Use your widget sidebars in the admin Design tab to change this little blurb here. Add the text widget to the Blurb Sidebar!

parole(s): à la vie

Posted: juillet 14th, 2010 | Author: | Filed under: Murmures | Commentaires fermés sur parole(s): à la vie

Mais face à des traces qui s’effacent une larme peut-elle aider ?

 (mu’allaqa d’Imru al-Qays)

il y a un peu plus d’un an, une amie est morte. une mort soudaine, assez surprenante, aussi brutale qu’une mort peut l’être. en raccrochant le téléphone après le coup de fil qui avait annoncé la catastrophe, la première chose que je me suis dit, c’est que j’étais en colère parce qu’il y avait des discussions qu’on devait avoir, ou qu’on avait jamais fini elle et moi. en y réfléchissant après, ça m’a d’abord semblé absurde d’avoir pensé ça. quelqu’une venait de mourir, et je ne pensais ni aux moments qu’on avait vécus ensemble, ni à la douleur collective issue de sa mort, ni même à sa souffrance à elle avant de mourir, mais simplement à des discussions. ça paraît assez futile, comme ça, des discussions.

sauf qu’en fait non, il y a quelque chose de très important dans les discussions. en fait, je me suis rendu compte, à ce moment là, qu’énormément de ma vie et de ce qui avait de l’importante pour moi tournait autour de paroles. je me suis rappelé ce que j’avais ressenti en découvrant l’histoire des anciens membres d’Action Directe, leur isolement en prison, et surtout la volonté de la justice de les voir réduit-e-s au silence, ou alors à une parole convenue et banale, le fameux "repentir", les fameux "regrets". comme l’a rappelé gentiment le juge d’application des peines en ré-enfermant Rouillan après son interview dans un journal, et comme Rouillan lui-même en avait conscience, ce qui est central, c’est le fait que ces individu-e-s là ne puissent jamais parler de leurs expériences avec leurs mots à elleux.

en fait, c’est tout le système de la justice et de la sanction qui est bâti autour de ça: ne pas permettre à la parole de circuler, la remplacer par des "témoignages de victimes" et des "défenses d’accusé-e-s". ce n’est pas un hasard si les juges et les avocat-e-s sont avant tout des technicien-ne-s de la parole qui sont chargé-e-s de canaliser des paroles, de les interpréter et de les faire rentrer dans tout un processus judiciaire. il n’y a rien de plus inacceptable pour la justice qu’un-e accusé-e qui parle, qui articule ce qu’ille a fait, qui essaie de trouver des mots pour faire face aux mots de(s) justiciable(s). mais ça marche aussi pour les "victimes", qui doivent surtout être représentées par des associations, des avocats, des procureurs ou mêmes des journalistes: leur parole brute n’est pas souhaitable. trop vengeresse, et là elles sont coupables de faire passer leur vengeance personnelle avant la justice. trop douce, et là, c’est le syndrome de Stockholm garanti (il faudra un jour écrire quelque chose sur cette horreur). leur parole brute pourrait ne pas rentrer dans les clous.

plus largement, je crois bien que le pouvoir-sur, la domination, se manifeste de manière particulièrement forte au niveau de la parole: qui peut parler, et qui ne peut pas, qui peut être entendu et qui ne l’est pas, qu’est-ce qui est intelligible et qu’est-ce qui ne l’est pas. la répression commence toujours par provoquer cette disparition de la parole: des mots deviennent impossible à dire, et le vide de mot se fait jusqu’à ce qu’on entende plus que la parole dominante. on ne peut quand même pas dire ça, on ne peut quand même pas prendre la défense d’Action Directe, des tireurs de Villiers-le-Bel ou de Jacques Mesrine. ou alors on ne peut quand même pas écouter ce que des nanas voilées ont a dire, elles sont manipulées, ça ne sert à rien de les écouter. toute révolte commence, je crois, par une prise de parole. et je crois que ce n’est pas un hasard si les moments de crispations des dominant-e-s commencent avec l’insolence, l’outrage, ou si un-e témoin-e a plus de valeur si ille est plus respectable: avoir du pouvoir, c’est (aussi) pouvoir parler sans que quiconque puisse répondre.

la parole de mon amie me manque. énormément. mais sa disparition m’a justement permis de me rendre compte de l’importance de ces paroles, du fait que, politiquement, je défendais surtout le fait de faire naître des paroles nouvelles, de se battre pour nos murmures, pour ces choses qu’on n’arrive pas encore à dire mais dont on sait bien qu’elle doivent être dites.

