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Sex & fun

Posted: décembre 17th, 2011 | Author: | Filed under: Murmures | 2 Comments »

J’ai toujours détesté le fun (si avec cette phrase je n’établis pas définitivement ma réputation de mec sérieux et grincheux, c’est à désespérer). Si si, vous voyez bien, le fun, le truc improbable des publicités Fanta. Le truc des bourré-e-s dans les bars qui te disent que t’es pas « fun » parce que tu ne rentres pas dans leurs blagues. Ce truc qu’on peut ni sentir, ni toucher, mais que tout le monde est censé chercher à avoir (sauf dans le Tiers-Monde, mais ça, c’est parce que ce sont pas des gens comme nous, ils ont des vrais problèmes).

Bon, j’ai toujours détesté le fun, mais j’ai jamais trop réussi à mettre le doigt sur ce qui me faisait chier. Je me suis toujours dit que j’avais quelque chose d’important à comprendre là-dessous, mais sans pouvoir vraiment y voir plus clair. C’est un détour par la musique qui m’a permis de piger.

En fait, c’est Angela Davis qui m’a permis de piger. Angela Davis, c’est une révolutionnaire noire américaine, en lutte des années 60 jusqu’à nos jours, une nana assez incroyable à l’histoire politique particulièrement riche. D’ailleurs, si vous n’avez rien à faire (et un peu de sous), allez trouver son Autobiographie (chez un bouquiniste par exemple) et lisez-la. Tout de suite, maintenant. Oui oui, avant mon texte, parce qu’il y a des priorités, quand même.

Le dernier bouquin que j’ai lu d’elle, celui qui me fait écrire aujourd’hui, s’appelle Héritages du blues et féminisme noir (Blues legacies and black feminism en VO, vu qu’il n’a été traduit à ce jour). Le livre, pour reprendre les mots de Davis, est « une étude sur la manière dont les représentations enregistrées [de Gertrude Rainey, Bessie Smith et Billie Holiday] révèlent des traditions non reconnues de conscience féministe dans les communautés ouvrières noires« . Davis analyse, donc, les chansons de trois légendes femmes du blues afro-américain sous un angle féministe et antiraciste. Pour vous donner une idée du genre d’analyse qu’elle fait, vous pouvez aller lire Quand une femme aime un homme, un texte traduit issu du livre. Elle réussit incroyablement bien à passer constamment du contexte social aux paroles et aux chansons pour faire sentir les subtilités, l’ironie et finalement la force qui ressort de ces chansons.

Un des axes majeurs de son analyse est que ces femmes abordent des sujets dont on ne parle pas ailleurs. Même si elles n’abordent pas ces sujets de manière ouvertement politique, leurs paroles intègrent les éléments  spécifiques de leur réalité de femmes ouvrières noires américaines dans les Etats-Unis du début du XXème siècle: la pauvreté, l’impossibilité de se déplacer, le chômage, les violences conjugales, les attaques racistes, … Même si beaucoup des chansons de ces chanteuses parlent d’amour, elle parlent d’amour d’une manière caractéristique, et Davis clarifie particulièrement bien comment cette manière de parler d’amour permet d’amener des thématiques qui ne sont pas celles des tubes commerciaux de l’époque. Les chansons parlent d’homosexualité, de tromperie, de jalousie, de mort, de vengeance, d’érotisme, de désir, et de biens d’autres sujets difficiles. On est loin de l’amour pur et éternel chanté dans les grands classiques romantiques de l’époque.

Par exemple, dans Young Woman’s Blues, Bessie Smith chante:

Pas le temps de me marrier, pas le temps de me poser
Je suis une jeune femme et je ne vais pas arrêter de papillonner

On est loin de l’idéal de la mère qui trouve l’homme idéal avant de se fixer et de fonder une famille. Même si les paroles semblent prendre des positions parfois contradictoires, toute une vie indépendante de ses femmes, et des femmes en général, bouillonne sous la surface de ces chansons d’amour. Ces femmes parlent de leur vie de femmes ouvrières noires de l’époque, partagent leurs joies et leurs difficultés et montrent un peu de leurs luttes quotidiennes: des femmes qui veulent se venger de leur mari, qui trouvent des amant-e-s, qui subissent le racisme, qui parlent de leur sexualité et de leurs désirs, du chômage et des boulots itinérants, … Des femmes « dures » et « sans peur« , comme le dit Davis. En les écoutant chanter, on entend parler d’amour, mais sous un angle complètement différent, et cet angle nous permet d’effleurer d’autres réalités, d’autres communautés et d’autres représentations que celles des tubes qui sortent au même moment.

