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J’aime pas Freud non plus (II)

Posted: mars 26th, 2010 | Author: | Filed under: Genre, patriarcat | Commentaires fermés sur J’aime pas Freud non plus (II)

Après avoir donné le contexte dans lequel je verrais Freud, je me jette à l’eau.

En parlant de Spinoza, j’avais essayé de montrer comment il voyait la connaissance comme l’outil permettant de dépasser et de contrôler les passions. Dans de XVIIème siècle en Europe, à un moment et à en lieu où les Lumières allaient se développer et promettre l’émancipation de l’humanité par l’usage de la raison, ça semblait logique. A l’époque de Freud, le problème est que les mouvements ouvriers et féministes se sont particulièrement bien appropriés cette raison universelle des Lumières pour démontrer l’injustice de leurs conditions et démonter toute prétention des dominations patriarcales et capitalistes à être inévitables et fondées sur le simple cours naturel du monde.

"Honteux de l’abrutissement dans lequel on le plonge, instrument matériel, l’ouvrier veut aussi faire preuve qu’il est une machine intelligente, accessible, plus que les ‘civilisés’ peut-être, aux nobles et généreux sentiments. […] Notre but aussi, c’est d’abord et surtout de nous procurer, à nous ouvriers, […] une école mutuelle pour l’amélioration de notre intelligence, […] c’est de suppléer à notre défaut d’éducation", dit Emile Varin, chef d’atelier français en 1839, dans un texte contre la "paternité philantropique" des bourgeois aux nobles sentiments voulant "aider" les ouvriers (tiré de La parole ouvrière, très chouette recueil de textes ouvriers du XIXème siècle français). Défaut "d’éducation", mais certainement pas d’intelligence, et ce texte entend justement appeller à la création par les ouvriers eux-mêmes d’un livre qui compilerait l’expérience ouvrière et les réponses politiques qu’ils entendent donner à leur situation. Auto-éducation ouvrière fondée sur le potentiel intellectuel universel de tout être humain (ou en tout cas de tout homme, les femmes n’étant pas présentes dans cette "parole ouvrière").

De la même manière, le point de départ d’un des premiers manifestes féministes à être largement publié et discuté est que "la supériorité de l’humanité sur le reste, plus simple, de la création réside […], aussi sûrement que deux et deux font quatre, dans la Raison" (Mary Wollstonecraft, Défense des droits de la femme). Tout le reste du manifeste repose sur cette "Raison", universellement partagée par les êtres humains, mais qui n’est pas cultivée par la société chez les femmes, ce qui met les femmes dans une situation d’infériorité perpétuelle les empêchant de remplir les innombrables rôles qu’elles pourraient avoir dans la société. L’éducation doit apporter l’émancipation, permettant aux femmes de prendre leur juste place.

Ainsi, la philosophie de l’époque moderne (Descartes, Spinoza, …) était la vision du monde d’une bourgeoisie entendant bien voir son importance reconnue dans le futur, mais cette même bourgeoisie commençait, quelques siècles plus tard, au début du XXème siècle, à être prise au mot de sa propre philosophie par des individu-e-s qu’elle aurait probablement souhaité plus passifs et passives. Freud va, avec d’autres, commencer à fournir des débuts de réponse idéologiques à cette menace, je crois, et c’est en tout cas comme ça que je le comprend.

J’ai aussi fait le parallèle historique Spinoza/Freud parce que je pense qu’il y a un lien théorique intéressant entre ces deux là. Je m’explique: chez notre philosophe juif, la question de la division entre sujet (actif) et objet (passif) était fondamentale; en un sens, le mouvement éthique de Spinoza tient dans le fait de cesser d’être objet de passions pour arriver à être sujet de connaissances: atteindre la béatitude, c’est devenir Dieu, le sujet absolu, qui pense tout ce qui arrive sans jamais être pensé par quelqu’un-e d’autre que lui-même. Chez Freud, le sujet est différent: il n’est plus un sujet pensant, mais un sujet de pulsions, un sujet désirant. Mais, malgré une nature radicalement différente du sujet, cette dualité entre le sujet et l’objet du désir est tout aussi fondamentale chez Freud que l’était la dualité entre le sujet de l’objet de la connaissance chez Spinoza. Chez l’un comme chez l’autre, être sujet ou être objet d’une action donnée est une loi naturelle, et il s’agit de devenir de plus en plus sujet en s’arrachant à sa condition de départ, à sa condition d’objet.

Le point de départ de Freud, c’est la "libido", énergie sexuelle mais pas seulement, au sens où elle n’est pas seulement liée à l’acte sexuel, mais au désir en général, aux "pulsions" primaires. Au cours de ses expériences cliniques de psychologique, Freud va découvrir l’importance du corps, de la sexualité et de la sensualité en général dans les comportements humains, et va en tirer un concept général. Comme le dit l’article wikipedia, le terme de libido vient de Spinoza au départ, il se trouve dans la dernière définition de la partie III, défini comme "l’amour de l’union sexuelle" (ou de "l’union des corps" dans une autre traduction) et se trouvant au côté de "l’avarice", de la "luxure" ou de "l’ivrognerie". Freud va tirer le mot du latin de Spinoza, et l’utiliser comme concept exprimant cette énergie sexuelle dont il était en train de théoriser (dans l’hilarité générale au moment de ses premières publications) qu’elle était le moteur essentiel des actions humaines. Comment Freud fait il fonctionner ce glissement d’une passion, négative en tant que telle, à une énergie qui traverse toutes les actions humaines ?

Ce glissement fonctionne à l’aide d’un autre concept que Freud lance, celui de "sublimation". La sublimation, c’est la transposition d’un objet d’une pulsion à un autre, plus reconnu et valorisé socialement. Freud a développé cette idée pour établir une psychologie du processus artistique: les oeuvres artistiques auraient un contenu sexuel caché, latent, et serviraient en fait de moyen pour exprimer les pulsions de l’auteur-e, quand les pulsions ne peuvent pas trouver de satisfaction dans le monde réel. Au fil de son oeuvre, Freud va approfondir cette vision jusqu’à aller vers une grande fresque où tout le processus de civilisation, de production d’une culture humaine, est présenté comme le produit de ce détournement de l’énergie sexuelle primaire vers d’autres buts. La civilisation d’après Freud est bâtie sur le transfert de pulsions sexuelles fondamentales, qui ne peuvent pas être satisfaites et qui vont donc être transférées vers d’autres activités (le fameux "complexe d’Oedipe" prend place dans ce cadre, version familiale du mouvement plus général). Par rapport à Spinoza, le retournement est complet: les passions sont réorganisées autour d’une passion centrale qui est le désir sexuel, et c’est cette passion sexuelle même qui déboucherait sur la raison et son usage. Chez Spinoza, les passions existaient là où la compréhension faisait défaut, c’est-à-dire là où la raison n’était pas. Au contraire, chez Freud, la force de la raison est directement liée à la force de la libido interne qui la soutient.

