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Posted: mars 6th, 2016 | Author: murmures | Filed under: Murmures | Commentaires fermés sur La violence, sa normalisation et la fin de quelque chose
Je n’ai pas écrit ici depuis très longtemps. J’ai continué à écrire ailleurs, mais plus sur ce blog. La raison principale, c’est probablement que je me suis éloigné du milieu (comme on dit).
Ce processus a été progressif, et il y en a des traces dans des textes publiés ici. Sur la fin, ce blog m’a plus servi à diffuser des traductions sur la révolution égyptienne et des positions sur la question palestinienne qu’à parler de travail militant en France. Avant même cette évolution, j’ai publié une série de textes assez critiques sur nos pratiques et nos théories, dans un contexte où (comme l’on fait remarqué certains commentaires) cette critique était assez à la mode.
Avec le recul, je peux voir que, même si je parlais encore de critiquer et de transformer le milieu, ce que je commençait à faire en réalité c’était d’en partir. Plus globalement, je commençais à vouloir construire d’autres horizons que le mouvement révolutionnaire français et ses limites plutôt étouffantes.
Maintenant, ça y est. Je ne crois plus en mes camarades. Je n’ai plus envie d’aller aux réunions de la grande famille révolutionnaire pour y parler une nouvelle fois de ce qui ne va pas et de ce qu’il faudrait faire pour que tout devienne super, merveilleux et inclusif. J’ai d’autres choses à faire et pas assez de temps pour en perdre dans ce trou noir qu’est la politique radicale. Bien entendu, l’interprétation généreuse et sympathique de mes ancien-ne-s camarades sera que je deviens, au choix: réformiste, normal, social-traître ou petit-bourgeois. Le problème des insultes de ce genre, c’est qu’à la dixième qu’on reçoit, ça ne touche plus trop.
Le fait de me rendre compte du chemin que j’avais fait et d’où j’en étais maintenant, ça m’a donné envie d’écrire ici une dernière fois, en guise de conclusion et de bilan pour les sept dernières années de ma vie.
Le bilan pour moi, c’est qu’au-delà des grands mots qui n’engagent que celles et ceux qui y croient (révolutionnaire par exemple, ou anarchiste), ce que je défend sans faire de compromis, c’est le refus de la normalisation de la violence.
Ok ok, c’est très vague. Le mieux, pour clarifier ce que je veux dire, c’est que je raconte une histoire. Une histoire absolument dégueulasse et totalement banale. Ça parle d’agressions sexistes, donc [TW: agressions sexistes et sexuelles].
L’association dans laquelle je travaille est une association militante. Très militante même. On y défend des tas de postures radicales, on y parle féminisme, soutien à la ZAD, anti-colonialisme, lutte contre l’austérité et anticapitalisme. Beaucoup des militant-e-s et personnes salarié-e-s de cette association sont des révolutionaires, anti-autoritaires, anarchistes avec des longues expériences de luttes.
Lors d’une soirée organisée chez des militant-e-s, une salariée de l’association (appelons-là Marie, tiens, même si ce n’est pas son vrai prénom) a été agressée sexuellement par un militant de l’association. Elle venait d’arriver dans l’association, elle ne connaissait pas tant les gens, elle venait de s’installer dans la ville où se trouvait l’association, elle n’en a pas trop parlé.
Petit à petit, en gagnant en assurance dans l’association, elle se met à en parler à des personnes de confiance, et à demander à ce que l’association traite cette agression. Sa demande est ignorée, elle se retrouve forcée à travailler avec son agresseur. Des militant-e-s la forcent même à partir d’un espace où son agresseur est parce qu’elle ne le met « pas à l’aise« . Les camarades féministes qui la soutiennent s’en prennent elles aussi plein la gueule.
À partir de là, vu que tout ça a pris suffisamment d’ampleur pour que ça ne soit pas possible de l’ignorer, la réponse de l’association est de créer un groupe de « gestion de conflits« . On ne parle pas d’agression.
Une féministe militante de l’association ayant soutenu Marie est à son tour agressé par un militant de l’association qui lui demander de dégager des locaux sinon il lui pète la gueule. La féministe en question demande à la direction de l’association d’exclure l’agresseur, au moins temporairement, ce que la direction refuse, en proposant juste un « partage des espaces« . La militante agressée part de l’association.
C’est au tour de personnes ayant soutenu la deuxième militante agressée de s’en prendre plein la gueule, avec un certain nombre de militant-e-s de l’association qui refusent maintenant de leur parler. Un texte du CA de l’association achève le processus en refusant de parler d’agression, et en regrettant que le « conflit » n’aie pas permis la « parole« , tout en accusant à demi-mots les victimes de l’avoir un peu cherché.
Cette histoire est une histoire de déni: déni de la violence, déni de son caractère sexiste, déni des responsabilités des membres de l’association dans cette violence. Ce déni fonctionne parfaitement bien, permettant à chacun-e de se cacher derrière un « conflit personnel« , qui « n’est pas simple à gérer » et où « il y a des responsabilités des deux côtés« . Tous les militant-e-s impliqué-e-s dans ce déni connaissent parfaitement ce type de discours dépolitisant, ils et elles le dénoncent à longueur de journée dans d’autres contextes. Mais illes le dénoncent chez les autres. Quand ce sont des camarades qui sont impliqué-e-s, là, d’un coup, c’est beaucoup plus compliqué.
Quand je parle de normalisation de la violence, c’est de ça dont je parle. De la capacité d’un groupe dominant à faire passer sa violence comme autre chose que de la violence, comme une nécessité, une fatalité, ou encore quelque chose de pas si grave. Nous vivons non seulement dans un monde hyper violent, mais dans un monde de violence normalisée, où la plupart de la violence subie ne peut pas être dite en tant que violence. Les corps ouvriers brisés ce n’est pas de la violence, le harcèlement quotidien des femmes ce n’est pas de la violence, les discriminations racistes, ce n’est pas de la violence, … Tout ça, c’est du stress, de la maladie, des accidents, des problèmes de santé, mais pas de la violence. Jamais de la violence, parce que derrière l’idée de violence, il y a l’idée de souffrance, de douleur, de quelque chose qu’il faudrait éviter à tout prix.
La violence, c’est toujours celle de l’autre, qui est loin, qui est notre ennemi. On ne supporte pas l’idée qu’on puisse soi-même infliger de la violence. Notre violence à nous est normale, elle n’est pas vraiment de la violence, elle fait partie de la nature des choses. Dans l’association militante dont je parle plus haut (où je travaille toujours), une hallucination collective permet aux gens de parler de différentes formes de souffrances subies au quotidien dans la structure, mais sans jamais que la structure elle-même puisse être dite comme une institution violente. Cette hallucination peut avoir lieu alors que la structure est peuplée de militant-e-s critiquant radicalement d’autres institutions: l’école, la police, l’entreprise, …
Notre société est structurée sur ce déni de la violence. On nous apprend à être incapable d’entendre que nous avons été violent-e-s, que nous le sommes encore, et que nous avons une responsabilité par rapport à la violence que nous infligeons. Au-delà des grandes dénonciations du capitalisme, le milieu révolutionnaire reproduit au quotidien ce déni. En tout cas, il ne fait pas beaucoup d’efforts pour en sortir. Toute dénonciation de violence en son sein est vécue comme une rupture d’une bulle magique qui isole du monde: il faut colmater le trou le plus vite possible, et si ça doit se faire au prix de l’expulsion de victimes devenues en trop, c’est tant pis.