Ces chansons ne sont pas des chansons feel good, le but n’est pas de noyer l’auditeur ou l’auditrice sous des sentiments joyeux et/ou excitants. La gamme des sentiments refletés dans les chansons inclus des sentiments considérés comme négatifs. Quel intérêt ça a de chanter ces sentiments-là ? Je pense (et Davis développe) qu’en les chantant, on les met en partage. Dans chacune de ces chansons, quelqu’un-e (plus probablement une femme, et plus probablement encore une femme noire ouvrière) peut s’identifier, reconnaître sa réalité et se rendre compte (ou se rappeller) que d’autres personnes la partagent, qu’elle n’est pas seule, et que ses frustrations et ses difficultés sont plus collectives qu’individuelles.

Cette dimension collective apparaît de manière explicite dans les chansons. Beaucoup d’entre elles comportent des passages où la chanteuse s’adresse visiblement à un public de femmes, partageant une expérience et donnant des conseils:

Femmes, je veux que vous m’écoutiez toutes
N’ayez confiance en votre homme que tant qu’il est sous vos yeux
J’ai confié ma meilleure amie au mien
Mais l’idée était, en fait, mauvaise

Gertrude Rainey, Trust No Man

Ses chansons peuvent être des outils permettant à des femmes de se réapproprier leurs vécus, de renforcer leur conscience collective de ce qui leur arrive et de faire exister de manière publique des problèmes considérés comme étant privés.

L’opposition par rapport à ce qui constitue, déjà à cette époque, les tubes est frappante. Un tube est calibré pour générer des émotions positives. Il n’y a pas de problèmes ou de difficultés dans les tubes, juste des solutions et du positif. Dans un tube, tout réussit toujours. A priori, ça paraît sympathique. Sauf que le problème, c’est que, dans la vie, tout ne réussit pas toujours. Le mode sur lequel les choses sont résolues dans les tubes, est magique. Un nouvel amour nous tombe dessus, la vie s’éclaire et tous les problèmes disparaissent. Résultat, vu que la magie tarde en général à venir dans notre quotidien, on se retrouve seul-e face à ses difficultés. On se retrouve pire que seul-e en vérité, puisqu’en plus, on a l’impression qu’il suffirait de pas grand chose pour que tout aille bien, qu’on a montré le chemin, et que tout serait tellement facile. En fait, ça doit venir de nous.

Ce n’est pas de la musique, mais je trouve qu’une publicité Fanta résume bien ce que je dis: je suis sûr que vous l’avez vu. Bien sûr, on est dans une pub, donc la magie, c’est la bouteille de Fanta que la nana tient à la main, mais l’illustration est parfaite: on passe de l’humiliation de cette fille à la réussite totale, comme par enchantement. Le fun, c’est ça, c’est la magie moderne de notre monde capitaliste. C’est l’idée qu’il n’y a pas besoin de confronter les humiliations, les dominations, les tristesses et la violence, juste d’avoir du fun. La voie suivie par les chanteuses noires du blues n’est jamais suivie dans les tubes. On ne parle pas de nos souffrances pour les mettre en commun et se sentir moins seul-e. Le fun, ça ne tient toujours qu’à nous, on est toujours fondamentalement seul-e face au fun. « Pourquoi tu peux pas t’amuser un peu ?« 

En fait, le fun, c’est le règne des émotions positives, c’est quelque chose qu’on accumule. Il faut toujours avoir plus de fun, sans fin. Dans le monde du fun, il a le Bien et le Mal: le fun et ce qui fait obstacle au fun. Vu qu’on est moderne, le bien et le mal ne sont pas absolus, il faut optimiser: maximiser le fun et minimiser ce qui fait obstacle au fun. Fondamentalement, le fun est une économie, un bilan comptable où il y a des plus et des moins et où il faut que le compte soit positif. L’importance de la tristesse dont j’ai pu parler auparavant n’a pas sa place dans le monde du fun. Pour moi, le fun, c’est l’économie des émotions que construit petit à petit le capitalisme. Les objets (ou les services, les trucs qui se vendent quoi) fournissent du fun, donc il faut avoir des objets. Pour ça, il faut travailler, ce qui peut faire diminuer le fun. Ça peut valoir le coup, mais surtout, on peut trouver un travail fun. Après, si on peut pas avoir du fun, c’est de notre faute, c’est qu’on peut pas assez consommer, parce qu’on a pas trouvé de boulot assez fun.