C’est là que la théorie de Freud peut être utilisée facilement pour renforcer des vieilles théories inégalitaires. Comme l’analyse Millett quand elle parle de la vision des femmes d’après Freud, pour justifier une inégalité entre des groupes sociaux, il suffit dans la théorie de Freud d’arriver à argumenter qu’un groupe donné à une libido moins forte que l’autre. Dans le cas des femmes, Freud lui-même va justifier ça au moyen d’argumentations un peu ridicules sur l’infériorité du clitoris féminin sur le pénis masculin, et sur le supposé sentiment d’infériorité que les femmes vont développer en retour (la lecture de Millett sur cette argumentation freudienne est particulièrement drôle). Indépendamment de la force (ou plutôt de la faiblesse) des arguments de Freud dans le cas des femmes, l’outil théorique donné pour justifier une inégalité est puissant: il suffit de trouver une différence physique entre groupes, elle va se traduire sur le plan symbolique par l’intermédiaire du développement de la libido, et va finir par déboucher sur une inégalité de libido justifiant une inégalité sociale réelle étant donné qu’une libido inférieure entraîne des contributions moindres à la société. On se retrouve ainsi à pouvoir justifier les inégalités sociales par des démonstrations biologiques ou pseudo-biologiques, habillant la domination avec le langage de la science, comme le dit si bien Millett.

C’est une idée dans l’air du temps de ces décennies là: justifier l’idée de hiérarchie sociale par des forces primales, des différences d’énergie fondamentales entre dominant-e-s et dominé-e-s. Il y a la "volonté" chez Schopenhauer ou Nietzche, ou les délires sur le "sang" et sa force chez les nazis (sans prétendre que ça soit la même chose, hein, je cherche pas à dire que Nietzche était nazi). D’une manière qui me semble assez similaire (je vais me faire taper dessus, je sens), l’insistance sur le "self-made man" qui conquiert le monde par son courage et la force de son ambition, à la mode aux USA à l’époque, me semble une manière de justifier les inégalités sociales croissantes batie sur le même modèle: les pauvres le sont parce qu’ils manquent de force, de cran. Dans tout les cas, l’idée c’est de remplacer des distinctions sociales qui fonctionnaient de manière rigide, assignant des positions fixes aux gens, par des hiérarchies sociales plus fluides, différences de degré plutôt que différences absolues. Tous les discours pseudo-fascistes des années 30 sur la perte de la "force vitale de la nation" et la renaissance de la virilité conquérante fonctionnent sur cette idée de remplacer, pour définir l’humanité d’un-e individu-e, la raison maintenant considérée comme partagée par tou-te-s, par une force qu’on peut quantifier, la quantité supposée permettant de déterminer la valeur d’un-e individu-e ou d’un groupe.

Un autre cadre théorique que va fournir Freud pour justifier les dominations, c’est de dire que tel-le ou tel-le individu-e ne réussit pas dans la vie parce qu’il se laisse aller à ses pulsions sexuelles, et donc qu’il gaspille sa libido plutôt que de la sublimer en produisant, en travaillant. Ce sera un best-seller de l’idéologie de droite du début du XXème siècle. Là encore, la théorie freudienne permet de reformuler des vieilles idéologies réacs (sur les noirs ou les pauvres qui sont des bêtes et ne savent pas se contrôler) dans un nouveau langage, appuyé sur les sciences montantes de l’époque, notamment la biologie.

De manière plus profonde, ce qui est en jeu à mon sens chez Freud, c’est une certaine vision de la sexualité (et de la sensualité), basée sur la séparation entre le sujet et l’objet du désir dont j’ai parlé plus haut. Les "pulsions" de Freud sont des désirs qui ne vont que dans une direction, la réciprocité entre la personne désirante et la personne désirée est assez secondaire. La force de cette pulsion est liée à l’état interne de la personne désirante, pas à la réponse de la personne désirée. La personne (ou l’objet d’ailleurs) désirée peut à son tour renvoyer quelque chose qui va éventuellement produire un effet sur la personne désirante, mais cela ne revient qu’à inverser les rôles, pas à envisager sexualité et sensualité d’une manière basée sur la réciprocité. Le désir, c’est un mouvement qui va de l’intérieur vers l’extérieur, et la seule chose que peut faire l’objet extérieur, c’est résister ou se soumettre à ce désir (Freud ne donne aucune idée de ce qu’être désiré de cette manière peut bien faire comme effet, par exemple). Le désir ne se créé pas à travers une transformation réciproque de deux personnes, à travers un lien qui se tisserait graduellement. Il est présenté comme égoïste et brutal, sous les traits de la domination. Je crois que Freud a joué un rôle fondamental dans l’établissement de cette représentation moderne de la sexualité, particulièrement masculine, comme quelque chose de forcément bestial et violent, ou en tout cas de fondamentalement individualiste et égoïste.

D’une certaine manière, je crois que ça correspond à l’approfondissement de la domination capitaliste. Là où la bourgeoisie naissante de Spinoza ou Descartes voyait le monde rationnel comme fonctionnant autour d’un sujet libre et autonome pensant un objet passif et soumis (ça transparaît clairement dans les grandes phrases de Descartes sur la nécessité de "dominer la Nature", annonçant la révolution industrielle), Freud étend ça au monde des intime des passions, et la continuité entre les deux est là: connaissance ou désir, tout doit fonctionner avec deux pôles, un pôle objet/passif, un pôle sujet/actif. La nouvelle phase du capitalisme va se nourrir tout autant des passions, et je crois bien qu’on voit naître à ce moment là cette fameuse société de consommation, qui fonctionne tant par la sensualisation des objets que par la mise en objets de la sensualité. 

