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Bricolage d’une tradition: mon marxisme à moi (I)

Posted: septembre 14th, 2009 | Author: | Filed under: Marx, marxisme, matérialisme | Commentaires fermés sur Bricolage d’une tradition: mon marxisme à moi (I)

S’il y a bien une tradition théorique qui m’a beaucoup influencé dans ma vie, c’est le truc pas bien défini appelé ‘marxisme’.  Par exemple, parmi les premiers livres politiques que j’ai lu dans ma vie, il y a Le Capital de Marx et L’Etat et la révolution de Lénine. Au fur et à mesure de mes expériences politiques, à force de construire des luttes collectives, de réfléchir ces mêmes luttes collectives et d’essayer d’élaborer des théoriques politiques qui pourraient servir d’outils, j’ai toujours retrouvé sur mon chemin Marx et des ‘marxistes’.

Sauf qu’en fait, ‘marxiste’, ça ne veut pas dire grand chose, surtout pas aujourd’hui. En plus, vu que je n’ai jamais eu de professeur attitré et officiel de ‘marxisme’ et que je me suis contenté de piocher dans des bibliothèques au fil de mes réflexions et de mes discussions, j’ai toujours eu l’impression de me bricoler une sorte de marxisme bien particulier, mon marxisme à moi assemblé à partir de multiples textes choppés à droite et à gauche au hasard des rencontres. Je savais que j’étais attaché à tout un vocabulaire, un ensemble de concepts qu’on mettait en général dans la catégorie ‘marxisme’ ou ‘matérialisme’, mais je savait aussi que ces concepts et ces mots étaient utilisés de manière tellement diverse que c’était compliqué d’en tirer une vision
très claire à travers tout ce labyrinthe théorique. Alors, j’ai commencé à un moment à essayer de vouloir clarifier tout ça dans ma tête en réfléchissant à des définitions qui correspondraient à mon usage de tous ces concepts. Délimiter, voire même construire petit à petit ‘mon’ marxisme, en gros.

D’abord, dans mon marxisme, il y des auteur-e-s qui m’ont marqué: Marx, Engels, Lénine, Althusser, Luxembourg, Lukacs, Delphy, Gramsci, … et probablement d’autres que j’oublie. Déjà là, y’a de sacrés grands écarts pour combler les différences de perspectives entre tous ces gens et faire quelque chose de cohérent avec ça. Ca devient encore plus compliqué si on rajoute à cette mixture des noms collectifs, genre les communistes libertaires, l’ultragauche ou le féminisme matérialiste.

Ensuite il y a des mots: classes, exploitation, capitalisme, domination, idéologie, matérialisme, prolétariat, valeur, plus-value, profit, dialectique, (sur)détermination, rapports de production, modes de production, … Là encore, les usages de ces mots sont tellement riches que c’est difficile de les combiner parfois, dans la tête ou dans les textes.

Mais en fait, au-delà des références d’auteur-e-s et des mots, mon marxisme c’est une certaine approche, une certaine position qui me
donne une manière particulière d’aborder les problèmes collectifs et politiques. Cette approche là, je sais qu’elle existe, puisque je la pratique, je l’utilise quand j’essaie de lire une situation. Donc, malgré le grand écart des auteur-e-s et des mots, il y a bien une cohérence. Cette cohérence là, je l’appelle ma tradition marxiste. Tradition parce qu’il s’agit d’une boîte à outils que j’ai construite en me confrontant à des livres écrits dans l’histoire, c’est-à-dire pas seulement écrits à une période donnée, mais qui essayaient de jouer un rôle dans des mouvements de luttes, dans des moments de transformations sociales et dont la raison d’être était de jouer ce rôle. Tradition parce qu’à travers tous ces concepts, ces mots et ces auteur-e-s, il y a des expériences collectives, des échecs et des réussites, des cultures et des communautés de lutte. Par contre, ma tradition marxiste n’est pas une tradition qui a été pensée, planifiée et schématisée à l’avance par un esprit surplombant; c’est une tradition bidouillée de façon artisanale dans ma tête au fur et à mesure des besoins et des nouvelles perspectives, c’est une tradition bricolée par mes soins.