La réponse du milieu quand une violence est nommée est la même que celle de l’État: d’abord le déni, ensuite un demi-aveu si le rapport de force est suffisant, et après on passe à autre chose. La question de la responsabilité n’est jamais posée. La question de la réparation, du soin non plus. Il ne faut plus que ça arrive, mais on ne va pas se demander comment réparer les dégâts existants, comment soutenir les victimes, on ne va pas aller s’interroger sur comment cette violence a pu avoir lieu, … La violence est toujours un accident, une anomalie, jamais structurelle. C’est une brèche à colmater. La normalisation de la violence va avec le fait de refuser que la normalité puisse être violente. Et ça, ça s’applique même chez les « radicaux ».
Je pense qu’on ne peut pas construire de perspective politique réellement radicale sur ces bases. Tout travail d’émancipation doit commencer par notre quotidien, par les violences que nous y subissons et auxquelles nous participons. Parce que notre force pour résister et lutter vient de ce que la lutte guérit et réparer chez nous en lien avec ce que l’on contribue à guérir et réparer chez les autres. Sans cette force, on ne fait que construire une institution de plus, une entité tournée vers sa survie et sa reproduction et dont le carburant est le rapport de force.
Je n’ai ni envie d’être une institution, ni d’en faire partie. Et le mouvement révolutionnaire dans lequel je me suis construit politiquement et humainement me semble être une machine à produire et reproduire des institutions. Des institutions radicales bien entendu, mais des institutions quand même. J’ai participé à tout ça. Je n’ai plus envie de le faire. Je ne sais pas bien où ça va me mener, mais ce refus est la chose dont j’ai été le plus sûr politiquement depuis longtemps.
Je ne sais pas si partir de ce milieu est un choix. Tout bêtement, une fois qu’on a vu une personne exercer une violence plus ou moins ouverte pour défendre son institution, quelle qu’elle soit, et nier immédiatement après sa propre violence, difficile de lui faire confiance quand il va s’agir de combattre ensemble. On ne peut pas faire des alliances avec des institutions.
Posted: mars 18th, 2012 | Author: murmures | Filed under: Murmures | 2 Comments »
Le 6 et 7 mars dernier avait lieu à Nantes le procès d’un policier accusé d’avoir tiré avec un flashball 2.0 sur un jeune manifestant pendant le mouvement contre la loi LRU, le 27 novembre 2007, c’est-à-dire il y a presque cinq ans. Entre temps, le manifestant en question a perdu l’usage de l’œil touché par le flic, et sa famille a dû batailler pendant des années pour réussir à arracher un procès, et donc pour réussir à ce que la question de la responsabilité du flic soit posée. Je ne vais pas faire de résumé des faits ici, étant donné qu’il y a un article très bien sur Indymedia Nantes pour ça (avec photos et témoignages publiées à l’époque par des participant-e-s à la manif).
Ce que je vais, par contre, essayer de développer, c’est pourquoi je pense, comme l’indique le titre de cet article, que ce procès à été une occasion manquée. Je me suis déplacé pour le procès parce qu’après tous les obstacles qu’a rencontré la famille de Pierre, le jeune manifestant, illes méritaient certainement un soutien le plus large possible. Autant je me suis déplacé en soutien à Pierre et sa famille, autant j’espérais que le procès puisse être servir à parler plus largement des violences policières en France. Et là, par contre, j’ai été déçu et même un peu irrité par la tournure que prenait le procès. L’occasion manquée dont je parle, c’est celle-ci, l’occasion de dénoncer la violence ordinaire de l’institution policière.
Assez rapidement, je me suis dit que quelque chose clochait. L’objectif des Douillard (Pierre et sa famille) était simple: faire reconnaître la responsabilité pénale du policier qui a tiré sur Pierre. Durant une discussion que j’ai pu avoir avec quelques personnes du comité de soutien, quelqu’un-e m’a résumé ça comme ça: « Faire le procès d’un policier, c’est faire le procès de la police en général« . En partant de cette idée, ce procès a logiquement beaucoup ressemblé à un procès pénal classique, avec des discussions interminables sur les faits, des argumentations sophistiquées sur la qualité de tel ou tel témoin, et les indispensables discours sur les « victimes » et leurs « souffrances« .
Déjà, à ce stade, ça commence à coincer: étant donné que l’État, représenté par le procureur, avait décidé que poursuivre ce pauvre policier n’était pas nécessaire, la famille de Pierre s’est retrouvée à jouer le rôle de l’accusation sans en avoir les moyens. Leurs témoins étaient peu nombreux/ses, leur « expert » était un ami de la famille, et illes ne pouvaient compter que sur des vidéos et des photos récupérées auprès des manifestant-e-s, sans avoir eu la possibilité de faire un réel travail d’enquête reconnu par l’institution judiciaire. Le contraste par rapport à une enquête policière traditionnelle était frappant, et toute cette situation a souvent rendu les débats laborieux et incertains, laissant une large place aux effets de manche de l’avocat du flic, qui pouvait tranquillement sonder les faiblesses du peu de travail d’enquête qui a pu être fait. Sur le terrain des faits, Pierre semblait bien mal barré compte-tenu de cette réalité.
La première erreur de l’avocate de Pierre a donc été, pour moi, d’accepter ce cadre. Elle a remarqué en passant dans sa plaidoirie que ce procès n’était « pas ordinaire« , mais elle n’a jamais remis en cause de manière offensive cette réalité. Cette décision a donné des airs de normalité, de banalité, au procès. Le juge a pu faire semblant qu’il présidait une affaire criminelle comme une autre, comme si la justice française faisait son travail ordinaire et que ce n’était pas un flic qui était au banc des accusés. En réalité, la justice était sabotée dès le départ. Les flics avaient tout un dispositif à l’intérieur et à l’extérieur de la salle: robocops devant le tribunal, commissaire en civil scrutant attentivement toutes les personnes entrantes, collègues entassés dans la salle jusqu’à constituer à peu près les deux-tiers du public, … La stratégie de la famille de Pierre était de ne pas attaquer frontalement l’institution policière, mais l’institution policière avait, elle, bien décidé de se défendre de toute façon, dans le doute. La police avait toutes les cartes en mains, mais tout le monde, et particulièrement l’avocate de Pierre, essayait farouchement de maintenir l’illusion de l’équité du procès, de « l’égalité des armes« , comme disent les avocat-e-s.
Pire encore, cette volonté de ne « pas faire de politique » (comme l’a bien répété l’avocate de Pierre pendant sa plaidoirie), est problématique en elle-même, puisque qu’elle contribue à légitimer l’institution policière. Pour essayer de faire porter le chapeau au flic, l’avocate a eu comme objectif de démontrer que les formations suivies étaient adaptées et que l’usage du flashball et autres armes de défense était d’ordinaire adapté et proportionné, en citant les fameuses émeutes de Villiers-le-Bel comme exemple. Pendant tout le procès, les images d’une police réglementée, encadrée, fonctionnant avec une déontologie stricte a été constamment évoquée pour mieux montrer que le policier en question n’avait pas été à la hauteur de cette police, de cette image féerique d’une institution au service des citoyen-ne-s. Au mieux, la police a été critiquée comme ne correspondant pas à son image, pas à son idéal, tout a été analysé sous l’angle du dysfonctionnement, de l’erreur, de l’écart par rapport à la norme. La stratégie des Douillard pendant le procès (je ne parle pas de ce qu’illes ont pu dire en dehors de la salle d’audience) a été de dire que la police ne correspondait pas à son idéal, à ce qu’elle devrait être. C’est aussi ce qu’a dénoncé l’avocat de la Ligue des Droits de l’Homme pendant sa plaidoirie.