En écrivant ces derniers textes, j’ai voulu faire partager mes réflexions sur les liens entre capitalisme et patriarcat, comment les deux dominations se nourrissent l’une de l’autre, mais aussi essayer de lier des réflexions historiques plus générales à des évolutions intimes liées à nous et influant sur notre manière de de désirer les un-e-s les autres. J’espère que ça parle un peu 🙂


J’aime pas Freud non plus (I) – contexte

Posted: mars 22nd, 2010 | Author: | Filed under: Genre, patriarcat | Commentaires fermés sur J’aime pas Freud non plus (I) – contexte

Ça y est, ça recommence. Après un juif artisan du XVIIème siècle, je vais m’en prendre à un psychologue autrichien du XXème. Il y a au moins un avantage, c’est que Freud est infiniment plus connu que Spinoza. Et puis, entre ce que je vais dire de l’un et ce que j’ai dit de l’autre, il y a des liens assez forts, et c’est pour ça que j’avais envie de parler de Freud maintenant.

Je fais partie de ces gens qui n’ont jamais vraiment beaucoup aimé Freud et même la psychanalyse en général. Je crois que, durant ma vie, je n’ai jamais été vraiment doué pour rentrer dans les catégories psychanalytiques, alors j’ai commencé à développer une grosse antipathie vis-à-vis de ça. Par contre, même après avoir passé pas mal de temps à lire des grands classiques de la psychanalyse (Freud, Jung, pas Lacan parce qu’il faut tout de même pas exagérer), j’avais jamais vraiment réussi à développer une critique un peu personnelle de tout ça. J’avais lu l’Anti-Oedipe, et ça m’avait beaucoup marqué, mais je ne me sentais pas sur un terrain qui était le mien étant donné que je n’ai jamais vraiment réussi à m’approprier l’attirail de Deleuze et Guattari (pour des raisons qui ont, ironiquement parlant, à voir avec leur spinozisme, je crois).

Récemment, un livre m’a débloqué là-dessus, en mettant la critique de la psychanalyse en lien avec un contexte historique et social, ce qui me parle en général beaucoup plus. Ce bouquin, c’est Sexual Politics (traduit en français sous le titre La politique du mâle, mais, comme d’habitude, je vais traduire moi-même les citations que j’utilise), un grand classique du féminisme américain des années 70, écrit par une très chouette écrivaine et activiste américaine, Kate Millett. C’est un bouquin en trois parties: une première partie intitulé "Politique du sexe" (de nos jours, on dirait probablement "politique du genre") expose cette "politique du sexe" dont le livre veut parler: il s’agit d’analyser les rapports entre hommes et femmes en tant que rapports politiques, c’est-à-dire en tant que rapports sociaux véhiculant des mécanismes de domination, dans une perspective de transformation de ces rapports. Le premier chapitre est introductif et le deuxième est une sorte d’exposé de théorie féministe en 35 pages, clair et percutant: "l’essai qui suit, qui pourrait être décrit comme des ‘notes pour une théorie du patriarcat’, tentera de démontrer que le sexe est une catégorie sociale avec des conséquences politiques". Une deuxième partie parle de ce que Millett appelle une "révolution sexuelle", ayant eu lieu entre 1830 et 1930 (ce qui correspond à la naissance du féminisme) et sa "contre-révolution", des années 30 aux années 60, sous un angle historique. La troisième partie étudie ce mouvement révolutionnaire et contre-révolutionnaire dans des textes littéraires.

La période révolutionnaire délimitée par Millett correspond à l’essor des premiers mouvements féministes. Ces premiers mouvements étaient axés autour de revendications amenant à l’égalité légale et civique entre hommes et femmes: autorisation du divorce pour les femmes, reconnaissance d’une existence légale indépendante des femmes mariées (qui perdaient toute autonomie légale dès lors qu’elles se mariaient: elles devenaient littéralement une partie de leur mari au regard de la loi), accès à une vraie éducation, bien entendu (mais plus tardivement) le droit de vote, … Millett trouve assez logiquement ses références dans le monde anglo-saxon, mais la période qu’elle décrit correspond aussi à la montée du féminisme en France, en Allemagne, et dans la plupart des pays européens. Avec cette montée en puissance du féminisme et l’obtention progressive de nouveaux droits (par des moyens divers: pétitions, conférences, manifestations, actions directes, magouilles électorales, …), la structure sociale des genres de l’époque va être chamboulée constamment. C’est la révolution sexuelle dont parle Millett.

Concrètement, les transformations de l’époque sont profondes et impressionnantes: dans l’exemple du Royaume-Uni, ça correspond au passage de la société victorienne, profondément puritaine, niant toute sexualité et niant aussi toute action autonome possible des femmes (les femmes doivent agir par l’intermédiaire de leur "influence morale", pas directement), aux "années folles" d’après la première guerre mondiale. A ce stade-là, les attitudes et les représentations des genres ont profondément changé, beaucoup de femmes sont plus éduquées, gagnent plus d’argent, se marient plus tard, et ont accès à une quantité de professions infiniment plus grandes qu’au siècle d’avant. Même l’industrie culturelle de l’époque commence à avoir apparaître des personnages de femmes indépendantes et fortes, existant dans la vie sans le biais d’un mari (par chez nous, je me dis qu’une artiste comme Piaf aurait été impensable quelques décennies auparavant).

Mais un mouvement de contre-révolution sexuelle peut déjà se faire sentir. Le symptôme le plus clair de cette contre-révolution apparaît dans le mouvement féministe lui-même, qui va de plus en plus se resserrer autour de l’unique question de l’obtention du droit de vote (obtenu dans la plupart des pays occidentaux autour des années 20-30, c’est-à-dire à la fin de cette période), et cette obtention ne va souvent se faire qu’avec d’un discours de plus en plus conservateur des organisations féministes, discours centré sur la maternité et la famille, sur le "rôle spécifique et bénéfique" des femmes dans "le futur de la nation". La femme-mère aimante était de retour. La famille va jouer un rôle pivot dans la contre-attaque du patriarcat; Millett: "la continuation d’une révolution sexuelle [au-delà du point atteint dans les années 30] aurait nécessité une transformation sociale réellement radicale: l’altération du mariage et de la famille tel que que ces deux institutions avaient été connues à travers l’histoire". Ne réussissant pas à réaliser cette transformation, la révolution ne va déboucher que sur des "réformes", avant de céder l’initiative à la contre-révolution montante.

