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Idéologie

Posted: janvier 16th, 2010 | Author: | Filed under: Marx, marxisme, matérialisme | Commentaires fermés sur Idéologie

Dans le vocabulaire qu’on associe souvent au marxisme, il y a le mot "idéologie". On l’associe souvent au marxisme, mais il est de nos jours énormément employé, dans des contextes qui peuvent être très différents. Parler d’idéologie, c’est devenu une sorte de lieu commun intellectuel, de la fac aux médias en passant par les DRH (même Sarkozy parle de "l’idéologie de mai 68"). Au final, ce mot ne veut plus dire grand chose, à part le sous-entendu que telle ou telle position n’est pas objective ou pragmatique, qu’elle est "déconnectée de la réalité" ou quelque chose du genre.

Assurément, le terme d’idéologie a été popularisé par Marx. Il l’emploie dans beaucoup de ses textes, et lui donne un rôle assez important. Pendant près d’un siècle, ce mot a fait partie du vocabulaire de base de toute personne se revendiquant du "marxisme". A un moment, quelque part dans les années 70, il a commencé à avoir assez mauvaise presse au fur et à mesure que le monopole des staliniens sur le mouvement ouvrier se fissurait. Deleuze va aller jusqu’à dire que l’idéologie ça n’existait pas, que ça n’a jamais été pertinent, et que c’était peut-être bien le plus mauvais concept à sortir du marxisme orthodoxe. Pour citer Gilles (Deleuze): "l’idéologie, c’est de la connerie". Dans le même genre, il y a aussi Jacques Rancière, pour qui l’idéologie est tout simplement le concept majeur ayant permis l’apparition de la forme moderne de domination (de "police", pour utiliser ses mots). Au même moment où cette critique radicale du marxisme "orthodoxe" (celui utilisé aussi bien par le PCF que par les mao-machins ou trotsko-trucs) se développait, notamment autour de ce concept d’idéologie perçu comme un pilier de ce marxisme, le mot s’est peu à peu diffusé un peu partout, et à commencé à être employé par tout le monde, j’ai l’impression.

Une idéologie, ça appartient au domaine des idées, comme son nom l’indique. Mais c’est une idée étrange, qui est  illégitime, "impure" ou quelque chose comme ça. Une idéologie, c’est une vérité qui n’est pas vraiment vraie, qui quelque part est un peu fausse, et qui est un peu fausse d’une manière fourbe, d’une manière intéressée. L’idéologie, c’est toujours l’idéologie de quelqu’un d’autre qu’on aime pas beaucoup. L’idéologie, c’est un noeud étrange et un peu incestueux entre le monde réel et le monde des idées, quelque chose qui appartient aux deux mondes à la fois, mais qui est attaquable des deux côtés. Les deux mondes "devraient" fonctionner de manière séparé, en fonction de règles différentes, mais on va commencer à parler d’idéologie quand les deux se mélangent alors qu’ils ne "devraient" pas. Une idéologie, ce n’est jamais assez pragmatique pour être utile, et ce n’est jamais non plus assez distancé de la réalité pour être vrai. J’ai l’impression que ce que ce mot "idéologie" nomme, c’est la connexion entre le réel et les idées. Ce qui est l’enjeu (enjeu de conflit), selon moi, de ce concept d’idéologie, c’est le rapport, la relation entre le domaine du réel et celui des idées.

Le premier geste de Marx quand il parle d’idéologie, c’est justement de nouer ce noeud, de dire qu’il y a un entrelacement entre ces deux domaines: "la production des idées, des représentations, de la conscience est, en premier lieu, immédiatement impliquée dans l’activité matérielle et le commerce matériel des hommes, et est la langue de la vie réelle" (dans l’Idéologie Allemande). Autrement dit: "les hommes sont les producteurs de leurs représentations" (toujours l’Idéologie Allemande). En fait, dans ce que j’ai cité, Marx va plus haut qu’un simple entrelacement, il parle de "production". Je pense que l’apport essentiel de Marx autour de cette question c’est celui-là: les visions du mondes sont le résultats d’activités pratiques, de travaux. La question du rapport entre ce qu’on pense et ce qu’on vit n’est pas une question de correspondance (la correspondance juste qu’il faudrait trouver entre les "mots" et les "choses"), c’est une question de travail. On forge les outils théoriques qui sont nécessaires pour accomplir nos activités pratiques, on se construit le monde qui correspond à l’expérience qu’on vit. Le monde qu’on habite, la manière dont on organise nos expériences et nos vécus dans un ensemble aussi cohérent que possible, ce monde là n’est pas quelque chose donné et créé par un Dieu omnipotent, ce n’est pas quelque chose de figé qu’il faudrait (re)trouver. Mais ce n’est pas non plus quelque chose de purement arbitraire, individuel et subjectif. C’est un produit qui se construit au fur et à mesure de notre vie, en entrant en relation avec ce qui nous entoure. Ce noeud entre domaine des idées et domaine réel est inévitable et constitutif de nos vies, on ne peut pas y échapper.