Pourquoi mettre ce mot de ‘marxiste’ sur cette tradition personnelle ? Parce que je me sens lié en général à tou-te-s ces auteur-e-s qui ont tenu à ce mot de ‘marxiste’ et qu’énormément des bases de cette tradition ont été élaborées par Marx. Que j’y reviens encore et souvent à ce vieux Marx, aussi. Malgré le fait que ça ne soit pas très clair ce que c’est le ‘marxisme’, je tiens à ce mot, et je crois que j’ai envie de l’utiliser pour me situer. Je préfère fabriquer mon marxisme qu’abandonner le mot complètement. Ah oui, en dernier recours, ‘marxisme’, ça va assez bien avec ‘communisme’, et je crois bien que je tiens à ce mot là.

Donc voilà, ce que je veux faire en quelques articles, c’est mettre en mot ma tradition marxiste, pour pouvoir la partager et continuer à la bricoler avec d’autres gens.

Pour pas faire trop long, la suite sera au prochain épisode


Pièges théoriques (III)

Posted: septembre 11th, 2009 | Author: | Filed under: Murmures, Tiqqun | Commentaires fermés sur Pièges théoriques (III)

J’ai dit précédemment que je croyais que les deux pièges théoriques que j’ai vu chez Debord et Mao fonctionnent de la même manière. Dans les deux cas, il s’agit d’associer des mots d’une manière bien particulière, de les faire fonctionner dans une sorte de boucle qui permet à un jeu de pouvoir et de contrôle de s’établir. Plus précisément, comment fonctionne cette association ?

Chez Debord, les deux mots associés sont réel et spectacle; chez Mao, il s’agit de peuple et de socialisme. Chez l’un comme chez l’autre, cette association est une sorte d’équivalence: le réel est maintenant spectaculaire, et le spectacle tend à devenir le réel chez Debord; le socialisme réalise les intérêts du peuple et les intérêts du peuple se réalisent dans le socialisme chez Mao. Je parle d’équivalence dans le sens où il y a une définition mutuelle des deux mots, qui fonctionne dans un sens (par exemple le réel définit le spectacle) comme dans l’autre (le spectacle définit le réel), mais aussi dans le sens où il n’y a rien d’autre dans ces mots que cette définition mutuelle (le réel n’est rien d’autre que le spectacle, et inversement). Cela dit, malgré le fait qu’une sorte d’équivalence soit posée dans mes deux exemples, les deux mots associés ne sont pas traités comme de simple synonymes, ils conservent tous les deux une vie propre et sont utilisés dans des contextes différents. C’est là que se crée une boucle entre deux définitions s’appuyant en quelque sorte l’une sur l’autre pour exister, mais sans que les deux soient réduites à un même sens et à un même usage: les deux mots ainsi associés sont infiniments proches mais quand même irréductiblement différents.

Un autre élément de cette étrange association de mots c’est que les mots associés ne sont pas des mots à définition simple: derrière la définition de ce qu’est le réel, le peuple ou le socialisme il y à chaque fois un enjeu au minimum philosophique (je suis sûr que "Qu’est-ce que le réel ?" a été au moins quelques fois un sujet de bac de philo), et un enjeu plus important qui est politique. C’est pour ça qu’il est intéressant de ficeler cette boucle, de réaliser cette association: ça permet de se positionner politiquement et d’organiser une vision du monde autour des définitions qu’on propose. Le fait d’avoir et de tenir une définition de ces mots permet d’intervenir par rapport aux enjeux politiques qu’ils impliquent. C’est là que le piège se fait: en utilisant ce tandem de définitions, on tranche des questions importantes, ce qui donne une position de force et permet de donner une cohérence à sa vision du monde; mais, en construisant ainsi deux définitions qui sont un peu bancales puisqu’elles doivent s’appuyer l’une sur l’autre, on n’affronte pas vraiment les difficultés et les enjeux de départ.