Millett donne en exemple l’URSS: les femmes soviétiques avaient obtenu une quantité considérable de droits après la révolution d’octobre 1917 (mariage et divorce libres, accès libre à la contraception et à l’avortement), mais  va commencer pendant les années 30 et 40 à développer une intense propagande vantant les mérites de la maternité et de la famille, et du rôle que la "femme soviétique" devait avoir dans la naissance de "l’homme nouveau" qui allait amener au communisme la nation soviétique. Le résultat de cette évolution a été clair: en 1936, Staline interdisait l’avortement à la première grossesse, et l’avortement en général finissait par être criminalisé en 1944. Dans la même période, les possibilités de divorce seront de plus en plus remises en causes, et le rôle attribué aux femmes dans la "construction du socialisme" se précisera définitivement quand le gouvernement commencera à attribuer des médailles aux mères à partir de six enfants. L’époque où les femmes "camarades combattantes" étaient montrées en exemple était terminée, il était temps pour ces femmes de rentrer à la maison (d’ailleurs, les récits de l’évolution du statut des femmes dans l’Espagnol révolutionnaire après 1936 sont assez révélateurs de ça: ce bouquin en témoigne un peu). Millett donne cet exemple, mais l’évolution est sensiblement la même, que ce soit dans les pays fascistes ou dans les démocraties occidentales de l’époque. Partout, la nation doit être restaurée, et la famille avec elle.

Ces années vont ouvrir la période de contre-révolution que situe Millett entre les années 30 et 60, années qui vont correspondre à la disparition progressive des mouvements féministes organisés, de plus en plus divisés et en difficulté face au développement de l’idéologie dominante. Les conséquences plus larges pour les femmes en générales seront claires: comme le cite Millett, "L’écart entre les revenus des femmes et des hommes va croître à partir des années 30. […] Dans les années 30 deux personnes sur cinq recevant des licences et des masters étaient des femmes, le taux étant de une pour sept pour les doctorats. En 1962, elles n’étaient plus qu’un tiers des nouvelles personnes diplômées, une sur dix pour les doctorats".

C’est là que Freud intervient. Le développement de la théorique psychanalytique se fait durant cette période, et Millett voit dans ce développement un outil important de la contre-révolution qui se développe, un ensemble de concepts qui va donner un "support idéologique" (selon les mots du texte) à la réaction sexuelle. Freud serait "sans nul doute la plus grand force contre-révolutionnaire individuelle dans l’idéologie de la politique du sexe de la période".  La théorie freudienne a pu être particulièrement bien "utilisée pour soutenir un point de vue fondamentalement conservateur", servant de point d’appui pour reformuler l’idéologie patriarcale au moyen d’un langage scientifique.

Comme Millett le mentionne dans une de ses notes de bas de page, les années 30 représentent aussi les dernières étincelles du mouvement ouvrier révolutionnaire, avant son écrasement général par le fascisme. Donc, Freud prend place à cette période charnière où capitalisme et patriarcat sont en train de se tenir main dans la main et de contre-attaquer, reconstruisant au passage une structure sociale et idéologique leur permettant de reprendre l’initiative après les assauts des dernières décennies; l’acte de naissance de cette fameuse "société de consommation", en quelque sorte. C’est avec ces éléments de contexte fournis (notamment) par Millett que j’ai pu commencer à essayer de construire une critique de Freud qui me semble pertinente et dans laquelle je me sens à l’aise. La suite au prochaine épisode … 🙂


J’aime pas Spinoza

Posted: février 26th, 2010 | Author: | Filed under: Murmures | 10 Comments »

Non, c’est vrai, j’aime pas Spinoza. Bon, là comme ça, ça parait pas fascinant, le fait que j’aime pas un philosophe-artisan du XVIIème siècle. D’autant plus, qu’à priori, il a une histoire plutôt intéressante. C’est un juif un peu hérétique qui s’est fait cherem (l’équivalent d’une excommunication) par la communauté juive de son époque parce qu’il tenait des positions assez particulières en terme religieux. Du fait de cette exclusion, il s’est retrouvé à passer un gros moment de sa vie à sympathiser et à causer philosophie avec des groupes de dissidents religieux chrétiens, nombreux en Hollande à l’époque. Il n’a jamais été professeur de philosophie dans une grosse université, et a gagné sa vie en fabriquant des appareils optiques. Un type un peu particulier, suffisament atypique pour attirer la curiosité.

En fait, sans que ça soit trop surprenant, c’est pas tant Spinoza qui je n’aime pas trop, qu’un truc que j’appellerais le spinozisme. C’est pas très joli comme mot, et je ne prétend pas capturer l’essence de la philosophie de Spinoza, mais ce que je décide d’appeller spinozisme, c’est une manière d’articuler certaines choses qu’on retrouve chez beaucoup de gens qui théorisent. C’est de ça que je vais essayer de parler.

Ce spinozisme, on le trouve chez des philosophes reconnus et labellisés "penseurs de gauche", genre Deleuze, Onfray (oui, l’intello de Siné Hebdo), Negri (parce que je peux pas écrire un texte sans parler d’un ex-autonome italien) ou Benasayag (parce qu’il faut bien parler de gens soutenant des vilain-e-s terroristes). On trouve ça aussi chez des têtes à claques médiatiques, genre Philippe Val. De manière peut-être un peu plus surprenante, on trouve ça aussi chez Tiqqun. En fait, en ce moment, Spinoza, c’est plutôt à la mode et tout le monde semble d’accord pour trouver que Spinoza, c’est Génial (avec un grand G).

L’oeuvre principale de Spinoza, c’est son Ethique (traduction française à partir du latin disponible ici), bouquin pas très gros qui a été commenté et analysé une quantité assez incroyable de fois dans l’histoire de la philosophie, et qui fascine pleins de gens.

