation concrète mais aussi de qui on est. En effet, les voies de l’augmentation de la puissance d’agir sont différentes pour chacun-e-s, tout ne marche pas pareil pour tout le monde, et la puissance d’agir est donc profondément liée à ce qu’on est, à notre essence, à notre "être", pour parler Spinoza.

A ce stade, on trouve une des fondations essentielles de l’Ethique: "Toute chose […] s’efforce de persévérer dans son être" (partie III, proposition VI). Toute cette question de la puissance d’agir est liée à cette proposition. Agir, c’est être cause, c’est transformer le monde de manière conforme à ce qu’est notre essence. Augmenter sa puissance d’agir, c’est se donner la possibilité de plus grandes transformations correspondant à cette essence, et donc déployer cette même essence, étendre son influence sur le monde. Or, cette essence, elle, ne change pas, puisque chacun-e "persévère" dans son être. La puissance d’agir, c’est donc la capacité de chacun-e de déployer son être, de transformer le monde à son image, de manière conforme à son essence, éternelle et immuable (cette essence éternelle et immuable étant, assez logiquement pour l’époque, l’âme). Spinoza a, notamment, fait scandale à son époque pour avoir suggéré cette idée que chacun-e pouvait se rapprocher de Dieu par la connaissance et atteindre cette béatitude divine où le monde n’a plus de secret, et où donc plus rien n’est subi, et tout est issu de notre volonté propre.

Au coeur de l’éthique de Spinoza, il y a cette idée que ce qui nous est le plus fondamental en tant qu’humain-e est une essence immuable, et que le bonheur et la liberté humaine consistent à déployer toujours plus cette essence immuable, à "accroître notre puissance". Etre passif, c’est permettre à des choses ne faisant pas partie de cette essence de venir nous altérer, c’est donc mauvais. A l’inverse, être actif, c’est extérioriser, exprimer cette essence.

Même si cette idée fondamentale n’est pas notée dans le texte en tant qu’axiome, c’est un postulat utilisée tout au long de l’Ethique. Par exemple, pour démontrer la proposition VI dont j’ai parlé plus haut, Spinoza se fonde sur une proposition démontrée juste auparavant, la proposition IV. La proposition IV ? "Aucune chose ne peut être détruite que par une cause extérieure". Comment est elle démontrée ? Cette proposition est "évidente par elle-même". C’est un des points de départ fondamentaux de Spinoza: les essences sont fixes une bonne fois pour toutes, inchangées pour toute éternité. On ne trouve pas chez Spinoza l’idée d’une évolution interne, d’une dynamique intérieure à chaque chose qui amène cette chose à changer au fil du temps. Le contraste avec l’idée de rythme dont j’ai essayé de parler il y a quelques temps chez Marx ou Hegel est fort. Là où Marx (par exemple) va mettre une grand insistance sur les dynamiques internes qui vont amener des transformations, Spinoza voit ces mêmes processus de transformations comme le fruit d’une influence extérieure. Agir chez Marx, c’est un travail de transformation intérieur, alors que pour Spinoza, c’est un processus de création, d’extériorisation, d’expression (Deleuze met l’idée "d’expression" au centre d’un de ses bouquins sur Spinoza). 

Ce que j’appelle "spinozisme", c’est ça. L’insistance sur la création, sur "l’accroissement de puissance" (comme dirait Tiqqun), l’expression et l’expressivité, l’idée de faire ressortir des potentiels internes insoupçonnés. Ce que je vois en commun chez tous les gens que j’ai cité plus haut, c’est cette insistance sur tout ce qui s’extériorise, sur ce qui est "joyeux", par opposition aux mauvaises choses "tristes". Les formes-de-vie tiqquniennes dont j’ai parlé dans d’autres notes, ça me semble une version un peu retravaillée de la même idée, avec le combat épique entre les belles formes-de-vie joyeuses, pures et rebelles qui laissent éclore leur liberté créatrice face au méchant Empire repressif qui ne cherche qu’à les confiner.

Par contraste, je crois qu’être triste et mélancolique, rentrer en soi si nécessaire, et même abandonner des morceaux de soi quand on ne peut plus les tenir, ce n’est ni mal ni bien, juste nécessaire. De la même manière, je ne crois pas qu’"agir" et "subir" soient des opposés, ni qu’il faille transformer les passions en actions pour maîtriser ce qui m’est extérieur. Je ne veux pas forcément "augmenter ma puissance d’agir", j’ai même parfois envie d’être traversé par les gens et les évènements, et donc d’être agi.