Le résultat de ce mode d’association de mots c’est une définition un peu oscillante, vacillante, où il n’y a pas vraiment de point d’accroche vraiment stable, mais un processus perpétuel de critique-élaboration-critique-… Je pense que c’est là que se glisse le jeu de pouvoir, par cette situation de critique perpétuelle créée par cet équilibre instable entre mots, étant donné que ce n’est pas possible de se raccrocher à une définition stable et précise. Le terrain théorique que crée Mao ou Debord est à la fois fascinant parce qu’il peut permettre trancher dans les problèmes par l’intermédiaire d’une ‘dialectique’ si souple et si agile offerte par le fait d’avoir pris position sur des enjeux importants ("Qu’est-ce que le réel ?", "Qu’est-ce que le socialisme ?", …) et terriblement fragile puisque les positions nouvelles reposent en réalité sur un tour de passe-passe qui oblige à jongler constamment. D’où la fuite en avant constante vers des positions toujours nouvelles qui se développe quand on parle le ‘mao’ ou le ‘situ’: plus il devient difficile de jongler, plus on doit s’avancer pour aller chercher les balles qu’on risque de louper (essayez d’apprendre à jongler, vous allez voir, ça ressemble beaucoup à ça au début), et seule les meilleur-e-s peuvent suivre. 

Où est-ce que je veux en venir avec tout ça ? En fait, je voulais reparler de Tiqqun (revue à laquelle j’ai consacré des notes). Dans le numéro 2, il y a un texte assez génial et fascinant qui s’appelle Thèses sur les communautés terribles. Une "communauté terrible", c’est en quelque sorte un déchet du Parti Imaginaire, un groupe qui a tenté l’exil hors du monde de l’Empire mais qui n’a pas réussi. Avec quelques camarades de l’époque, on a beaucoup lu et aimé ce texte, qui décrit avec beaucoup de justesse et de clairvoyance ce qui se passait dans les ‘milieux’ révolutionnaires, autonomes, gauchistes, … C’est un texte dur, mais qui met le doigt sur beaucoup de rapports glauques qui nous bouffent constamment la vie, même (et peut-être) surtout quand on veut lutter contre le capitalisme. La communauté terrible, c’est toi, c’est moi, c’est nous, c’est tout le monde, et ça fait du bien de taper sur nos formes de socialibilisation merdiques, des fois, sans attaquer les ‘vilain-e-s citoyen-ne-s’, mais plutôt en critiquant nos camarades.

Au fur et à mesure de mes interrogations sur Tiqqun, j’ai commencé à être aussi un petit peu irrité par ce texte, mais je n’arrivais pas à comprendre pourquoi.  A un moment j’ai compris. Ca tient en une phrase: "Aucune sortie de la communauté terrible n’est possible sans la création d’une situation insurectionnelle, et inversement". Cette fois, la boucle se forme entre la "communauté terrible" et "l’insurrection" mais les deux font la même danse que le "réel" et le "spectacle" chez Debord ou que le "socialisme" et le "peuple" chez Mao. Là encore, il y a une vraie fascination pour ce texte qui vient de cette force d’attaque de nos rapports "impériaux" qu’on reproduit dans la communauté terrible, mais on se retrouve sans vraie aide pour penser cet "écart" assez insaisissable entre les "intensités" circulant dans le Parti Imaginaire et leur étouffement impitoyable dans les communautés terribles, de la même manière qu’on se retrouvait sans vraie aide pour penser la vie authentique et réelle à opposer à nos vies spectaculaires-marchandes en lisant La Société du spectacle, ou pour penser "l’unité fondamentale des intérêts du peuple" face aux masses inconscientes en lisant Mao. Plus encore, cette même force de critique peut être utilisée tranquillement par des apprenti-e-s chef-fe-s pour démolir tranquillement toute position, puisque toute position peut-être conçue comme entretenant une communauté terrible, comme toute position adverse pouvait être spectaculaire-marchande chez Debord ou petite-bourgeoise chez Mao. Piège théorique là encore, et qui je crois fonctionne plutôt très bien. 

Je crois que je suis arrivé là où je voulais en venir, maintenant. Y’a encore des choses par rapport à tout ça qui me trottent dans la tête, donc je vais probablement m’étendre encore sur des histoires proches à d’autres moments, mais ce serait dans d’autres textes, et sûrement sur un autre axe. 

PS: Là encore, si ça a pu vous intéresser (ou même vous ennuyer) ce que je dis, laissez des commentaires. Si ça vous parle ou que ça vous touche, probablement j’ai envie d’en parler avec vous.