Une éthique, ça vient de la philosophie grecque. La question centrale de l’éthique, c’est celle de la vie bonne. Bonne dans les deux sens qu’on peut envisager: bonne en tant qu’agréable, en tant que vie qui nous procure du bonheur, et bonne en tant que vie juste, vie respectueuse de soi et des autres, compatible avec la vie en société. Toutes les éthiques philosophiques (depuis Socrate et Platon qui ont popularisé ce sport) ont pour but de permettre de vivre avec autant de bonheur possible tout en respectant le monde qui nous entoure, tout ça passant par la connaissance. En connaissant le monde et ses règles et en se connaissant soi-même, on peut atteindre le bonheur (dans son Ethique, Spinoza parle de "béatitude") tout en contribuant à préserver et à améliorer le monde. L’idée des éthiques philosophiques, c’est ça: concilier bonheur personnel et respect des lois (divines, naturelles, sociale, …) qui nous sont extérieures, à l’aide de la connaissance.

Mais l’Ethique de Spinoza n’est pas juste une éthique, c’est une éthique dont le sous-titre nous apprend qu’elle est "démontrée suivant l’ordre géométrique".  L’ordre géométrique, à l’époque, ça fait référence à la technique des démonstrations mathématiques formelles qui est en train de naître. A l’époque est en train de se construire la méthode de démonstration mathématique qu’on utilise encore maintenant: on part de choses qu’on considère comme acquises, évidentes, qu’on appelle les "axiomes", et à partir de là, on démontre d’autres "propositions", en suivant un raisonnement clairement exposé et logique: "si je pars du principe que ça c’est vrai, alors je peux en déduire ça et ça". A partir du moment où on accepte les axiomes, on doit accepter les proposition qui en découlent, ou alors trouver une erreur dans le raisonnement. Toute l’Ethique fonctionne comme ça, commençant pour annoncer ses points de départs, ses axiomes, avant d’en tirer des proposition qui s’enchaîne les unes les autres, jusqu’à la conclusion recherchée. L’Ethique, c’est une sorte de mathématique humaine. C’est cette forme, avec des "propositions" numérotées et déduites les unes des autres, que Tiqqun a repris dans plusieurs textes, Introduction à la guerre civile, par exemple.

Du point de vue critique, cette forme a un avantage: l’enchaînement des arguments, les chaînes logiques qui s’entremêlent dans le texte, en bref la structure du texte, tout ça est lisible facilement, de manière transparente. Pour critiquer une proposition, il suffit de remonter la chaîne de déductions ayant amené à cette proposition, jusqu’à trouver un raisonnement qui ne fonctionne pas ou un axiome avec lequel on est pas d’accord. Pas besoin de s’embêter à devoir reconstituer l’ordre du raisonnement, tout est apparent et clairement exposé. A l’usage, en décortiquant ce texte et en essayant d’y trouver les élements qui ne me conviennent pas, c’est assez pratique.

L’idée centrale de cette Ethique de Spinoza, c’est de transformer nos passions en actions. Les passions, c’est ce qui nous touche, nous "affecte" (pour employer les mots du texte) sans qu’on en soit à l’origine. Tout le mouvement de l’Ethique est de montrer comment on peut arriver par la réflexion, par l’accroissement de notre compréhension de l’univers, à l’état de béatitude où nous sommes à l’origine de tout ce qui nous affecte, sans être plus jamais traversé par des passions qui nous sont extérieures et qu’on ne contrôle pas. Spinoza dit (de manière assez classique pour un philosophe) que, dès lors qu’on comprend une passion, qu’on voit ce qui la cause et pourquoi elle nous affecte, on peut exercer un pouvoir sur elle, la contenir. L’avantage que ce pouvoir sur nos passions nous donne, c’est d’éviter les passions qui nous sont désagréables pour pouvoir ne plus ressentir que ce qui nous fait du bien. Le chemin vertueux est celui-ci: plus on comprend le monde -> plus on comprend nos passions -> plus on peut exercer un pouvoir sur elles -> plus on peut échapper à celle qui sont déplaisantes -> plus on va ne ressentir que sérénité et bonheur.

Dans cette idée, le postulat essentiel est qu’il y a des passions qui sont mauvaises, déplaisantes et peu souhaitables dans l’absolu: ce sont des passions "tristes", par opposition aux bonnes passions, les passions "joyeuses". Quelle est la différence entre les deux types de passions ? Les passions tristes sont des passions qui "diminuent la puissance d’agir" alors que les passions joyeuses "augmentent" cette même "puissance d’agir". "Puissance d’agir" ? "Agir", c’est être cause d’un effet (en spinozien dans le texte). La "puissance d’agir", c’est donc notre capacité à être cause de quelque chose, notre capacité à produire des effets. Quand notre puissance d’agir augmente, c’est qu’on devient plus apte à être cause de choses. Notre puissance d’agir est donc lié aux différentes manières plus ou moins efficaces qu’on a de transformer notre environnement. Augmenter sa puissance d’agir, c’est trouver des leviers sur le monde, leviers dependant de notre situation concrète mais aussi de qui on est. En effet, les voies de l’augmentation de la puissance d’agir sont différentes pour chacun-e-s, tout ne marche pas pareil pour tout le monde, et la puissance d’agir est donc profondément liée à ce qu’on est, à notre essence, à notre "être", pour parler Spinoza.

A ce stade, on trouve une des fondations essentielles de l’Ethique: "Toute chose […] s’efforce de persévérer dans son être" (partie III, proposition VI). Toute cette question de la puissance d’agir est liée à cette proposition. Agir, c’est être cause, c’est transformer le monde de manière conforme à ce qu’est notre essence. Augmenter sa puissance d’agir, c’est se donner la possibilité de plus grandes transformations correspondant à cette essence, et donc déployer cette même essence, étendre son influence sur le monde. Or, cette essence, elle, ne change pas, puisque chacun-e "persévère" dans son être. La puissance d’agir, c’est donc la capacité de chacun-e de déployer son être, de transformer le monde à son image, de manière conforme à son essence, éternelle et immuable (cette essence éternelle et immuable étant, assez logiquement pour l’époque, l’âme). Spinoza a, notamment, fait scandale à son époque pour avoir suggéré cette idée que chacun-e pouvait se rapprocher de Dieu par la connaissance et atteindre cette béatitude divine où le monde n’a plus de secret, et où donc plus rien n’est subi, et tout est issu de notre volonté propre.

Au coeur de l’éthique de Spinoza, il y a cette idée que ce qui nous est le plus fondamental en tant qu’humain-e est une essence immuable, et que le bonheur et la liberté humaine consistent à déployer toujours plus cette essence immuable, à "accroître notre puissance". Etre passif, c’est permettre à des choses ne faisant pas partie de cette essence de venir nous altérer, c’est donc mauvais. A l’inverse, être actif, c’est extérioriser, exprimer cette essence.

