Use your widget sidebars in the admin Design tab to change this little blurb here. Add the text widget to the Blurb Sidebar!

J’aime pas Freud non plus (II)

Posted: mars 26th, 2010 | Author: | Filed under: Genre, patriarcat | Commentaires fermés sur J’aime pas Freud non plus (II)

Après avoir donné le contexte dans lequel je verrais Freud, je me jette à l’eau.

En parlant de Spinoza, j’avais essayé de montrer comment il voyait la connaissance comme l’outil permettant de dépasser et de contrôler les passions. Dans de XVIIème siècle en Europe, à un moment et à en lieu où les Lumières allaient se développer et promettre l’émancipation de l’humanité par l’usage de la raison, ça semblait logique. A l’époque de Freud, le problème est que les mouvements ouvriers et féministes se sont particulièrement bien appropriés cette raison universelle des Lumières pour démontrer l’injustice de leurs conditions et démonter toute prétention des dominations patriarcales et capitalistes à être inévitables et fondées sur le simple cours naturel du monde.

"Honteux de l’abrutissement dans lequel on le plonge, instrument matériel, l’ouvrier veut aussi faire preuve qu’il est une machine intelligente, accessible, plus que les ‘civilisés’ peut-être, aux nobles et généreux sentiments. […] Notre but aussi, c’est d’abord et surtout de nous procurer, à nous ouvriers, […] une école mutuelle pour l’amélioration de notre intelligence, […] c’est de suppléer à notre défaut d’éducation", dit Emile Varin, chef d’atelier français en 1839, dans un texte contre la "paternité philantropique" des bourgeois aux nobles sentiments voulant "aider" les ouvriers (tiré de La parole ouvrière, très chouette recueil de textes ouvriers du XIXème siècle français). Défaut "d’éducation", mais certainement pas d’intelligence, et ce texte entend justement appeller à la création par les ouvriers eux-mêmes d’un livre qui compilerait l’expérience ouvrière et les réponses politiques qu’ils entendent donner à leur situation. Auto-éducation ouvrière fondée sur le potentiel intellectuel universel de tout être humain (ou en tout cas de tout homme, les femmes n’étant pas présentes dans cette "parole ouvrière").

De la même manière, le point de départ d’un des premiers manifestes féministes à être largement publié et discuté est que "la supériorité de l’humanité sur le reste, plus simple, de la création réside […], aussi sûrement que deux et deux font quatre, dans la Raison" (Mary Wollstonecraft, Défense des droits de la femme). Tout le reste du manifeste repose sur cette "Raison", universellement partagée par les êtres humains, mais qui n’est pas cultivée par la société chez les femmes, ce qui met les femmes dans une situation d’infériorité perpétuelle les empêchant de remplir les innombrables rôles qu’elles pourraient avoir dans la société. L’éducation doit apporter l’émancipation, permettant aux femmes de prendre leur juste place.

Ainsi, la philosophie de l’époque moderne (Descartes, Spinoza, …) était la vision du monde d’une bourgeoisie entendant bien voir son importance reconnue dans le futur, mais cette même bourgeoisie commençait, quelques siècles plus tard, au début du XXème siècle, à être prise au mot de sa propre philosophie par des individu-e-s qu’elle aurait probablement souhaité plus passifs et passives. Freud va, avec d’autres, commencer à fournir des débuts de réponse idéologiques à cette menace, je crois, et c’est en tout cas comme ça que je le comprend.

J’ai aussi fait le parallèle historique Spinoza/Freud parce que je pense qu’il y a un lien théorique intéressant entre ces deux là. Je m’explique: chez notre philosophe juif, la question de la division entre sujet (actif) et objet (passif) était fondamentale; en un sens, le mouvement éthique de Spinoza tient dans le fait de cesser d’être objet de passions pour arriver à être sujet de connaissances: atteindre la béatitude, c’est devenir Dieu, le sujet absolu, qui pense tout ce qui arrive sans jamais être pensé par quelqu’un-e d’autre que lui-même. Chez Freud, le sujet est différent: il n’est plus un sujet pensant, mais un sujet de pulsions, un sujet désirant. Mais, malgré une nature radicalement différente du sujet, cette dualité entre le sujet et l’objet du désir est tout aussi fondamentale chez Freud que l’était la dualité entre le sujet de l’objet de la connaissance chez Spinoza. Chez l’un comme chez l’autre, être sujet ou être objet d’une action donnée est une loi naturelle, et il s’agit de devenir de plus en plus sujet en s’arrachant à sa condition de départ, à sa condition d’objet.