Voilà pourquoi je n’aime pas Spinoza, même s’il m’a fallu écrire ça pour y voir clair 🙂

Au fait, comme d’habitude, si tout ça vous paraît idiot/mal écrit/pas clair ou même (on ne sait jamais) si vous avez aimé, n’hésitez pas à commenter.


Guerre civile

Posted: décembre 24th, 2009 | Author: | Filed under: Murmures | Commentaires fermés sur Guerre civile

On pourrait faire une (mauvaise ?) parodie du Manifeste du Parti Communiste et dire qu’un spectre hante la France en ce moment, et que ce spectre est celui de la guerre civile.

Ça faisait longtemps que les gauchistes criaient en manif que « ça allait pêter » (je dis longtemps, je sais pas de quand date ce grand classique du slogan de manif. 1994 ? 1995 ? 1997 ? Si quelqu’un-e sait …). Mais là, on a une ministre de l’intérieur qui dit qu’il faut s’inquiéter, on a un ancien premier ministre qui parle de « risque révolutionnaire« , un journal degôche qui titre sur « L’insurrection française« , un gouvernement qui retire une réforme des lycées par peur de plusieurs semaines d’émeutes ayant lieu dans un autre pays d’Europe, … Il y a aussi (du côté des gouverné-e-s) la colère un peu sourde, mi-impuissante, mi-rageuse qu’on entend au fil des manifs, des actions, des discussions. Bref, depuis quelques temps, on a un certain climat où beaucoup de monde se dit qu’il va y avoir une grosse confrontation d’ici pas longtemps. La ligne de fracture se fait entre les cramé-e-s pour qui c’est une bonne choses et les gens respectables qui annoncent la catastrophe. Je crois bien que si l’Insurrection qui vient a fait autant de bruit (et qu’il est actuellement dans les rayonnages des librairies les plus commerciales), c’est que ce bouquin a saisit une ambiance du moment, un parfum de l’époque.

Justement, comme le dit bien IQV (Insurrection Qui Vient) et d’autres textes du même genre qui sont venus avant (Tiqqun, l’Appel, …), au-delà des formulations, je crois que ce qui se joue c’est la peur de la guerre civile, de l’affrontement généralisé qui se faufile à l’intérieur de la société, qui tranche les liens sociaux et divise notre monde de l’intérieur. Jusqu’ici, la guerre civile, c’est ce qui arrivait au Rwanda, en Yougoslavie, ou en Colombie, c’est-à-dire dans des pays instables, violents et pas très civilisés, sans que nous occidentaux comprenions ce qui ce passait vraiment. Vous savez, c’était des histoires d’ethnies (parce qu’il faut bien dire qu’une « ethnie », c’est le mot qu’on utilise qu’on on sait pas bien de quoi on parle, une sorte d’identité vague mais ancestrale), de revendications religieuses étranges ou de barons de la drogue. En tout cas, chez nous, ça ne pouvait pas arriver. Maintenant, je crois bien qu’on est plus si sûr-e-s que ça.

Depuis, il y a eu le 11 septembre, la « guerre au terrorisme », le terrorisme « islamiste » qui menace notre mode de vie, alors même qu’il est pour une bonne part en notre sein. Il y a eu aussi les scènes de guerre des contres-sommets, des insaisissables « Black Blocks » qui détruisent et pillent sans qu’on comprenne pourquoi. Il y a eu les émeutes de novembre 2005, où voitures, mairies, écoles et commissariats ont cramé-e-s dans toute la France comme ça, par surprise, sans discours, par des bandes de barbares invisibles jusqu’ici. Dans tous les cas, après, il y a des rechutes. Après le 11 septembre, il y a eu les attentats de Madrid, et puis ceux de Londres. Après Seattle, il y a eu Prague, Evian, et tous les mouvements sociaux comptent maintenant leurs « casseurs » (toujours au masculin) en noir. Après novembre 2005, il y a eu Villiers-le-Bel, et beaucoup d’autres banlieues dont on ne voit le nom à la télé que quand ça brûle. On aurait pu se dire que ça allait être exceptionnel, mais plus ça se reproduit, plus ça devient problématique de le dire. Il peut donc y avoir des évènements directement chez nous; là où on y habite, il peut y avoir des flammes, de la fumée, des gens qui s’affrontent et des villes transformées par des conflits.

D’autres images, qui ont donné d’autres regards sur le monde.

Assez logiquement.

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