Privilèges masculins: déballage du sac à dos invisible – liste

Posted: septembre 7th, 2009 | Author: | Filed under: Genre, patriarcat | 5 Comments »

Après l’introduction, la liste en elle-même. Je ne crois pas du tout que cette liste soit complète et définitive, et je crois bien que je compte y rajouter les autres choses que je trouve au fur et à mesure. McIntosh dit assez justement que s’interroger sur ses privilèges est un sujet « insaisissable et fugitif »: c’est vite fait d’oublier beaucoup de choses, même qu’on y réfléchit, du coup je me dis que la mise par écrit progressive est peut-être bien la seule méthode efficace pour se souvenir de tout.

La liste alors, et je vais voler à McIntosh le titre de cet liste:

Effets quotidiens des privilèges masculins

  • quand je dis des choses controversées, compliquées ou pas habituelles, je bénéficie de plus d’écoute à priori qu’une fille qui dirait les mêmes choses
  • si je m’énerve, que je pète un plomb dans une discussion, je ne suis pas ‘hystérique’
  • alors que je commence à être bien dans ma vingtaine, personne ne me demande quand je vais enfin me ‘poser’, ce qui voudrait dire me trouver un couple stable et faire un/des mômes
  • j’ai droit à des compliments quand je fais la vaisselle ou le ménage ou que je m’occupe de l’endroit où j’habite en général
  • j’ai aussi droit à des compliments en plus quand je fais tout ça correctement
  • on ne me fait pas de réflexion sur le fait que mes fringues soient négligées ou pas assorties, ou quelque chose du genre
  • on ne me fait pas de réflexion sur le fait que je ne sois pas maquillé, ou avec les cheveux en pétard
  • dans une discussion, j’ai droit à plus d’écoute, à parler plus longtemps, à ne pas me faire interrompre et même à couper la parole à d’autres participant-e-s
  • on ne m’accoste pas dans la rue pour me demander si j’ai envie de prendre un verre
  • si jamais ça arrivait, on ne s’offusquerait pas que je refuse
  • on ne me regarde pas différemment en fonction de la longueur de ma jupe, ou d’autres attributs de mon habillement
  • je n’ai aucune raison d’avoir peur en me baladant dans la rue le soir
  • je ne peux pas me faire traiter de ‘salope’ pour une raison complètement absurde, comme pour avoir refusé de faire telle ou telle chose ou de parler à telle ou telle personne
  • je ne peux pas me faire traiter de ‘salope’ à partir de l’image qu’une personne se fait de ma vie sexuelle
  • quoi que je dise, j’ai plus de chance d’être pris au sérieux qu’une fille qui dirait la même chose
  • si j’ai une humeur étrange, que j’ai l’air énervé ou mécontent, ce n’est pas ‘simplement mes règles’
  • si je n’arrive pas à faire quelque chose, ce n’est pas parce ‘je suis un garçon’
  • j’ai la possibilité de ne pas m’occuper de contraception quand j’ai des relations sexuelles avec pénétration, sans que ça soit de ma faute si un problème arrive
  • quand j’arrive dans un groupe, je ne suis pas ‘le copain de’
  • quand je suis tout seul dans un espace public, je ne suis pas regardé comme attendant une fille pour me divertir
  • je n’ai pas le soupçon qu’une personne disant me trouver intéressant le fasse en réalité pour coucher avec moi
  • chacune de mes actions n’est pas ramené à un phénomène amoureux: je ne fais pas de la politique ‘par amour’
  • quand j’écris un texte, j’ai la possibilité de m’adresser à un public exclusivement masculin, d’exclure implicitement les femmes qui me liraient, sans que ça soit anormal ou choquant
  • je peux aller dans un des nombreux espaces réservés de fait aux garçons, sans qu’aucune femme ne vienne m’y embêter
  • si je parle trop, je ne suis pas une ‘pipelette’
  • si je préoccupe de mon apparence, je ne suis pas forcément ‘superficiel’
  • je ne suis jamais ‘pas à ma place’
  • si je critique ou exige par moment des choses d’un garçon, je ne suis pas ‘castrateur’
  • je peux choisir de ne pas écouter une fille durant une discussion sans qu’on me le reproche la plupart du temps
  • je pourrais dire que je suis ‘féministe’ sans risquer de me faire emmerder, et je pourrais même recevoir quelques compliments pour ça

Privilèges masculins: déballage du sac à dos invisible – introduction

Posted: septembre 7th, 2009 | Author: | Filed under: Genre, patriarcat | Commentaires fermés sur Privilèges masculins: déballage du sac à dos invisible – introduction