Le problème de cette stratégie, c’est qu’elle renforce l’institution policière, puisqu’elle la légitime dans sa mission, qu’elle valide son rôle tout en l’accusant de ne pas le faire correctement. L’envers de cette stratégie, ça a été de vouloir à tout prix faire apparaître Pierre et les manifestant-e-s comme « des enfants« , gentil-le-s, inoffensif/ves, pacifiques, et tout le vocabulaire habituel de la non-dangerosité. Quand l’avocate (et même certain-e-s témoin-e-s) essaie à tout prix de démontrer qu’aucun-e manifestant-e n’a jeté de pierres pendant l’intervention de la police, le sous-entendu est terrible: s’illes avaient jeté des pierres, l’intervention aurait été justifiée, au moins en partie ? Le prix politique à payer pour apparaître comme une « bonne » victime a donc été lourd: quand l’avocate de Pierre essaie à tout prix de le distinguer des « délinquants de Villiers-le-Bel« , elle casse par avance beaucoup de solidarités politiques qui pourraient se créer autour de cette question. Pour moi, toute cette stratégie revenait à se tirer une balle dans le pied dès le départ, à accepter d’affronter l’institution sur son terrain, en se privant de notre force collective essentielle, c’est-à-dire la politique qui nous lie. Le résultat a été clair: le commandant ayant donné l’ordre de cette intervention a pu être assis tranquillement dans la salle d’audience sans jamais être mis en cause ou pris à partie, ne serait-ce que juridiquement. Avec lui, c’était l’institution policière qui pouvait tranquillement faire comme si tout cela ne la concernait pas, ou alors de manière marginale.
Concrètement à ce qu’on pourrait croire, même l’affiche appelant à soutenir Pierre au procès reproduit cette logique: même si elle appuie sur le fait que ces pratiques ne sont pas « anormales » ou « minoritaires« , elle continue à parler de violences policières qui sont « devenues courantes« , c’est-à-dire qui ne l’étaient pas avant, quand l’institution policière fonctionnait mieux, avant les « politiques sécuritaires« . Dans cette affiche, la police en tant qu’idéal existe dans un passé pas clairement spécifié, mais où, en tout cas, les choses allaient mieux. Dans la salle d’audience, cette limitation s’est traduite pour l’incapacité d’interroger le maintien de l’ordre, sa réalité quotidienne, son sale boulot et sa logique de classe, colonialiste et genrée. Politiques sécuritaires ou pas, flashball ou pas, taser ou pas, le maintien de l’ordre tue, mutile et frappe pour inculquer la peur. Ça a toujours été le cas, et ça le sera toujours. La police est toujours fondamentalement violente, la question c’est qui elle frappe, et quelle résistances collectives peuvent lui opposer les groupes frappés par sa violence.
Ce qui change en ce moment, c’est que cette violence frappe plus largement, qu’elle construit des nouvelles figures de méchant-e-s à dégommer. Le maintien de l’ordre, il commence là, par la désignation des ennemi-e-s. En l’occurrence, depuis quelques années, la chasse au jeune est ouverte, et c’est cette chasse qui a permis à un flic d’éclater un œil d’un manifestant lycéen. Le maintien de l’ordre, c’est d’attribuer une valeur à des corps, à des blessures et à des morts, en fonction d’à quel groupe on décide de faire appartenir tel-le ou tel-le individu-e. Les flics sont simplement en bout de chaîne de ce processus, frappant les corps en fonction de la valeur qui leur a été attribuée. Si ce flic a pu tirer sur Pierre, c’est parce que maintenant, on vit dans une société où les jeunes manifestant-e-s ont été constitué-e-s en tant que menace, et l’ampleur de cette menace justifie une certaine violence physique. Le maintien de l’ordre, il réside dans le fait, qu’en réalité, que Pierre perde son œil n’a pas choqué grand monde, que les lycéen-ne-s sont considéré-e-s comme suffisamment dangereux pour qu’une chose comme ça arrive parfois.
Je pense donc que Pierre fait une erreur fondamentale, quand il déclare, dans un entretien pour le CIP-IDF (Quelques détails sur la violence policière), qu’une relaxe « signifierait que l’État, la justice autorise les polices de France à tirer sur des manifestants et à blesser délibérément, à mutiler à vie des gens« . Tout le monde sait, qu’en certaines circonstances, les polices de France peuvent blesser et mutiler délibérément. Simplement, jusqu’ici, les corps que la police était autorisée à mutiler étaient (essentiellement) bronzés ou noirs. Maintenant, ils peuvent être blancs s’ils rentrent dans la catégorie « jeune manifestant ». De la même manière, ce que montre l’affaire Tarnac, c’est que la justice d’exception qu’on pouvait appliquer avant aux « islamistes » s’étend progressivement à d’autres catégories nouvelles. Ou, en tout cas, qu’il y a une bataille politique autour de cette question. Je pense que notre enjeu politique autour du maintien de l’ordre, c’est de détruire les catégories qui permettre de frapper tel ou tel corps, pas de prouver qu’en réalité, on n’appartenait pas à telle ou telle catégorie. Le maintien de l’ordre est dans la séparation entre « gentil-le-s citoyen-ne-s » et « vilain-e-s délinquant-e-s », pas dans les détails de qui se trouve dans la première catégorie et qui se trouve dans la seconde. Cette séparation n’a jamais été interrogée pendant ce procès, les catégories du maintien de l’ordre étaient naturelles et utilisées comme telles d’un côté comme de l’autre.
Je n’aime pas non plus la formulation d’une des questions par le camarade du CIP-IDF. En novembre 2007, la police n’a pas « mis à nu ce qu’en général elle s’efforce de cacher« . La police ne cache pas qu’elle est violente, et la société le sait, la question c’est celle de savoir si la société accepte globalement la violence policière, et ça, ça dépend des rapports de forces sociaux et de qui la police frappe ou pas. La police n’est pas plus violente qu’avant, plus « offensive« , pour reprendre un mot que Pierre utilise plus loin dans l’entretien, par contre elle peut parfois frapper maintenant des types de personnes qui ont accès à plus de ressources publiques, qui ont une parole moins dévalorisée que les sans-papiers, les prostituées et les pauvres délinquant-e-s de banlieue. De la même manière, quand Joachim dit que « le donnant-donnant cantonnant la contestation à l’intérieur d’un certain cadre en échange de l’État-providence ne fonctionne plus« , il oublie que ce donnant-donnant n’a jamais concerné qu’une partie de la « classe ouvrière« , que ce donnant-donnant a toujours fonctionné sur la base de tout un réseau d’exclusions, à l’intérieur comme à l’extérieur du cadre national.
C’est là que je reviens à mon point de départ. Non, condamner un policier, ce n’est pas forcément condamner la police. Pour ça, il faut que cette condamnation ne soit pas obtenue en jouant sur les catégories policières de manière à les renforcer. Sinon, condamner un policier peut être une victoire pour certaines personnes, mais peut aussi être synonyme de renforcement des séparations répressives pour d’autres. Autant je souhaite à Pierre et à sa famille d’obtenir la condamnation du flic, autant je ne pense pas que ce procès ai servi à renforcer le travail politique autour du maintien de l’ordre en France, dans toute sa violence quotidienne.