Même si cette idée fondamentale n’est pas notée dans le texte en tant qu’axiome, c’est un postulat utilisée tout au long de l’Ethique. Par exemple, pour démontrer la proposition VI dont j’ai parlé plus haut, Spinoza se fonde sur une proposition démontrée juste auparavant, la proposition IV. La proposition IV ? "Aucune chose ne peut être détruite que par une cause extérieure". Comment est elle démontrée ? Cette proposition est "évidente par elle-même". C’est un des points de départ fondamentaux de Spinoza: les essences sont fixes une bonne fois pour toutes, inchangées pour toute éternité. On ne trouve pas chez Spinoza l’idée d’une évolution interne, d’une dynamique intérieure à chaque chose qui amène cette chose à changer au fil du temps. Le contraste avec l’idée de rythme dont j’ai essayé de parler il y a quelques temps chez Marx ou Hegel est fort. Là où Marx (par exemple) va mettre une grand insistance sur les dynamiques internes qui vont amener des transformations, Spinoza voit ces mêmes processus de transformations comme le fruit d’une influence extérieure. Agir chez Marx, c’est un travail de transformation intérieur, alors que pour Spinoza, c’est un processus de création, d’extériorisation, d’expression (Deleuze met l’idée "d’expression" au centre d’un de ses bouquins sur Spinoza). 

Ce que j’appelle "spinozisme", c’est ça. L’insistance sur la création, sur "l’accroissement de puissance" (comme dirait Tiqqun), l’expression et l’expressivité, l’idée de faire ressortir des potentiels internes insoupçonnés. Ce que je vois en commun chez tous les gens que j’ai cité plus haut, c’est cette insistance sur tout ce qui s’extériorise, sur ce qui est "joyeux", par opposition aux mauvaises choses "tristes". Les formes-de-vie tiqquniennes dont j’ai parlé dans d’autres notes, ça me semble une version un peu retravaillée de la même idée, avec le combat épique entre les belles formes-de-vie joyeuses, pures et rebelles qui laissent éclore leur liberté créatrice face au méchant Empire repressif qui ne cherche qu’à les confiner.

Par contraste, je crois qu’être triste et mélancolique, rentrer en soi si nécessaire, et même abandonner des morceaux de soi quand on ne peut plus les tenir, ce n’est ni mal ni bien, juste nécessaire. De la même manière, je ne crois pas qu’"agir" et "subir" soient des opposés, ni qu’il faille transformer les passions en actions pour maîtriser ce qui m’est extérieur. Je ne veux pas forcément "augmenter ma puissance d’agir", j’ai même parfois envie d’être traversé par les gens et les évènements, et donc d’être agi.

Voilà pourquoi je n’aime pas Spinoza, même s’il m’a fallu écrire ça pour y voir clair 🙂

Au fait, comme d’habitude, si tout ça vous paraît idiot/mal écrit/pas clair ou même (on ne sait jamais) si vous avez aimé, n’hésitez pas à commenter.


Exploitation

Posted: février 3rd, 2010 | Author: | Filed under: Marx, marxisme, matérialisme | Commentaires fermés sur Exploitation

Dans un précédent texte, j’ai mentionné l’importance des divergences d’intérêts dans l’analyse de la domination. Pour qu’il y ait domination, à mon sens, il faut qu’il y ait des intérêts contradictoires, il faut un enjeu. Je me suis rendu compte que je n’ai pas vraiment dit pourquoi je trouvais ce point vraiment fondamental.

Insister sur cette idée que les rapports de domination se construisent toujours, je crois, autour d’intérêts divergents, autour d’un enjeu donné, c’est mettre en avant les rapports d’exploitation. Si des groupes en dominent d’autres, c’est pour en tirer des avantages, pour obtenir des choses (matérielles ou psychologiques) qui leur facilitent la vie. Ces avantages (ou privilèges), c’est ce qui est en jeu dans les rapports de domination, c’est autour du maintien ou de l’abandon de ces avantages que s’affrontent dominant-e-s et dominé-e-s. C’est pour ça que les intérêts divergent d’un côté ou de l’autre: parce que les dominant-e-s veulent bien continuer à profiter de qu’ils obtiennent des dominé-e-s. Les dominant-e-s s’approprient des choses au détriment des dominé-e-s, exploitent les dominé-e-s pour obtenir ces avantages, et sont prêt à résister pour continuer à maintenir les rapports qui leur permettent d’obtenir ces avantages.

Bon, là, je n’ai fait que reformuler des choses … Mais, en fait, comme me l’a demandé un camarade au cours d’une discussion un peu houleuse autour d’un repas: pourquoi insister tant sur cet aspect des rapports de domination, et pas sur d’autres, comme, par exemple, l’aliénation, la distance à soi et aux autres provoquée par les rapports de domination ? Si ça me paraît aussi important de mettre le doigt sur ces mécanismes d’exploitation, c’est que je crois qu’ils donnent leur logique aux rapports de domination. Je veux dire que le fait qu’il y ait exploitation rend les rapports de domination rationnels et cohérents: si des groupes en dominent d’autres, c’est parce qu’ils en tirent profit, qu’ils obtiennent en faisant ça des avantages concrets qu’ils ne pourraient pas obtenir autrement. J’ai l’impression que si on insiste pas là-dessus, on se retrouve sans explication réelle du pourquoi de la domination, on se retrouve à dire que "les gens" en dominent d’autres parce que "l’Homme est comme ça, c’est sa nature" (ou n’importe quelle autre version à base de "pulsion de domination" ou autres trucs du genre).

Politiquement, donc, je crois que c’est très important, parce que ça nous fait échapper à pleins d’explications en termes "naturels", qui vont souvent être utilisés pour nier la domination, la rendre supportable, justifiable ou tolérable. La domination, c’est un rapport social qui a un sens, des raisons précises, et des mécanismes concrets, c’est n’est pas un truc quasi-mystique, qui est là sans qu’on sache pourquoi, et qu’on ne peut au mieux qu’atténuer, parce que de toute façon, quoi qu’on fasse, "ça a toujours été comme ça". 