Il y a quelques années, une amie m’avait fait lire un texte écrit par une universitaire américaine, et ce texte m’avait beaucoup marqué. Il est écrit par une féministe blanche, qui s’appelle Peggy McIntosh et il est intitulé White Privilege: Unpacking the Invisible Knapsack, ce qui en français donne (dans ma propre traduction): Privilèges blancs: déballage du sac à dos invisible. C’est un texte assez court pour un truc universitaire: 7 pages assez aérées, mais il contient un ensemble de principes qui m’ont beaucoup fait réfléchir.

Il commence par une phrase isolée, mise en avant: "On m’a appris à voir le racisme uniquement dans des actes individuels de méchanceté, pas dans des systèmes invisibles offrant la prédominance à mon groupe" (quand je cite le texte dans les paragraphes à venir, je traduis moi-même, ce qui donne parfois des formulations pas très jolies ou pas très adroites, je suis désolé). Les paragraphes suivant développent cette idée: l’auteure y raconte comment "elle a constaté que les hommes étaient réticents à admettre qu’ils étaient privilégiés, même dans les cas où ils admettaient que les femmes étaient désavantagées". Elle constate qu’un véritable "tabou" entoure le sujet des "avantages que les hommes obtiennent du fait des désavantages féminins", et que ce tabou bloque la reconnaissance et donc l’élimination de ces privilèges. A partir de là, et étant donné que "les hiérarchies dans nos sociétés sont emboîtées", l’auteure a commencé à s’interroger sur les privilèges analogues qu’elle obtient, elle, du fait d’être blanche aux Etats-Unis.

En s’interrogeant sur ces privilèges, elle dit avoir commencé à voir les privilèges blancs comme "un paquet invisible d’atouts immerités qu'[elle] peut utiliser chaque jour, mais dont [elle] était ‘censée’ restée inconsciente". La métaphore qui donne son titre au texte apparaît dans la phrase suivante: "Les privilèges blancs sont comme un sac à dos invisible et ne pesant rien, rempli de provisions spéciales, de cartes, de passeports, de mots de codes, de visas, d’habits, d’outils, et de chèques en blancs". Partant de ce principe, elle entend travailler à rendre visible ces privilèges, pour porter la "responsabilité" associée à ces privilèges, et comprendre et transformer comment elle peut être, comme les hommes envers les femmes, oppressive envers les noir-e-s, consciemment ou non. Dans la suite du texte, en point de départ, elle fait une liste sur plusieurs pages des "effets quotidiens des privilèges blancs", c’est-à-dire des atouts qu’elle bénéficie dans son quotidien par rapport à ses "connaissances, ami-e-s ou collègues" noir-e-s.

En lisant ce texte à l’époque, j’avais trouvé l’idée de cette liste assez géniale et assez marquante. J’étais vraiment d’accord avec son idée de dire que la question des privilèges et avantages des dominant-e-s était passée sous silence en général dans les réflexions sur les systèmes de domination, et que le fait de faire ça réduit un système de domination collectif à un ensemble de gestes ‘méchants’ et individuels. Etant un garçon, j’avais réfléchi à et même commencé à écrire la liste que je pourrais faire de mes privilèges en tant que tel. Je ne l’avais jamais fini, et elle avait fini perdue dans un carnet quelconque, comme de nombreux textes abandonnés. Récemment, dans une discussion avec une amie et camarade, je me suis retrouvé à lui reparler de ce texte de Peggy McIntosh, et elle m’a dit que ça l’intéresserait que je fasse une liste de mes privilèges masculins. Ca m’a relancé dans cette envie et vu que j’avais déjà lancé ce blog à l’époque, j’avais un outil qui me permettait de le faire. 

Donc voilà, je me lance là-dedans, un "déballage de mon sac à dos invisible", des choses dont j’ai l’impression de bénéficier au quotidien, qui me rendent la vie plus facile par rapport aux filles, sans que j’ai à trimer pour obtenir rien de tout ça.

La liste est dans une page à part, pour pas faire trop long.


Pièges théoriques (II)

Posted: septembre 2nd, 2009 | Author: | Filed under: Murmures | Commentaires fermés sur Pièges théoriques (II)

Pour continuer autour de cette question des pièges théoriques, je vais jetter un oeil à un texte de Mao des années 60 qui avait commencé à me faire réfléchir là-dessus.