[mise à jour (18/03/12)] Un camarade me fait remarque que l’article dont je parle comme venant du CIP-IDF est, en fait, une reproduction d’un article de mediapart. Ce n’est donc pas un camarade du CIP-IDF qui pose la question, mais une journaleuse.
[mise à jour (20/03/12)] Je prend quand même le temps de répondre, vu qu’on m’accuse de mentir et de diffamer sauvagement. Toutes les citations (en italique dans le texte) sont exactes, et elles viennent soit de textes que je met en lien, soit de notes prises pendant le procès. On peut me reprocher beaucoup de choses, mais pas d’être un menteur. Sinon, je fais une critique politique dans ce texte, je ne donne pas mon opinion personnelle sur Pierre et sa famille (opinion dont se fout complètement). En me connaissant ou en ayant lu les textes publiés ici, je ne pense pas qu’on puisse dire que je sois quelqu’un de « froid » ou que je manque d’empathie. Par contre, l’empathie, ça n’a jamais empêché d’avoir besoin de critiquer et d’éclaircir des désaccords.
Posted: janvier 20th, 2012 | Author: murmures | Filed under: Murmures | 6 Comments »
J’ai l’impression qu’on prend toujours les décisions les plus importantes de sa vie sans vraiment sans rendre compte. On change un petit quelque chose dans sa vie, on fait une nouvelle rencontre, on se lance dans un projet tout neuf, et, petit à petit, on se retrouve dans une situation complètement différente sans forcément y avoir jamais pensé. Dans ma vie, ce blog est un excellent exemple. Quand j’ai commencé, je me disais que j’allais écrire quelques textes sur Tiqqun parce que ça faisait quelques mois qu’on réfléchissait beaucoup avec une camarade à nos désaccords avec ce type de théorie. J’ai passé un mois ou deux à écrire la série de textes sur Tiqqun et puis après, étrangement, ça a continué, d’abord très lentement sans que je sache vraiment où j’allais, et puis de manière de plus en plus fluide. Maintenant, j’en suis à un stade où j’ai l’impression de ne pas du tout avoir assez de temps pour écrire toutes les idées de textes que j’ai pour ce site. Maintenant, j’ai envie de beaucoup plus écrire, de trouver des manières de me faire un peu de thunes en écrivant, des choses comme ça. Cette réalité est une évidence de ma vie maintenant, mais à un aucun moment je n’ai fait le choix conscient et maîtrisé de laisser cette évidence venir.
Je suis dans une situation similaire avec le fameux milieu dont j’ai parlé auparavant. Quelques temps avant de me lancer dans ce blog, j’avais commencé à me dire que je/nous manquions des outils politiques appropriés dans la situation, qu’il fallait faire un boulot de retour aux classiques, essayer de revoir les bases pour se fabriquer la nouvelle théorie dont nous avions besoin pour agir dans une circonstance où la séquence historique actuelle tourne en notre faveur. Il y a une jolie page sur le cahier que j’utilisais à l’époque pour prendre des notes où j’essaie d’énumérer des classiques que je veux lire et comment les trouver. Je me suis lancé dans ce travail, j’ai lu Lénine, Trotsky, Rosa Luxembourg, Blanqui, Althusser, Gramsci, … Je me suis plongé dans l’histoire du féminisme et dans sa théorie. Puis j’ai découvert l’histoire des mouvements anticoloniaux, la Palestine et les pays arabes, … Tout un chemin qui, je pense, peut être suivi dans les textes de ce blog.
Donc, mon projet de départ était de partager avec ce milieu, ce « nous » que j’avais en tête, mes avancées théoriques, d’amener des éléments théoriques à partager … sauf que ça ne s’est pas du tout passé de cette façon. Autant j’ai avancé théoriquement, autant j’ai l’impression d’y voir beaucoup plus clair maintenant qu’à l’époque, autant le « nous » auquel je voulais m’adresser n’existe plus. C’est plutôt un « vous« , en fait, quelque chose que j’observe plus que quelque chose auquel je participe. Plutôt un vous, sauf que j’ai encore une partie fondamentale de mon histoire qui est lié à ce nous/vous. Ces derniers mois, c’est devenu une sorte de paralysie chez moi. J’ai beaucoup de mal à parler à des ami-e-s et à des camarades lié-e-s à ce vous, parce que j’ai l’impression de ne plus faire partie de tout ça, de ne plus vouloir porter cette histoire et cette tradition. J’ai mis en danger certaines vieilles relations à cause de ça. Il y a des gens que je n’arrive plus vraiment à aller voir parce que je me sens flippé, coupable, que je n’arrive pas à porter le passé qui traîne. Je sens les fantômes et les vieilles attaches, et je ne sais pas quoi en faire: ni jouer à ce que tout soit comme avant, parce que ce serait étouffer mon vécu actuel, ni assumer une rupture.
Rupture, c’est le mot-clé. J’ai fantasmé pendant un bout de temps, et peut-être même encore actuellement, la remise à plat, l’effacement du passé, la table rase qui lave les contradictions, les difficultés et les hésitations. Sauf qu’en y réfléchissant bien, je peux me rendre compte que ça n’a pas de sens. Le faire signifierait abandonner toute une composante de qui je suis, essayer de mettre dans un placard toute une richesse personnelle. Ce serait complètement illusoire, puisque tout le chemin qui m’a amené jusque là n’a pas été planifié, ordonné et optimisé. Il a été vivant, chaotique et hésitant, avec une bonne part d’hasard, d’erreurs et de remises en cause. A ce jour, je n’ai toujours pas trouvé de manière de concilier les deux. Ce qu’il faudrait que j’arrive à faire, c’est tout un travail patient de détriquotage de mon passé afin de le retricoter avec mon présent sans tout déchirer. Ça, j’ai l’impression de manquer de représentations, de métaphores, de techniques pour le faire. C’est facile de voir qu’on manque collectivement d’outils là-dessus: au niveau politique, on a ces scissions débiles de groupes ou de collectifs au moindre désaccord un peu profond, tandis qu’au niveau personnel on a notre galère infinie quand on essaie de finir des relations amoureuses ou des longues amitiés. A chaque fois, on essaie de trancher, d’oublier le passé à coup de déclaration grandiloquantes.
C’est là que je me suis dit qu’il y avait un problème politique plus large. Dans nos positions politiques aussi, on a une fascination de la rupture, du grand évènement qui change tout. Comme j’ai dit quand j’ai écrit sur l’idée de guerre civile, cette fascination est trompeuse. On fait comme si on pouvait tracer des coupures, trancher au scalpel dans le tissu historique, sauf qu’on ne peut pas. La moindre insurrection est causée par une progression lente et subtile de forces minuscules au départ, pas par une prise de décision radicale d’une foule à un instant donné. Au moment où la foule prend sa décision, l’essentiel était déjà joué dans la dynamique qui s’est lentement construite auparavant. Comme ce que je décris dans ma vie, on n’arrive pas à laisser une place appropriée au passé: la rupture nous permet de faire comme si ce passé n’était plus là, comme si on repartait de zéro, alors qu’en réalité, c’est ce passé même qui a permis que le présent se transforme radicalement. Le passé nous encombre, alors on invente la rupture. Particulièrement chez les révolutionnaires, on cherche à faire croire qu’un jour, on a fait un choix définitif, qu’on a rompu avec la société, le monde, et nos positions passées (forcément plus timorées).