La conséquence logique de ça, c’est que nos représentations ne sont pas neutres, qu’elles sont parties prenantes dans les conflits qui traversent la réalité dans laquelle on vit. Les relations de domination existant dans notre réalité produisent un monde qui leur permet d’exister. La phrase de Marx est célèbre: "les idées dominantes d’une époque n’ont jamais été que les idées de la classe dominante". Là encore, la question des idées et de leur vérité n’est pas posée sur l’angle de leur correspondance avec une réalité absolue, déjà connue, à laquelle on comparerait "notre" réalité imparfaite. Le domaine des idées, des représentations, est un terrain de lutte entre des forces liées aux processus humains se déroulant autour de nous. A mon sens, ce que Marx met en lumière en parlant d’idéologie, c’est le fait que ce qui nous relie, notre réalité partagée, notre monde, est le produit d’une activité consciente, et que cette activité consciente participe, de la même manière que nos autres activités conscientes, à la production/reproduction des réalités traversées de dominations dans lesquelles nous vivons. Essayer d’articuler une vision du monde dépassant les dominations que nous vivons ne peut se faire qu’en transformant ce que nous vivons, et notre difficulté à transformer ce que nous vivons tient notamment à notre difficulté à le penser: pour moi, c’est là que se situe le noeud que Marx montre en parlant "d’idéologie". 

J’ai parlé plus haut de Jacques Rancière. Il a des mots très durs sur ce qu’il appelle la vision marxiste de l’idéologie, déclarant par exemple que cette vision marxiste "posait que les dominés et les exploités étaient soumis par manque de savoir, par ignorance de leur situation au sein du système", que, "en somme", cette fameuse vision dit qu’"ils étaient dominés parce qu’ils étaient ignorants et ils étaient ignorants parce qu’ils étaient dominés" (càd la vieille rengaine que les "opprimé-e-s" doivent "prendre conscience de leur oppression" et tout le bataclan). Autant ça peut correspondre à pas mal de versions du marxisme développées par des lénino-trucs ou des stalino-machins (ce que Rancière connaît bien), autant je crois qu’il y a autre chose à tirer de ce que Marx identifie quand il parle d’idéologie (bien que ça soit effrayant d’argumenter sur un sujet touchant au marxisme avec quelqu’un qui a écrit sur Marx avant que je sois né, mais bon …). Pour moi, ce qui est en jeu dans cette idée d’idéologie, c’est le travail de construction d’une représentation, de ré-articulation du monde qui est nécessaire pour défaire une domination. Dire que les classes dominantes construisent des représentations dominantes du monde, c’est pour moi dire qu’un des travail qui doit être fait pour leur résister est un travail de constitution d’une contre-représentation, qu’établir une réalité commune à partir de laquelle on peut combattre une domination est un travail politique nécessaire. En un sens, Marx hérite justement de la tradition de construction d’une culture ouvrière autonome que Rancière décrit dans un de ses bouquins, et apporte sa pierre théorique à cet édifice qui se construit rapidement au XIXème siècle. Quand je parle d’idéologie, je n’y vois pas une question d’ignorance qu’il faudrait combler, mais la nécessité de porter mes luttes politiques sur un terrain théorique aussi, de cultiver là aussi des ressources de lutte. 

Récemment d’ailleurs, j’ai l’impression que cette idée de travail théorique (ce qui ne veut pas dire travail d’intellectuel pédant, poil aux dents) tend un peu à perdre du terrain. Un exemple, ce sont les comités de soutien aux inculpés de Tarnac qui déclarent que ce qui est le but de l’Etat dans l’affaire de Tarnac c’est d’empêcher une concordance des actes et des paroles (dans ce texte, par exemple) ou, pour reprendre les mots d’un comité, d’empêcher de "tenir ensemble des actes et l’énonciation de la pensée de ces actes".  Je ne crois pas que la question se situe là, à notre potentielle incapacité actuelle à agir en correspondance avec des paroles qui seraient fondamentalement justes. Les paroles de chacun-e-s correspondent toujours (d’une certaine manière) à leurs actes. Les paroles peuvent êtres impuissantes à un moment où les solidarités se forment difficilement et où le reflux des luttes est sensible, mais je ne crois pas qu’on puisse jamais avoir "la parole juste" tout en étant impuissant à agir d’une manière efficace. Si une parole ou une idée est juste, c’est qu’elle donne, je crois, prise sur la réalité vécue, et elle ne débouche donc pas sur de l’impuissance. La déclaration du comité de soutien à Tarnac me fait penser à quelque chose de l’anarchisme de la fin du XIXème siècle, une certaine façon de considérer que tout a été dit, et qu’il faut maintenant "agir". J’ai plutôt l’impression que quelque part au début du XXIème siècle, on a changé d’époque politiquement, et que notre travail ne fait que commencer, et que ce travail va aussi devoir être théorique.

Ça fait quelques temps que je n’avais pas écrit quelque chose de long et un peu développé comme ça, alors je rame un peu. J’espère que c’est un minimum pertinent et intéressant et compréhensible. N’hésitez pas à dire des choses en commentaire si ça vous intéresse, vu que j’ai maintenant des preuves que des gens lisent mes tentatives 🙂 

[Mise à jour] Je me suis relu, et j’ai remanié/rajouté quelques éléments.


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