Le point de départ de Freud, c’est la "libido", énergie sexuelle mais pas seulement, au sens où elle n’est pas seulement liée à l’acte sexuel, mais au désir en général, aux "pulsions" primaires. Au cours de ses expériences cliniques de psychologique, Freud va découvrir l’importance du corps, de la sexualité et de la sensualité en général dans les comportements humains, et va en tirer un concept général. Comme le dit l’article wikipedia, le terme de libido vient de Spinoza au départ, il se trouve dans la dernière définition de la partie III, défini comme "l’amour de l’union sexuelle" (ou de "l’union des corps" dans une autre traduction) et se trouvant au côté de "l’avarice", de la "luxure" ou de "l’ivrognerie". Freud va tirer le mot du latin de Spinoza, et l’utiliser comme concept exprimant cette énergie sexuelle dont il était en train de théoriser (dans l’hilarité générale au moment de ses premières publications) qu’elle était le moteur essentiel des actions humaines. Comment Freud fait il fonctionner ce glissement d’une passion, négative en tant que telle, à une énergie qui traverse toutes les actions humaines ?

Ce glissement fonctionne à l’aide d’un autre concept que Freud lance, celui de "sublimation". La sublimation, c’est la transposition d’un objet d’une pulsion à un autre, plus reconnu et valorisé socialement. Freud a développé cette idée pour établir une psychologie du processus artistique: les oeuvres artistiques auraient un contenu sexuel caché, latent, et serviraient en fait de moyen pour exprimer les pulsions de l’auteur-e, quand les pulsions ne peuvent pas trouver de satisfaction dans le monde réel. Au fil de son oeuvre, Freud va approfondir cette vision jusqu’à aller vers une grande fresque où tout le processus de civilisation, de production d’une culture humaine, est présenté comme le produit de ce détournement de l’énergie sexuelle primaire vers d’autres buts. La civilisation d’après Freud est bâtie sur le transfert de pulsions sexuelles fondamentales, qui ne peuvent pas être satisfaites et qui vont donc être transférées vers d’autres activités (le fameux "complexe d’Oedipe" prend place dans ce cadre, version familiale du mouvement plus général). Par rapport à Spinoza, le retournement est complet: les passions sont réorganisées autour d’une passion centrale qui est le désir sexuel, et c’est cette passion sexuelle même qui déboucherait sur la raison et son usage. Chez Spinoza, les passions existaient là où la compréhension faisait défaut, c’est-à-dire là où la raison n’était pas. Au contraire, chez Freud, la force de la raison est directement liée à la force de la libido interne qui la soutient.

C’est là que la théorie de Freud peut être utilisée facilement pour renforcer des vieilles théories inégalitaires. Comme l’analyse Millett quand elle parle de la vision des femmes d’après Freud, pour justifier une inégalité entre des groupes sociaux, il suffit dans la théorie de Freud d’arriver à argumenter qu’un groupe donné à une libido moins forte que l’autre. Dans le cas des femmes, Freud lui-même va justifier ça au moyen d’argumentations un peu ridicules sur l’infériorité du clitoris féminin sur le pénis masculin, et sur le supposé sentiment d’infériorité que les femmes vont développer en retour (la lecture de Millett sur cette argumentation freudienne est particulièrement drôle). Indépendamment de la force (ou plutôt de la faiblesse) des arguments de Freud dans le cas des femmes, l’outil théorique donné pour justifier une inégalité est puissant: il suffit de trouver une différence physique entre groupes, elle va se traduire sur le plan symbolique par l’intermédiaire du développement de la libido, et va finir par déboucher sur une inégalité de libido justifiant une inégalité sociale réelle étant donné qu’une libido inférieure entraîne des contributions moindres à la société. On se retrouve ainsi à pouvoir justifier les inégalités sociales par des démonstrations biologiques ou pseudo-biologiques, habillant la domination avec le langage de la science, comme le dit si bien Millett.