A mon avis, le passé nous encombre parce qu’il nous empêche de maintenir la fiction du choix et du contrôle. Pour revenir à ce que je disais au départ, les plus grands changements ne sont souvent pas planifiées et maîtrisées. Des transformations en amènent d’autres, qui en amènent d’autres à leur tour, et qui finissent par nous placer dans une situation où on ne peut plus revenir en arrière. Le choix conscient entre deux alternatives parfaitement évaluées et pouvant être jugées en toute objectivité est l’exception plus que la règle, individuellement comme collectivement. La plupart du temps, on est lancé dans une situation au moins autant qu’on se lance. Peut-être que dans nos vies, on est plus dans la prise que dans la maîtrise, je veux dire qu’on s’appuie et qu’on fait pression sur des éléments externes et internes afin de créer du jeu dans lequel on peut se glisser. A ce moment-là, la maîtrise, l’impression d’observer une situation de l’extérieur pour y choisir ce qu’on préfère ne pourrait être qu’une illusion, illusion qu’on cherche à recréer constamment en faisant des ruptures avec notre passé, en prétendant toujours pouvoir nous extraire de notre passé. J’ai l’impression que le fait qu’on a besoin de cette illusion a beaucoup à voir avec nos constructions sociales, avec le fait qu’on est censé-e-s vivre dans un monde d’individu-e-s libre et indépendant-e-s.
Par opposition, ce que je cherche à dire, c’est qu’être révolutionnaire, c’est-à-dire chercher à transformer radicalement et collectivement notre monde, c’est peut-être moins courir après des transformations massives et rapides (ou même essayer de les provoquer) que trouver les leviers qui nous permettent de pousser discrètement les situations sociales dans des directions radicalement différentes. A forcer de pousser tout doucement, on finit par rendre une situation irréversible. Comme si on poussait petit à petit un rocher du haut d’une pente jusqu’à ce qu’il finisse par accélérer tout seul en dévalant la pente. Tout ça suppose de faire attention au sol sur lequel on s’appuie, histoire de ne pas amener le rocher dans un endroit où il restera bloqué. Ça suppose aussi de partir d’où est le rocher, sans se gratter la tête pendant des heures à essayer de se dire que ça serait mieux s’il était ailleurs, ou s’il était positionné différemment. Le plus dur, ce n’est pas de savoir où amener le rocher, mais de savoir comment y aller. La révolution, ça commence par réussir à se mettre en mouvement collectivement, et dans cette situation, le passé, le chemin parcouru, n’est pas tant un poids qu’un atout: il nous donne l’inertie qui permet d’aller vraiment loin. La rupture, c’est le moment où l’inertie empêche tout retour en arrière: à ce stade là, l’essentiel est déjà joué, et il est déjà trop tard pour réellement changer la trajectoire de ce qu’on a mis en mouvement.
C’est probablement aussi ce que je cherchais à dire dans mon texte sur le milieu. Il y a eu beaucoup de textes prétendant rompre avec ce fameux milieu, prétendant le décortiquer, le décomposer en éléments afin d’en sortir où quelque chose comme ça. Le mieux qu’on puisse faire, c’est de faire du milieu une chose passée. Mais, même à ce stade-là, il restera quelque chose dont il faut tenir compte, une partie d’une tradition et d’une histoire dont il faut se nourrir. Je fais le malin, mais je n’ai pas encore réussi à savoir quoi faire de cette histoire dans ma vie. Par contre, je sais qu’il va falloir que je fasse avec, qu’il va falloir que je construise progressivement une identité nouvelle qui ne sera jamais un nouveau départ tout frais et pimpant.
[mise à jour (22/01/12)] Grrrr, je savais que j’aurais dû ajouter ça … Je ne cherche pas à ressortir la vieille alternative « réforme où révolution ? », ne serait-ce que, parce que comme le disent (de manière un peu complexe mais juste) des camarades, cette alternative n’a plus de sens à l’heure actuelle: de nos jours, il n’y a de réforme que capitaliste. Par contre, j’essaie de dire que les processus révolutionnaires ne se construisent pas avec des ruptures grandiloquantes censées partir de rien et des explosions spontanées. Transformation radicale, ça ne veut pas dire qu’on est des dieux et des déesses qui flottent au-dessus de la situation sociale et plongent d’un coup en piqué pour éclater du rapport social. Même révolutionnaires, on est dans le capitalisme jusqu’au cou, on part d’où on est et on progresse lentement, en jouant sur le temps, la ténacité et la finesse plus que sur l’illumination, le bourrinage et le rentre-dedans.
Posted: décembre 17th, 2011 | Author: murmures | Filed under: Murmures | 2 Comments »
J’ai toujours détesté le fun (si avec cette phrase je n’établis pas définitivement ma réputation de mec sérieux et grincheux, c’est à désespérer). Si si, vous voyez bien, le fun, le truc improbable des publicités Fanta. Le truc des bourré-e-s dans les bars qui te disent que t’es pas « fun » parce que tu ne rentres pas dans leurs blagues. Ce truc qu’on peut ni sentir, ni toucher, mais que tout le monde est censé chercher à avoir (sauf dans le Tiers-Monde, mais ça, c’est parce que ce sont pas des gens comme nous, ils ont des vrais problèmes).
Bon, j’ai toujours détesté le fun, mais j’ai jamais trop réussi à mettre le doigt sur ce qui me faisait chier. Je me suis toujours dit que j’avais quelque chose d’important à comprendre là-dessous, mais sans pouvoir vraiment y voir plus clair. C’est un détour par la musique qui m’a permis de piger.
En fait, c’est Angela Davis qui m’a permis de piger. Angela Davis, c’est une révolutionnaire noire américaine, en lutte des années 60 jusqu’à nos jours, une nana assez incroyable à l’histoire politique particulièrement riche. D’ailleurs, si vous n’avez rien à faire (et un peu de sous), allez trouver son Autobiographie (chez un bouquiniste par exemple) et lisez-la. Tout de suite, maintenant. Oui oui, avant mon texte, parce qu’il y a des priorités, quand même.
Le dernier bouquin que j’ai lu d’elle, celui qui me fait écrire aujourd’hui, s’appelle Héritages du blues et féminisme noir (Blues legacies and black feminism en VO, vu qu’il n’a été traduit à ce jour). Le livre, pour reprendre les mots de Davis, est « une étude sur la manière dont les représentations enregistrées [de Gertrude Rainey, Bessie Smith et Billie Holiday] révèlent des traditions non reconnues de conscience féministe dans les communautés ouvrières noires« . Davis analyse, donc, les chansons de trois légendes femmes du blues afro-américain sous un angle féministe et antiraciste. Pour vous donner une idée du genre d’analyse qu’elle fait, vous pouvez aller lire Quand une femme aime un homme, un texte traduit issu du livre. Elle réussit incroyablement bien à passer constamment du contexte social aux paroles et aux chansons pour faire sentir les subtilités, l’ironie et finalement la force qui ressort de ces chansons.