On peut être généreux et offrir du fun aux autres gens, on peut faire la charité, on peut « passer le fun autour de soi » comme dit Fanta, mais toute la logique du fun est individuelle. Elle est individuelle parce qu’elle est magique. Si le fun tombe du ciel, on est impuissant-e-s et isolé-e-s face à lui. En réalité, le fun est travaillé, fabriqué et produit, il ne vient pas tout seul. Mais se poser la question sous cet angle, c’est se demander qui fabrique le fun, selon quelles modalités et qui en profite et n’en profite pas. En fait, c’est poser la question du mode de production, et donc du capitalisme. Réfléchir sur la logique du fun, c’est de poser des questions qui ne peuvent se répondre que collectivement. Se sentir lié-e-s aux autres, comprendre que nos actions et nos émotions sont partagées et construites dans les actions de chacun-e-s, ça n’a pas sa place dans le fun. Dans le fun, la seule présence des autres peut être celle de la culpabilité, qu’on essaie d’éliminer parce qu’elle nous prive de notre fun.

C’est pour ça que j’ai parlé de sexe dans le titre. De nos jours, les représentations sexuelles sont essentiellement déterminées par le porno et toutes les industries qui y sont liées. Le porno, ce n’est pas que des images, c’est aussi (et surtout) le modèle qui produit nos comportements sexuels. De nos jours, la sexualité, c’est le porno, au sens où les modèles d’interactions sexuels qu’on a nous sont donnés par le porno. Ces modèles sexuels sont fondamentalement des modèles fun. On accumule le plaisir, on minimise la « prise de tête« . Le sexe porno, ce n’est pas un partage émotionnel, c’est deux individu-e-s qui se rencontrent pour tirer chacun-e le maximum de plaisir d’une situation. La négociation doit être constante entre qui a du plaisir et qui en donne, et les rapports de pouvoir et de domination jouent à fond pour déterminer qui va réussir à l’emporter et à avoir plus de plaisir. On peut construire des interactions égalitaires sur cette base, mais en tout cas pas des interactions partagées. Là-aussi, égoïsme et culpabilité sont les deux pôles des relations.

Plus le temps passe, plus je me dis, qu’en terme de sexe comme ailleurs, il faut qu’on développe une vraie capacité créative collective: trouver de nouvelles représentations, construire une nouvelle grille des émotions, avec des dynamiques différentes et nouvelles. Tout ça suppose un travail, mais ce travail ne peut être que collectif. Je crois que c’est par la mise en partage de nos faiblesses, de nos doutes, de tout ce qui n’y pas sa place dans le fun, dans l’économique affective du capitalisme qu’on peut y arriver. Nos sensations, nos émotions et nos joies peuvent être mises en commun, discutées ensemble et renforcées par nos collectifs plutôt que capturées dans l’échelle du plaisir et du fun. Le sexe que je veux et les relations que je souhaite doivent fonctionner par partage, par construction commune de situations et exploration partagée de caresses, de paroles et de frissons. Ce qu’on peut vivre ensemble, ça déborde le plaisir et le fun, c’est à la fois plus et moins, et ça doit pêter cette logique comptable et individuelle.

Il m’a fallu du temps pour savoir ce que je veux, mais maintenant je le sais. La politique au niveau intime, c’est comme ça que je veux continuer à la vivre.


2 Comments on “Sex & fun”

  1. 1 mademoiselle said at 0 h 48 min on mars 24th, 2012:

    merci d’écrire car c’est un plaisir de vous lire
    🙂

  2. 2 murmures said at 12 h 33 min on mars 27th, 2012:

    Et merci de le dire parce que ça fait chaud au coeur 🙂