Un autre élément, c’est que ça permet d’éviter un point de vue moral (souvent assez proche du précédent) qui ferait des dominations diverses le produit de vilain-e-s méchant-e-s, qui font tout ça uniquement parce qu’illes kiffent rendre leurs pauvres camarades humain-e-s malheureux. Les patron-ne-s exploitent leurs travailleureuses pour se faire du fric qui leur permet de faire certaines choses dans leur vie, pas parce qu’illes ont un mépris fondamental pour celleux qui travaillent pour elleux. Ça peut évidemment arriver que des patron-ne-s méprisent leur employé-e-s, mais ce n’est pas pour cette raison là qu’illes les font travailler pour elleux. Le problème que je vois avec ce point de vue moral, c’est qu’il va souvent être utilisé pour rétablir la paix sociale dans des moments où la barque tangue un peu. Par exemple, dire que la crise actuelle, c’est simplement la faute de ces salopards de financiers cupides, ça permet d’éviter de se poser la question de fond du capitalisme. De la même manière, insister dans les années 30 sur les "deux cents familles qui contrôlent la France" (les salops de gros patrons plutôt que les gentils petits entrepreneurs), ça permettait de devenir réformiste en douceur pour le Parti Communiste (et ça permettait aussi de surfer sur la vague de l’antisémitisme, en comptant les juifs parmi ces familles). Ou encore, le fait de voir tous les problèmes de sexisme et de violence patriarcales dans notre société comme causés par les vilains arabes qui forcent "leurs" femmes à porter la burqa, ça permet aussi d’éviter de se poser la question de l’étendue des violences conjugales dans la France de maintenant.

D’une manière générale, j’ai l’impression qu’analyser la domination en terme d’exploitation, ça permet de rester sur un plan concret, où on essaie de cerner la réalité du rapport de domination, de trouver ces points faibles et forts pour savoir où frapper et quels leviers utiliser. Une fois qu’on a cerné la réalité de l’exploitation, on a cerné l’enjeu du rapport de domination, et je crois que ça aide énormément pour pouvoir se représenter de manière pertinente comment ce rapport marche, évolue, quelles directions il peut prendre, et les points de rupture possible. Je crois bien qu’en abandonnant ça, on se retrouver souvent à tomber dans les deux positions que j’ai essayé de montrer plus haut: la résignation du "ça a toujours été comme ça", ou la moralisation, qui fonctionne à grand coup de boucs-émissaires et de traîtres (socio-traîtres, traîtes à la Nation, et autres …).


Idéologie

Posted: janvier 16th, 2010 | Author: | Filed under: Marx, marxisme, matérialisme | Commentaires fermés sur Idéologie

Dans le vocabulaire qu’on associe souvent au marxisme, il y a le mot "idéologie". On l’associe souvent au marxisme, mais il est de nos jours énormément employé, dans des contextes qui peuvent être très différents. Parler d’idéologie, c’est devenu une sorte de lieu commun intellectuel, de la fac aux médias en passant par les DRH (même Sarkozy parle de "l’idéologie de mai 68"). Au final, ce mot ne veut plus dire grand chose, à part le sous-entendu que telle ou telle position n’est pas objective ou pragmatique, qu’elle est "déconnectée de la réalité" ou quelque chose du genre.

Assurément, le terme d’idéologie a été popularisé par Marx. Il l’emploie dans beaucoup de ses textes, et lui donne un rôle assez important. Pendant près d’un siècle, ce mot a fait partie du vocabulaire de base de toute personne se revendiquant du "marxisme". A un moment, quelque part dans les années 70, il a commencé à avoir assez mauvaise presse au fur et à mesure que le monopole des staliniens sur le mouvement ouvrier se fissurait. Deleuze va aller jusqu’à dire que l’idéologie ça n’existait pas, que ça n’a jamais été pertinent, et que c’était peut-être bien le plus mauvais concept à sortir du marxisme orthodoxe. Pour citer Gilles (Deleuze): "l’idéologie, c’est de la connerie". Dans le même genre, il y a aussi Jacques Rancière, pour qui l’idéologie est tout simplement le concept majeur ayant permis l’apparition de la forme moderne de domination (de "police", pour utiliser ses mots). Au même moment où cette critique radicale du marxisme "orthodoxe" (celui utilisé aussi bien par le PCF que par les mao-machins ou trotsko-trucs) se développait, notamment autour de ce concept d’idéologie perçu comme un pilier de ce marxisme, le mot s’est peu à peu diffusé un peu partout, et à commencé à être employé par tout le monde, j’ai l’impression.

Une idéologie, ça appartient au domaine des idées, comme son nom l’indique. Mais c’est une idée étrange, qui est  illégitime, "impure" ou quelque chose comme ça. Une idéologie, c’est une vérité qui n’est pas vraiment vraie, qui quelque part est un peu fausse, et qui est un peu fausse d’une manière fourbe, d’une manière intéressée. L’idéologie, c’est toujours l’idéologie de quelqu’un d’autre qu’on aime pas beaucoup. L’idéologie, c’est un noeud étrange et un peu incestueux entre le monde réel et le monde des idées, quelque chose qui appartient aux deux mondes à la fois, mais qui est attaquable des deux côtés. Les deux mondes "devraient" fonctionner de manière séparé, en fonction de règles différentes, mais on va commencer à parler d’idéologie quand les deux se mélangent alors qu’ils ne "devraient" pas. Une idéologie, ce n’est jamais assez pragmatique pour être utile, et ce n’est jamais non plus assez distancé de la réalité pour être vrai. J’ai l’impression que ce que ce mot "idéologie" nomme, c’est la connexion entre le réel et les idées. Ce qui est l’enjeu (enjeu de conflit), selon moi, de ce concept d’idéologie, c’est le rapport, la relation entre le domaine du réel et celui des idées.