C’est une idée dans l’air du temps de ces décennies là: justifier l’idée de hiérarchie sociale par des forces primales, des différences d’énergie fondamentales entre dominant-e-s et dominé-e-s. Il y a la "volonté" chez Schopenhauer ou Nietzche, ou les délires sur le "sang" et sa force chez les nazis (sans prétendre que ça soit la même chose, hein, je cherche pas à dire que Nietzche était nazi). D’une manière qui me semble assez similaire (je vais me faire taper dessus, je sens), l’insistance sur le "self-made man" qui conquiert le monde par son courage et la force de son ambition, à la mode aux USA à l’époque, me semble une manière de justifier les inégalités sociales croissantes batie sur le même modèle: les pauvres le sont parce qu’ils manquent de force, de cran. Dans tout les cas, l’idée c’est de remplacer des distinctions sociales qui fonctionnaient de manière rigide, assignant des positions fixes aux gens, par des hiérarchies sociales plus fluides, différences de degré plutôt que différences absolues. Tous les discours pseudo-fascistes des années 30 sur la perte de la "force vitale de la nation" et la renaissance de la virilité conquérante fonctionnent sur cette idée de remplacer, pour définir l’humanité d’un-e individu-e, la raison maintenant considérée comme partagée par tou-te-s, par une force qu’on peut quantifier, la quantité supposée permettant de déterminer la valeur d’un-e individu-e ou d’un groupe.

Un autre cadre théorique que va fournir Freud pour justifier les dominations, c’est de dire que tel-le ou tel-le individu-e ne réussit pas dans la vie parce qu’il se laisse aller à ses pulsions sexuelles, et donc qu’il gaspille sa libido plutôt que de la sublimer en produisant, en travaillant. Ce sera un best-seller de l’idéologie de droite du début du XXème siècle. Là encore, la théorie freudienne permet de reformuler des vieilles idéologies réacs (sur les noirs ou les pauvres qui sont des bêtes et ne savent pas se contrôler) dans un nouveau langage, appuyé sur les sciences montantes de l’époque, notamment la biologie.

De manière plus profonde, ce qui est en jeu à mon sens chez Freud, c’est une certaine vision de la sexualité (et de la sensualité), basée sur la séparation entre le sujet et l’objet du désir dont j’ai parlé plus haut. Les "pulsions" de Freud sont des désirs qui ne vont que dans une direction, la réciprocité entre la personne désirante et la personne désirée est assez secondaire. La force de cette pulsion est liée à l’état interne de la personne désirante, pas à la réponse de la personne désirée. La personne (ou l’objet d’ailleurs) désirée peut à son tour renvoyer quelque chose qui va éventuellement produire un effet sur la personne désirante, mais cela ne revient qu’à inverser les rôles, pas à envisager sexualité et sensualité d’une manière basée sur la réciprocité. Le désir, c’est un mouvement qui va de l’intérieur vers l’extérieur, et la seule chose que peut faire l’objet extérieur, c’est résister ou se soumettre à ce désir (Freud ne donne aucune idée de ce qu’être désiré de cette manière peut bien faire comme effet, par exemple). Le désir ne se créé pas à travers une transformation réciproque de deux personnes, à travers un lien qui se tisserait graduellement. Il est présenté comme égoïste et brutal, sous les traits de la domination. Je crois que Freud a joué un rôle fondamental dans l’établissement de cette représentation moderne de la sexualité, particulièrement masculine, comme quelque chose de forcément bestial et violent, ou en tout cas de fondamentalement individualiste et égoïste.

D’une certaine manière, je crois que ça correspond à l’approfondissement de la domination capitaliste. Là où la bourgeoisie naissante de Spinoza ou Descartes voyait le monde rationnel comme fonctionnant autour d’un sujet libre et autonome pensant un objet passif et soumis (ça transparaît clairement dans les grandes phrases de Descartes sur la nécessité de "dominer la Nature", annonçant la révolution industrielle), Freud étend ça au monde des intime des passions, et la continuité entre les deux est là: connaissance ou désir, tout doit fonctionner avec deux pôles, un pôle objet/passif, un pôle sujet/actif. La nouvelle phase du capitalisme va se nourrir tout autant des passions, et je crois bien qu’on voit naître à ce moment là cette fameuse société de consommation, qui fonctionne tant par la sensualisation des objets que par la mise en objets de la sensualité. 

En écrivant ces derniers textes, j’ai voulu faire partager mes réflexions sur les liens entre capitalisme et patriarcat, comment les deux dominations se nourrissent l’une de l’autre, mais aussi essayer de lier des réflexions historiques plus générales à des évolutions intimes liées à nous et influant sur notre manière de de désirer les un-e-s les autres. J’espère que ça parle un peu 🙂


Comments are closed.