Le texte s’appelle De la juste solution des contradictions au sein du peuple (tout un programme …), il est lisible ici, et il fait partie des textes de Mao réédités récemment en version papier aux éditions La Fabrique (plus d’infos ici). Au vu du titre, le thème du texte est clair: il s’agit de parler de la "résolutions des contradictions", plus particulièrement des contradictions à l’intérieur du "peuple", même si le texte parle aussi de "nos ennemis".

Quel est ce "peuple" dont Mao parle ? Assez simplement, "à l’étape actuelle" (par opposition à d’autres moments historiques), le "peuple" en Chine, c’est "toutes les classes et couches sociales, tous les groupes sociaux qui approuvent et soutiennent [l’]édification [socialiste]", et qui, encore plus, "y participent" (tout ce que je cite pour l’instant se trouve au début du point 1 du texte). Pour enfoncer le clou et rendre les choses encore plus claires, Mao ajoute que, logiquement, "toutes les forces sociales qui s’opposent à la révolution socialiste […] ou s’appliquent à la saboter, sont les ennemis du peuple". Qui réalise la révolution socialiste ? Le gouvernement de la République Populaire de Chine, évidemment: ainsi, "notre gouvernement populaire est l’authentique représentant des intérêts du peuple". Aux deux termes qu’il connectait au départ, "socialisme" et "peuple", Mao en lie donc deux autres, qui sont "gouvernement" et "intérêts". Le peuple, c’est la partie de la société qui soutient la construction socialiste, et les intérêts du peuple sont représentés par le gouvernement socialiste. Tout le texte tourne autour de ça: la "résolution des contradictions au sein du peuple" qui donne son titre au texte est possible parce qu’il y a une "identité fondamentale des intérêts du peuple", c’est-à-dire que le peuple a des intérêts clairement identifiables, déterminables, sans ambiguïtés ni contradictions. Le fait que le gouvernement et les dirigeants socialistes puissent être en contradiction sans que ce soit insurmontable n’est possible que grace à cette identité des intérêts du peuple, qui permet de trancher les conflits. Dans le reste du texte, Mao ne fait d’une certaine manière que développer ce schéma de départ.

Ce schéma est particulièrement clair, sauf qu’il fonctionne de manière circulaire: le peuple est défini en fonction du socialisme, et le socialisme en fonction du peuple. Les deux termes se retrouvent ainsi liés ensemble sans que l’un ne puisse expliquer plus précisément l’autre: le peuple, c’est la fraction de la société qui appuie le socialisme, qui est lui-même la réalisation des intérêts du peuple, qui est la fraction … on pourrait continuer longtemps comme ça, en circuit fermé. L’effet de ce circuit fermé est de créer un outil de pouvoir particulièrement efficace: toute attaque contre le gouvernement socialiste peut devenir une attaque contre les intérêts du peuple, donc contre le peuple lui-même, ce qui conduit à devenir un-e ennemi-e du peuple, et à subir en tant que tel la "dictature populaire" que Mao décrit dans la suite du point 1; inversement, il est parfois nécessaire de faire comprendre au peuple ses intérêts, de "l’éduquer au socialisme", voire même de le remettre dans le droit chemin par la force s’il le faut, c’est-à-dire s’il se fait du mal à lui-même en oubliant temporairement ses vrais intérêts. Le texte est écrit en 1957, un an après l’insurrection de 1956 en Hongrie qui a été écrasée par l’Armée Rouge, et Mao dit clairement ce qu’il pense de tout ça en rappellant que se "dresser contre le gouvernement populaire" est "contraire aux intérêts des masses populaires". Même si "une partie des masses" a participé à cette insurrection, c’est qu’elle était "trompée par les forces contre-revolutionnaires" et, au final, c’est le peuple lui-même qui en a "pâti". Pour reprendre les mots de Mao, cette association "gouvernement socialiste" = "intérêts du peuple" est une arme de "lutte idéologique" très efficace.