Le premier geste de Marx quand il parle d’idéologie, c’est justement de nouer ce noeud, de dire qu’il y a un entrelacement entre ces deux domaines: "la production des idées, des représentations, de la conscience est, en premier lieu, immédiatement impliquée dans l’activité matérielle et le commerce matériel des hommes, et est la langue de la vie réelle" (dans l’Idéologie Allemande). Autrement dit: "les hommes sont les producteurs de leurs représentations" (toujours l’Idéologie Allemande). En fait, dans ce que j’ai cité, Marx va plus haut qu’un simple entrelacement, il parle de "production". Je pense que l’apport essentiel de Marx autour de cette question c’est celui-là: les visions du mondes sont le résultats d’activités pratiques, de travaux. La question du rapport entre ce qu’on pense et ce qu’on vit n’est pas une question de correspondance (la correspondance juste qu’il faudrait trouver entre les "mots" et les "choses"), c’est une question de travail. On forge les outils théoriques qui sont nécessaires pour accomplir nos activités pratiques, on se construit le monde qui correspond à l’expérience qu’on vit. Le monde qu’on habite, la manière dont on organise nos expériences et nos vécus dans un ensemble aussi cohérent que possible, ce monde là n’est pas quelque chose donné et créé par un Dieu omnipotent, ce n’est pas quelque chose de figé qu’il faudrait (re)trouver. Mais ce n’est pas non plus quelque chose de purement arbitraire, individuel et subjectif. C’est un produit qui se construit au fur et à mesure de notre vie, en entrant en relation avec ce qui nous entoure. Ce noeud entre domaine des idées et domaine réel est inévitable et constitutif de nos vies, on ne peut pas y échapper.

La conséquence logique de ça, c’est que nos représentations ne sont pas neutres, qu’elles sont parties prenantes dans les conflits qui traversent la réalité dans laquelle on vit. Les relations de domination existant dans notre réalité produisent un monde qui leur permet d’exister. La phrase de Marx est célèbre: "les idées dominantes d’une époque n’ont jamais été que les idées de la classe dominante". Là encore, la question des idées et de leur vérité n’est pas posée sur l’angle de leur correspondance avec une réalité absolue, déjà connue, à laquelle on comparerait "notre" réalité imparfaite. Le domaine des idées, des représentations, est un terrain de lutte entre des forces liées aux processus humains se déroulant autour de nous. A mon sens, ce que Marx met en lumière en parlant d’idéologie, c’est le fait que ce qui nous relie, notre réalité partagée, notre monde, est le produit d’une activité consciente, et que cette activité consciente participe, de la même manière que nos autres activités conscientes, à la production/reproduction des réalités traversées de dominations dans lesquelles nous vivons. Essayer d’articuler une vision du monde dépassant les dominations que nous vivons ne peut se faire qu’en transformant ce que nous vivons, et notre difficulté à transformer ce que nous vivons tient notamment à notre difficulté à le penser: pour moi, c’est là que se situe le noeud que Marx montre en parlant "d’idéologie". 

J’ai parlé plus haut de Jacques Rancière. Il a des mots très durs sur ce qu’il appelle la vision marxiste de l’idéologie, déclarant par exemple que cette vision marxiste "posait que les dominés et les exploités étaient soumis par manque de savoir, par ignorance de leur situation au sein du système", que, "en somme", cette fameuse vision dit qu’"ils étaient dominés parce qu’ils étaient ignorants et ils étaient ignorants parce qu’ils étaient dominés" (càd la vieille rengaine que les "opprimé-e-s" doivent "prendre conscience de leur oppression" et tout le bataclan). Autant ça peut correspondre à pas mal de versions du marxisme développées par des lénino-trucs ou des stalino-machins (ce que Rancière connaît bien), autant je crois qu’il y a autre chose à tirer de ce que Marx identifie quand il parle d’idéologie (bien que ça soit effrayant d’argumenter sur un sujet touchant au marxisme avec quelqu’un qui a écrit sur Marx avant que je sois né, mais bon …). Pour moi, ce qui est en jeu dans cette idée d’idéologie, c’est le travail de construction d’une représentation, de ré-articulation du monde qui est nécessaire pour défaire une domination. Dire que les classes dominantes construisent des représentations dominantes du monde, c’est pour moi dire qu’un des travail qui doit être fait pour leur résister est un travail de constitution d’une contre-représentation, qu’établir une réalité commune à partir de laquelle on peut combattre une domination est un travail politique nécessaire. En un sens, Marx hérite justement de la tradition de construction d’une culture ouvrière autonome que Rancière décrit dans un de ses bouquins, et apporte sa pierre théorique à cet édifice qui se construit rapidement au XIXème siècle. Quand je parle d’idéologie, je n’y vois pas une question d’ignorance qu’il faudrait combler, mais la nécessité de porter mes luttes politiques sur un terrain théorique aussi, de cultiver là aussi des ressources de lutte. 

Récemment d’ailleurs, j’ai l’impression que cette idée de travail théorique (ce qui ne veut pas dire travail d’intellectuel pédant, poil aux dents) tend un peu à perdre du terrain. Un exemple, ce sont les comités de soutien aux inculpés de Tarnac qui déclarent que ce qui est le but de l’Etat dans l’affaire de Tarnac c’est d’empêcher une concordance des actes et des paroles (dans ce texte, par exemple) ou, pour reprendre les mots d’un comité, d’empêcher de "tenir ensemble des actes et l’énonciation de la pensée de ces actes".  Je ne crois pas que la question se situe là, à notre potentielle incapacité actuelle à agir en correspondance avec des paroles qui seraient fondamentalement justes. Les paroles de chacun-e-s correspondent toujours (d’une certaine manière) à leurs actes. Les paroles peuvent êtres impuissantes à un moment où les solidarités se forment difficilement et où le reflux des luttes est sensible, mais je ne crois pas qu’on puisse jamais avoir "la parole juste" tout en étant impuissant à agir d’une manière efficace. Si une parole ou une idée est juste, c’est qu’elle donne, je crois, prise sur la réalité vécue, et elle ne débouche donc pas sur de l’impuissance. La déclaration du comité de soutien à Tarnac me fait penser à quelque chose de l’anarchisme de la fin du XIXème siècle, une certaine façon de considérer que tout a été dit, et qu’il faut maintenant "agir". J’ai plutôt l’impression que quelque part au début du XXIème siècle, on a changé d’époque politiquement, et que notre travail ne fait que commencer, et que ce travail va aussi devoir être théorique.

Ça fait quelques temps que je n’avais pas écrit quelque chose de long et un peu développé comme ça, alors je rame un peu. J’espère que c’est un minimum pertinent et intéressant et compréhensible. N’hésitez pas à dire des choses en commentaire si ça vous intéresse, vu que j’ai maintenant des preuves que des gens lisent mes tentatives 🙂 

[Mise à jour] Je me suis relu, et j’ai remanié/rajouté quelques éléments.