Un des axes majeurs de son analyse est que ces femmes abordent des sujets dont on ne parle pas ailleurs. Même si elles n’abordent pas ces sujets de manière ouvertement politique, leurs paroles intègrent les éléments spécifiques de leur réalité de femmes ouvrières noires américaines dans les Etats-Unis du début du XXème siècle: la pauvreté, l’impossibilité de se déplacer, le chômage, les violences conjugales, les attaques racistes, … Même si beaucoup des chansons de ces chanteuses parlent d’amour, elle parlent d’amour d’une manière caractéristique, et Davis clarifie particulièrement bien comment cette manière de parler d’amour permet d’amener des thématiques qui ne sont pas celles des tubes commerciaux de l’époque. Les chansons parlent d’homosexualité, de tromperie, de jalousie, de mort, de vengeance, d’érotisme, de désir, et de biens d’autres sujets difficiles. On est loin de l’amour pur et éternel chanté dans les grands classiques romantiques de l’époque.
Par exemple, dans Young Woman’s Blues, Bessie Smith chante:
Pas le temps de me marrier, pas le temps de me poser
Je suis une jeune femme et je ne vais pas arrêter de papillonner
On est loin de l’idéal de la mère qui trouve l’homme idéal avant de se fixer et de fonder une famille. Même si les paroles semblent prendre des positions parfois contradictoires, toute une vie indépendante de ses femmes, et des femmes en général, bouillonne sous la surface de ces chansons d’amour. Ces femmes parlent de leur vie de femmes ouvrières noires de l’époque, partagent leurs joies et leurs difficultés et montrent un peu de leurs luttes quotidiennes: des femmes qui veulent se venger de leur mari, qui trouvent des amant-e-s, qui subissent le racisme, qui parlent de leur sexualité et de leurs désirs, du chômage et des boulots itinérants, … Des femmes « dures » et « sans peur« , comme le dit Davis. En les écoutant chanter, on entend parler d’amour, mais sous un angle complètement différent, et cet angle nous permet d’effleurer d’autres réalités, d’autres communautés et d’autres représentations que celles des tubes qui sortent au même moment.
Ces chansons ne sont pas des chansons feel good, le but n’est pas de noyer l’auditeur ou l’auditrice sous des sentiments joyeux et/ou excitants. La gamme des sentiments refletés dans les chansons inclus des sentiments considérés comme négatifs. Quel intérêt ça a de chanter ces sentiments-là ? Je pense (et Davis développe) qu’en les chantant, on les met en partage. Dans chacune de ces chansons, quelqu’un-e (plus probablement une femme, et plus probablement encore une femme noire ouvrière) peut s’identifier, reconnaître sa réalité et se rendre compte (ou se rappeller) que d’autres personnes la partagent, qu’elle n’est pas seule, et que ses frustrations et ses difficultés sont plus collectives qu’individuelles.
Cette dimension collective apparaît de manière explicite dans les chansons. Beaucoup d’entre elles comportent des passages où la chanteuse s’adresse visiblement à un public de femmes, partageant une expérience et donnant des conseils:
Femmes, je veux que vous m’écoutiez toutes
N’ayez confiance en votre homme que tant qu’il est sous vos yeux
J’ai confié ma meilleure amie au mien
Mais l’idée était, en fait, mauvaise
Gertrude Rainey, Trust No Man
Ses chansons peuvent être des outils permettant à des femmes de se réapproprier leurs vécus, de renforcer leur conscience collective de ce qui leur arrive et de faire exister de manière publique des problèmes considérés comme étant privés.
L’opposition par rapport à ce qui constitue, déjà à cette époque, les tubes est frappante. Un tube est calibré pour générer des émotions positives. Il n’y a pas de problèmes ou de difficultés dans les tubes, juste des solutions et du positif. Dans un tube, tout réussit toujours. A priori, ça paraît sympathique. Sauf que le problème, c’est que, dans la vie, tout ne réussit pas toujours. Le mode sur lequel les choses sont résolues dans les tubes, est magique. Un nouvel amour nous tombe dessus, la vie s’éclaire et tous les problèmes disparaissent. Résultat, vu que la magie tarde en général à venir dans notre quotidien, on se retrouve seul-e face à ses difficultés. On se retrouve pire que seul-e en vérité, puisqu’en plus, on a l’impression qu’il suffirait de pas grand chose pour que tout aille bien, qu’on a montré le chemin, et que tout serait tellement facile. En fait, ça doit venir de nous.
Ce n’est pas de la musique, mais je trouve qu’une publicité Fanta résume bien ce que je dis: je suis sûr que vous l’avez vu. Bien sûr, on est dans une pub, donc la magie, c’est la bouteille de Fanta que la nana tient à la main, mais l’illustration est parfaite: on passe de l’humiliation de cette fille à la réussite totale, comme par enchantement. Le fun, c’est ça, c’est la magie moderne de notre monde capitaliste. C’est l’idée qu’il n’y a pas besoin de confronter les humiliations, les dominations, les tristesses et la violence, juste d’avoir du fun. La voie suivie par les chanteuses noires du blues n’est jamais suivie dans les tubes. On ne parle pas de nos souffrances pour les mettre en commun et se sentir moins seul-e. Le fun, ça ne tient toujours qu’à nous, on est toujours fondamentalement seul-e face au fun. « Pourquoi tu peux pas t’amuser un peu ?«
En fait, le fun, c’est le règne des émotions positives, c’est quelque chose qu’on accumule. Il faut toujours avoir plus de fun, sans fin. Dans le monde du fun, il a le Bien et le Mal: le fun et ce qui fait obstacle au fun. Vu qu’on est moderne, le bien et le mal ne sont pas absolus, il faut optimiser: maximiser le fun et minimiser ce qui fait obstacle au fun. Fondamentalement, le fun est une économie, un bilan comptable où il y a des plus et des moins et où il faut que le compte soit positif. L’importance de la tristesse dont j’ai pu parler auparavant n’a pas sa place dans le monde du fun. Pour moi, le fun, c’est l’économie des émotions que construit petit à petit le capitalisme. Les objets (ou les services, les trucs qui se vendent quoi) fournissent du fun, donc il faut avoir des objets. Pour ça, il faut travailler, ce qui peut faire diminuer le fun. Ça peut valoir le coup, mais surtout, on peut trouver un travail fun. Après, si on peut pas avoir du fun, c’est de notre faute, c’est qu’on peut pas assez consommer, parce qu’on a pas trouvé de boulot assez fun.
On peut être généreux et offrir du fun aux autres gens, on peut faire la charité, on peut « passer le fun autour de soi » comme dit Fanta, mais toute la logique du fun est individuelle. Elle est individuelle parce qu’elle est magique. Si le fun tombe du ciel, on est impuissant-e-s et isolé-e-s face à lui. En réalité, le fun est travaillé, fabriqué et produit, il ne vient pas tout seul. Mais se poser la question sous cet angle, c’est se demander qui fabrique le fun, selon quelles modalités et qui en profite et n’en profite pas. En fait, c’est poser la question du mode de production, et donc du capitalisme. Réfléchir sur la logique du fun, c’est de poser des questions qui ne peuvent se répondre que collectivement. Se sentir lié-e-s aux autres, comprendre que nos actions et nos émotions sont partagées et construites dans les actions de chacun-e-s, ça n’a pas sa place dans le fun. Dans le fun, la seule présence des autres peut être celle de la culpabilité, qu’on essaie d’éliminer parce qu’elle nous prive de notre fun.