En fait, que ce soit à l’intérieur du peuple ou entre le peuple et ses ennemi-e-s, les contradictions, bien que "différentes" dans les deux cas, ce qui est le point que Mao essaie de développer dans ce texte, ne peuvent être résolues que par "l’unité", unité rendue possible par "l’identité fondamentale des intérêts du peuple" dont j’ai déjà parlé plus haut. On reconnaît les ennemi-e-s du peuple par qu’illes sont hostiles au socialisme, et donc hostiles aux intérêts du peuple, et on tranche les questions internes au peuple en trouvant la ligne juste, en "séparant le vrai du faux", ce qui ne peut être fait qu’en trouvant les intérêts du peuple. En mettant ainsi en avant les intérêts du peuple, critère central pour juger de tout, Mao se met en position d’être interprète et juge de toutes les situations puisque ces fameux intérêts du peuple ne sont jamais définis clairement et que ce n’est pas le peuple lui-même qui peut exprimer ses intérêts puisqu’il les perd parfois de vue (là encore, l’exemple de la Hongrie est utile). A partir de cette position, Mao peut à la fois refuser le "gauchisme" qui divise le peuple en voyant des ennemi-e-s là ou il n’y en a pas pas et le "droitisme" qui cède à la bourgeoisie en la voyant comme une partie du peuple alors qu’elle est l’ennemie du socialisme: les deux lignes ne reflètent pas les intérêts du peuple, elles ne sont donc pas des lignes justes. Il jouera magistralement cette partition pendant la Révolution Culturelle des années 60, puisqu’il réussit à ce moment à tenir à la fois le rôle de plus grand agitateur de Chine, de président de cet Etat précis qui est attaqué pendant l’agitation de cette période, et de vieux leader qui siffle la fin de la récré en mattant l’agitation, tout ça sans jamais être attaqué directement.

C’est dans ce texte que j’ai pensé pour la première fois à cette idée de piège théorique, même si je n’avais pas encore mis de nom dessus. Mao construit tout un terrain théorique qui l’avantage énormément puisqu’il ramène tous les problèmes politiques, éthiques, toutes les divergences, à une interprétation, une évaluation des "intérêts du peuple" qu’il est en position idéale pour faire, puisqu’il bénéficie de la parole peut-être la plus écoutée de Chine à cette époque. Ce que je vois en commun dans les deux mécanismes théoriques dont j’ai parlé ici, c’est à dire celui de Debord et celui de Mao, c’est leur effet de créer un terrain théorique qui fonctionne à merveille pour donner une position de pouvoir.

  1. Le terrain théorique créé est dans les deux cas très large, il inclut presque tout (le Spectacle, c’est toute la réalité chez Debord; la ligne juste de Mao qui est la ligne "populaire", est valable au niveau politique, artistique, social, …), ce qui permet de porter la critique un peu partout et donc d’amener les gens sur son terrain.
  2. Malgré le fait que le terrain soit englobant, il y a toujours une frontière, une ligne entre un intérieur et un extérieur, et cette ligne est vraiment fondamentale. Chez Mao, il s’agit de savoir qui est membre ou ennemi du peuple, chez Debord de savoir quel vie est authentique, vraie, et quelle autre est spectaculaire-marchande.
  3. Au final, cette frontière n’est pas déterminée par des critères très précis, ce qui la laisse flottante, inquiétante; elle peut donc fonctionner facilement pour inclure ou pour exclure. Les intérêts du peuple peuvent évoluer vite chez Mao, et Debord peut prouver potentiellement trouver dans toute chose un côté spectaculaire.

Ca ne fait pas encore une définition précise de ce que j’appelle un piège théorique, mais je crois que ça fait un point de départ. Dans les deux cas, je crois que ces pièges théoriques fonctionnent très bien pour donner une position centrale à la personne qui l’utilise, et pour lui permettre de la garder, et, comme je l’ai dit avant, je crois que c’est le rôle essentiel d’un piège théorique, de fonctionner comme un outil de pouvoir. Je ne compare pas Debord à Mao en terme de pouvoir: Mao a bien sûr disposé d’infiniment plus de pouvoir que Debord dans son existence, mais je crois que les mécanismes théoriques qui les ont aidé à disposer d’une aura de leader et de la préserver au sein d’une avant-garde politique sont assez proches.

Oops, j’ai encore fait long, je vais donc continuer dans un troisième article, où j’arriverais (enfin) à reparler de Tiqqun cette fois, je crois bien.