je crois que dans notre monde, toute parole, et peut-être particulièrement toute parole dans des milieux politiques, se retrouve coincée entre deux pôles: l’opinion et la vérité. depuis Platon (et depuis nos cours de philo du lycée), on sait que l’opinion ça craint, que c’est la parole en l’air, superficielle, inintéressante, et qui ne reflète que ce qui passe par la tête d’une personne, sans réflexion ni approfondissement. par opposition, il y a la vérité: difficile, noble, qui nécessite du travail, qui vient dans la douleur, qui ne fait pas plaisir, et qui n’est pas à la portée de n’importe qui. l’opinion est ridiculisée d’emblée, mais la vérité nécessite de respecter des règles, un sérieux qui paraît souvent étrangement proche du fait d’exclure des dominé-e-s sous prétexte qu’illes ne parlent pas comme il faut, qu’illes ne tiennent pas compte de tous les éléments. soit on "ne fait que donner son opinion" et personne ne nous écoute, soit on se retrouve à défendre une vérité qui a perdu beaucoup de plumes par rapport à notre parole de départ, tellement il a fallu la rendre présentable.

dans les paroles que je veux développer, il n’est ni question d’opinions, ni questions de vérités. il est question de points de vue. les discussion qui vont me manquer avec mon amie, ce sont des discussions où on explore nos points de vue. on explore nos points de vue, c’est-à-dire qu’on essaie de relier notre parole à notre situation, à notre position, ce qui nous a blessé dans nos vies, ce contre quoi on se bat, ce qui nous nourrit. discuter, pour moi, c’est découvrir petit à petit d’où je parle et d’où tu parles, pour pouvoir sentir la distance, l’explorer ensemble et voir se dessiner petit à petit le territoire entre les deux. l’opinion se moque de cette distance, de cet espace à explorer, tandis que la vérité fait comme si l’espace était déjà connu, cartographié et repéré, alors qu’il doit justement être exploré pas à pas. les paroles dont je parle, celles que j’essaie de nourrir, sont celles qui portent leur point de vue, qui essaient de l’amener et de le développer, afin de pouvoir nourrir un dialogue. un dialogue qui ne porterait que sur des opinions n’aurait que peu d’intérêt: à mon sens, c’est la liberté d’expression comprise comme la simple possibilité de dire tout et n’importe quoi sans que personne n’y prête jamais attention. mais inversement, un dialogue qui ne porte que sur des vérités, ou qui ne porte que sur la vérité, part du principe qu’on sait déjà ce qui est en jeu d’un côté comme de l’autre, qu’on sait déjà ce qui va être dit ou ce qui va sortir de la discussion.

je crois que la richesse de toute discussion, de toute parole, provient du point de vue qui la nourrit et la porte. confronter deux points de vue, c’est voir comment un même endroit peut-être très différent quand il est regardé selon des angles qui changent. la vision de l’endroit s’affine au fur et à mesure. je ne crois pas qu’on puisse parler depuis une sorte d’observatoire universel qui nous permet de tout voir parfaitement, et donc de trouver une vérité définitive à partir de là. par contre, ça ne veut pas dire qu’on soit condamné à ne jamais rien pouvoir échanger sur ce qu’on a devant nos yeux. sauf que changer de point de vue, ça déstabilise, ça force à regarder à nouveau, ça fait douter de là où on marche et de là où on vient, et ça peut nous forcer à voir ce qu’on ne voulait pas regarder avant. c’est plein d’incertitudes, et le monde paraît toujours moins solide après. alors, en général, ça n’arrange personne. alors, souvent, son point de vue, il faut le porter, se battre pour le défendre, pour le faire entendre. et la domination veille, travaillant à ce que certains points de vue ne soient pas discibles, et que donc personne ne regarde le monde sous certains angles.

d’où l’importance des paroles pour moi: pour voir tout ce qu’on ne voyait pas avant, et pouvoir agir différement. parce que je crois que toute domination repose sur le fait de glisser sous le tapis ce qui ne l’arrange pas afin de pouvoir présenter un décor nickel, sans taches. amener une parole, c’est trouver son point de vue, c’est fouiller dans son histoire pour voir l’ensemble des choses qui nous ont façonnés et qui nous ont placés dans une certaine position sociale à un certain moment. je crois qu’on développe nos paroles à partir de là où on est, et de nulle part ailleurs, mais voir ce à quoi ressemble l’endroit où on est depuis un autre endroit peut nous permettre de progressivement remarquer tout ce qu’on ne voyait pas avant. et je crois aussi que quand on remarque tout ça, l’endroit d’où on parle est fondamentalement différent, sans qu’on ai eu besoin de bouger.

merci pour tout. tu me manques.


Comments are closed.