C’est pour ça que j’ai parlé de sexe dans le titre. De nos jours, les représentations sexuelles sont essentiellement déterminées par le porno et toutes les industries qui y sont liées. Le porno, ce n’est pas que des images, c’est aussi (et surtout) le modèle qui produit nos comportements sexuels. De nos jours, la sexualité, c’est le porno, au sens où les modèles d’interactions sexuels qu’on a nous sont donnés par le porno. Ces modèles sexuels sont fondamentalement des modèles fun. On accumule le plaisir, on minimise la « prise de tête« . Le sexe porno, ce n’est pas un partage émotionnel, c’est deux individu-e-s qui se rencontrent pour tirer chacun-e le maximum de plaisir d’une situation. La négociation doit être constante entre qui a du plaisir et qui en donne, et les rapports de pouvoir et de domination jouent à fond pour déterminer qui va réussir à l’emporter et à avoir plus de plaisir. On peut construire des interactions égalitaires sur cette base, mais en tout cas pas des interactions partagées. Là-aussi, égoïsme et culpabilité sont les deux pôles des relations.
Plus le temps passe, plus je me dis, qu’en terme de sexe comme ailleurs, il faut qu’on développe une vraie capacité créative collective: trouver de nouvelles représentations, construire une nouvelle grille des émotions, avec des dynamiques différentes et nouvelles. Tout ça suppose un travail, mais ce travail ne peut être que collectif. Je crois que c’est par la mise en partage de nos faiblesses, de nos doutes, de tout ce qui n’y pas sa place dans le fun, dans l’économique affective du capitalisme qu’on peut y arriver. Nos sensations, nos émotions et nos joies peuvent être mises en commun, discutées ensemble et renforcées par nos collectifs plutôt que capturées dans l’échelle du plaisir et du fun. Le sexe que je veux et les relations que je souhaite doivent fonctionner par partage, par construction commune de situations et exploration partagée de caresses, de paroles et de frissons. Ce qu’on peut vivre ensemble, ça déborde le plaisir et le fun, c’est à la fois plus et moins, et ça doit pêter cette logique comptable et individuelle.
Il m’a fallu du temps pour savoir ce que je veux, mais maintenant je le sais. La politique au niveau intime, c’est comme ça que je veux continuer à la vivre.
Posted: septembre 28th, 2011 | Author: murmures | Filed under: Murmures | 4 Comments »
« – Eh mec, t’es un révolutionnaire !
– Individuellement, ça ne veut finalement rien dire, c’est un mouvement collectif, on est révolutionnaire dans un moment où tout est possible. »
– Boris Lamine (texte collectif), Il fera si bon mourir
Ma formation politique, ma découverte des luttes collectives, je l’ai fait dans un endroit bien particulier. Cet endroit, c’est compliqué de lui mettre une identité bien claire, parce qu’il bouge tout le temps, il se transforme rapidement et il est assez flou, finalement. C’est l’ilôt étrange des révolutionnaires sans étiquettes officielles, des radicaux non-organisés. En fait, des étiquettes et des organisations, il y en a, mais elles n’existent pas officiellement, elles ne sont pas visibles pour l’extérieur. Pas de NPA, pas de Fédération truc ou d’Organisation machin. J’ai grandi politiquement dans cette étrange maison peuplée d’anarcho-machin, d’insurrectionalisto-trucs, d’anti-gauches, d’autonomes, … Il y a encore des tas d’autres qualificatifs comme ça, qui amènent souvent plus de questions qu’ils ne clarifient de positions. C’est le genre de mots qu’on utilise dans cette maison.
J’ai grandi là-dedans pendant très longtemps, et puis j’ai commencé à m’y sentir à l’étroit. J’y trouvais de moins en moins de réponses et de plus en plus de questions. D’une certaine manière, c’était étrange, parce que la maison s’agrandissait, il y a avait de plus en plus de gens. Mais c’était comme si, même avec plus de gens, c’était toujours aussi petit et limité. Je n’étais pas le seul à avoir ce ressenti. En fait, je crois bien que progressivement, tout le monde a commencé à se sentir un peu étouffer là-dedans. Cette maison a commencé à devenir le milieu, un endroit dans lequel personne ne se sentait vraiment à l’aise. Un endroit qui nous enferme petit à petit mais dont on ne sait pas comment sortir, à la fois confortable et limitant.
Je ne me suis pas rendu compte à l’époque, mais la création de ce site, le début de ce projet d’écriture était pour moi une manière de sortir de ce milieu. Je n’ai pas imaginé de rupture radicale dans ma tête, mais j’ai commencé à dévorer des livres, à rechercher des réponses dans beaucoup de directions, et je me suis petit à petit éloigné de cette maison sans trop y penser, en suivant les directions sur lesquels j’étais emmené. Ce n’est que très récemment que je me suis rendu compte du chemin que j’avais suivi: en causant avec des camarades, en parlant du milieu, je me suis rendu compte que j’en parlais comme d’une réalité extérieure que j’observais plutôt que comme un environnement qui m’entourait. Un regard extérieur, assez détaché. En tout cas, je ne plaçais plus aucune de mes perspectives dans des dynamiques qui auraient été liées à ce milieu: je faisais mes trucs dans mon coin, avec mes camarades, simplement.
Alors voilà, là, je me retrouve dans la position surprenante (pour moi), d’y voir d’un coup beaucoup plus clair au sujet de ce fameux milieu. J’ai même l’impression d’avoir des leçons politiques à tirer de tout ce chemin.
Cette question de sortir du milieu est centrale dans ce milieu lui-même depuis quelques années, et je crois qu’elle a un sens temporel précis, qu’elle correspond à un moment de bascule, à une transition entre deux situations très différentes. Pour moi, c’est bien parce qu’elle correspond à une transition difficile et nécessaire qu’elle est un sujet essentiel de discussion depuis tout ce temps. Ce que j’essaie de dire, c’est qu’il ne s’agit pas de tempête dans un verre d’eau. C’est toujours facile de prendre de haut toute cette histoire et de se moquer des « révolutionnaires professionnel-le-s qui se regardent le nombril« , quelque chose dans le style. Mais je pense que c’est une erreur: comment sortir du milieu, c’est un problème politique concret qui se pose dans beaucoup de situations, et il sert de révélateur à de nombreuses questions politiques fondamentales.
Les premières réflexions que j’ai eu l’occasion de lire sur le sujet voyaient en général cette question comme une affaire de positions politiques. Si on se retrouvait par moment enfermé-e-s politiquement dans des milieux, c’est parce qu’on ne se posait pas les bonnes questions, qu’on avait pas trouvé la position juste, l’analyse correcte qui allait nous permettre de « parler plus largement aux gens« . En général, ça débouchait sur des discussions houleuses sur ce que pouvait bien être l’analyse en question. Ces discussions ont pu s’étendre sur des années, mais n’ont jamais débouché sur l’ouverture théorique recherchée.
Une autre direction d’élargissement envisagée, c’est la communication. Nos théories sont justes, nos bases sont solides, mais on ne communique pas assez, on ne va pas assez à la rencontre des gens pour les convaincre. Cette position va en général correspondre à la volonté de certains collectifs d’être les plus présentables possibles, de travailler à faire parler d’eux. Tractages, journaux, sites internets, listes de diffusion, tables de presse, tout le tralala. Travail de titan, travail épuisant, qu’on finit par lâcher au bout d’un moment en général, parce qu’il débouche très rarement sur des élargissement réels des collectifs.
Globalement, dans les deux cas, l’idée, c’est un élargissement (une massification si on est passé-e par la LCR): au bout d’une certaine masse de gens impliqué-e-s, il ne s’agira plus tant d’un milieu que d’un mouvement large, et on arrêtera d’étouffer. De l’air et de l’espace par le nombre, quoi. Je n’ai pas l’impression que ce genre de stratégie a vraiment fonctionné. Comme je l’ai déjà dit plus haut, même à plus nombreux/ses, la même impression d’étouffement persiste, et un élargissement réellement massif et rapide ne s’est jamais produit. A chaque mouvement social (CPE, LRU, retraites, …), il y a toujours l’espoir que ça se débloque enfin, mais ça ne se produit pas vraiment, et la logique du milieu revient quand la vague est passée. En fait, on se retrouve assez proche de pratiques gauchiste assez traditionnelles, et l’ex-LCR/NPA ou LO sont bien là pour démontrer l’impasse à long terme de ce genre de choses.
Je ne suis pas le seul (loin de là !) a voir constaté l’échec de tout élargissement du milieu. Pour répondre à cette impossibilité, d’autres personnes ont commencé à envisager une perspective plus radicale, une sorte de dépassement du milieu.
A mon sens, cette perspective de dépassement est portée de la manière la plus forte par toute la branche tiqunienne. Dans cette perspective, le milieu n’est pas tant quelque chose à élargir que quelque chose à laisser derrière soi, à détruire méthodiquement. J’ai déjà mentionné le texte de Tiqqun sur les « communautés terribles« , qui possède une sacré rage, une volonté forte de destruction de nos rapports existants. Ce qui est particulièrement bien vu dans Tiqqun, c’est l’idée qu’il n’y a aucune différence entre le milieu révolutionnaire-radical et le reste du monde qui nous entoure, que l’attaque contre ce milieu est tout aussi nécessaire que l’attaque contre les banques. Qu’il faut commencer à retravailler ce qui est proche de nous, plutôt que ce qui est loin. Mieux que ça, le processus de destruction de l’Empire (pour reprendre leurs mots) est le processus même de dissolution des « milieux » qui nous enferment. En commençant à attaquer les milieux, on commence à attaquer l’Empire.
La force et la faiblesse de ce genre de textes se trouve à mon avis, dans leur volontarisme. Tout est simple, il suffit de commencer à s’organiser, à vouloir dépasser le milieu actuel, et on est sur la bonne voie. Ce n’est ni une question de ligne politique, ni une question de propagande, mais une question de volonté. C’est un autre aspect de la critique que je peux faire de Tiqqun: le milieu, comme le capitalisme, n’est pas vraiment analysé, il est surtout décrit et dénoncé. Du coup, sans analyse, le dépassement ne peut se faire que par l’approche bourine: on pousse jusqu’à ce que ça s’effondre, en espérant pousser suffisamment fort. C’est séduisant, parce qu’on peut commencer là tout de suite, sans trop se poser de questions, mais, au bout d’un moment, on s’épuise forcément à pousser dans le vide.
Non seulement cette logique volontariste me semble inefficace, mais elle a des conséquences terribles sur les relations que nouent les gens. C’est assez connu, le volontarisme, ça vire assez facilement à la parano quand ça ne fonctionne pas. Du coup, c’est assez facile que ce genre de perspectives débouchent sur des chasses à qui ne veut pas assez, sur des concours de radicalisme. Il faut prouver qu’on a la volonté de sortir du milieu, il faut donc être à la pointe de la radicalité, causer conflit, violence et offensive (ça peut même tourner au militarisme un peu crade, voir un texte récent pour un exemple). Tout ça fait qu’à la fin, le serpent se mord la queue, puisque cette pression à la radicalité finit par récréer le milieu qu’on voulait dépasser. La boucle est bouclée.
Tout le débat houleux autour de la tactique de défense des inculpé-e-s de Tarnac traduit, à mon avis, la tension entre ces multiples stratégies de sortie du milieu. Les inculpé-e-s de Tarnac jouent à la fois du dépassement radical et de la volonté d’élargissement. Le résultat, c’est un double discours assez étrange, où les positions changent entre discours « internes » (au milieu), et discours adressés à l’extérieur. Ce qui fait qu’illes se retrouvent à la fois attaqué-e-s parce qu’il ne sont pas assez radicales et radicaux, mais qu’illes ont quand même à subir la marque du ou de la « terroriste« . Bien sûr, on peut dire que cette stratégie est souple, pragmatique, mais les grincements et les tiraillements se font quand même sentir au fil des changements.
Ce que je vois de commun à toutes ces tentatives de sortir du milieu, c’est qu’elles sont internes, qu’elles partent de l’intérieur. Malgré la critique radicale du milieu que peut faire Tiqqun (par exemple), c’est quand même un texte qui s’adresse au milieu. Sa suite logique, l’Appel a, de la même manière, été diffusée à l’intérieur de ce milieu que le texte descendait en flamme. Ce qu’il y a d’implicite, c’est que la destruction du milieu viendra du milieu lui-même. Envers et contre tout, même en réduisant (textuellement) ce milieu en cendres, c’est en partant de ce milieu que sont envisagées les choses, et ces textes multiplient les références à des discussions internes et anciennes, à des personnages notoires, à des positions connues, …
Comme on sort de cette perspective interne, alors ? Sur quels éléments extérieurs on peut s’appuyer ? Pour moi, le milieu existe et est à dépasser, parce que le milieu n’est formé de rien d’autre que des limites de nos luttes. S’il est aussi étouffant et frustrant, c’est parce qu’il représente toujours un échec, un reflux, un retour à quelque chose de plus limité. S’il nous colle toujours aux basques, c’est parce qu’on a pas encore réussi à transformer ce monde. Le milieu, c’est l’endroit où l’on préfère parler parce que porter une parole politique entendable dans un espace plus large est tellement plus difficile. Collectivement, on vient de traverser vingt ou trentes années de recul constant des luttes, d’échecs et d’invisiblité. Le milieu, c’est le point de regroupement parmi tous ces échecs, l’endroit où on revient parce qu’ailleurs, la confrontation est trop rude. La relation d’amour-haine qu’on peut avoir avec lui me semble venir de là, dans l’irritation qui grandit face à quelque chose qui est à la fois complètement nécessaire et totalement insuffisant.
C’est parce que ce milieu représente les limites de nos luttes que sortir du milieu ne se fera pas à partir du milieu, mais dans le développement de la nouvelle séquence historique qui commence en ce moment. Pour la première fois depuis des années, collectivement dans le monde, nous sommes à l’offensive. Le dépassement du milieu, il est là, en acte, dans les nouvelles luttes qui se développent. Des paroles radicales qui ne rencontraient aucun écho auparavant sont maintenant diffusables et diffusées. Le milieu disparaîtra quand plus personne n’en aura besoin, quand nous n’aurons plus besoin de nous replier. La sortie du milieu n’est pas un choix, mais une réalité progressive qui se développe avec nos luttes, dans nos luttes. La sortie du milieu n’était même pas une possibilité il y a quelques années, et elle deviendra une réalité d’ici quelques temps, parce que ce milieu est pris dans un mouvement historique plus large. Ce n’est pas une question de propagande ou de volonté, mais de processus collectif.
La rôle du milieu a toujours été de nous permettre de nous regrouper et de souffler. Plus on gagne en force, moins on en a besoin. Et c’est très bien comme ça.