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Les révolutions arabes et nous

Posted: avril 21st, 2011 | Author: | Filed under: Pays arabes, palestine | Commentaires fermés sur Les révolutions arabes et nous
[CC Maggie Ossama]

الشعب يريد إسقاط النظام (« le peuple veut en finir avec le régime »): le slogan lancé par les révolté-e-s en Égypte au début de cette année. Ce slogan a vite fait le tour du monde. C’est peut-être la première fois qu’on suit une révolution en direct. En tout cas, moi, j’ai passé des heures sur le live d’al-Jazeera, à regarder les images tourner en boucle en attendant du nouveau. Parce qu’au-delà de la chute d’un dictateur corrompu, il y avait quelque chose d’autre. Quelque chose de plus fort. J’ai petit à petit découvert les pays arabes par l’intermédiaire de la question palestinienne, je les ai rencontré à partir de la Palestine. Juste au moment où j’ai vraiment fini ma découverte, ces insurrections ont ouvert un espace politique nouveau dans ces pays. Non, ces révoltes ont continué à ouvrir un espace politique: je crois qu’il y a une grande continuité entre les évènements politiques de ces dix dernières années et ces révoltes arabes. Cet espace politique est là-bas, mais il est aussi ici. C’est de ça que je veux causer.

Avec le recul, je crois que la plupart d’entre nous ont mal lu le 11 septembre. On est beaucoup à avoir eu l’impression qu’on entrait dans une période très sombre à ce moment là.: la guerre, les nouvelles lois antiterroristes, ce catho flippant de Bush au pouvoir … Quelques mois auparavant, le mouvement altermondialiste avait été battu dans la rue par les flics italiens, à Gênes. Depuis Seattle en 1999, le mouvement altermondialiste allait de victoire en victoire. Des victoires symboliques plus que réelles, mais des victoires quand même, et ça nous manquait après la déprime des années 80/90. A Gênes, les flics on sifflé la fin de la récré. On arrête de jouer au chat et à la souris, c’est réel et vous pouvez mourir si vous continuez. Le 11 septembre est venu confirmer tout ça, la figure du terroriste pouvant maintenant servir à faire rentrer tout le monde dans les rangs. Quelques mois après en France, il y a eu le 21 avril 2002, le moment où le fascisme est redevenu réel pour plein de monde, dont moi. Je crois bien qu’à ce moment, au début de 2002, on était beaucoup à être perdu-e-s politiquement tout en ayant l’impression que les choses allaient empirer.

Maintenant j’ai un autre regard sur cette période. Le 11 septembre, c’est le début de la fin de la domination américaine dans le monde. D’une certaine manière, al-Qaïda a réussi son coup: envoyer le message que les USA sont mortels, touchables. Dans les années 80, il y a eu Reagan, « America is back » après l’échec du Vietnam, les USA ont réussi à engluer l’URSS en Afghanistan jusqu’à la faire s’étouffer. Après, le « nouvel ordre mondial » s’est imposé à coup de guerres successives: Irak, Lybie, Kosovo, … Le 11 septembre, c’est la première fois depuis le début de cette période que les USA semblent vulnérable. Après, tout va partir un peu de travers pour la domination américaine: la guerre perpétuelle et jamais finie en Afghanistan, la même situation en Irak, l’impossibilité d’Israël de finir la liquidation du peuple palestinien au moment d’Oslo, … Bien sûr, ce n’est pas le 11 septembre qui est la cause de tout ça, et ce n’est pas Ben Laden qui a mis a genoux l’empire américain (je suis sûr qu’il aimerait bien que ça soit le cas, mais l’histoire ne marche pas comme ça), mais cet attentat à exposé les faiblesses des USA. L’empire américain commence à se sentir fébrile et à sombrer dans la parano à partir de cet instant.

Tout ça, ça a des conséquences chez nous aussi, on va partager l’ambiance de décadence qui s’installer aux USA après ce fameux mois de septembre. Mais pourquoi au fait ? Qu’est-ce qui nous lie aux USA finalement ? Les théories du complot vont être une tentative de réponse à ça: ce sont les mêmes élites machiavéliques et méchantes (les Illuminatis, le MOSSAD, …) qui dominent le monde partout avec leurs manipulations occultes. Nos méchant-e-s, vu qu’illes se retrouve régulièrement avec les méchant-e-s américain-e-s autour d’une table, paniquent de la même manière. Bon, avec le recul, ça peut sembler ridicule et simplet, mais je crois qu’il faut mesurer comment beaucoup de gens étaient perdu-e-s politiquement à l’époque, et ces théories du complot offraient un récit cohérent du monde, même si c’était un récit complètement fantasmé. Parce que c’est ça qui nous manquait à l’époque (et nous manque toujours d’une certaine manière), un récit cohérent du monde, une manière de relier les grands mouvements géopolitiques et nos réalités intimes, de trouver la logique commune entre l’opération Tempête du Désert de 1991 en Irak et les délocalisations qui foutaient nos proches au chômage. Les théories du complot c’est ça, mais avec le point de départ que des gens mystérieux font ça parce qu’ils sont méchants. Alors que les mécanismes sont différents, plus complexes.

Des clés vont émerger petit à petit. L’altermondialisme va commencer à parler de néolibéralisme. Le concept n’était pas toujours très clair, mais il permettait de recommencer à parler d’économie, d’histoire, de dire que quelque chose s’était passé, que le monde avait changé, et pas en bien. De dire qu’il y a une logique derrière la désindustrialisations des années 80, les premières réformes des retraites, le trou de la sécu, … Au fil des luttes, les cibles se précisent: l’insurrection en Argentine en 2002 pointe du doigt les banques, les émeutes de banlieues amènent la question des quartiers populaires abandonnés, le CPE en 2006 amène la précarité et la « flexibilisation » du travail, … Des figures qui résument notre monde commencent à être trouvées: le/a travailleureuse sans-papier, écrasé-e entre les frontières, le racisme et les patrons, le/a stagiaire sous-payé-e et pressé-e comme un citron malgré ses diplômes, … En fait, je crois que nos déprimes de l’époque étaient trompeuses: on avait l’impression que tout s’assombrissait à ce moment-là, alors qu’en réalité, les choses étaient en train de s’éclaircir petit à petit, qu’on y voyait de plus en plus clair.

Mais comment concilier le récit social qui se construit petit à petit au fil de nos révoltes et la grande histoire géopolitique de l’époque ? C’est là que les révolutions arabes nous éclairent: tout ça, c’est la même chose. La domination américaine et le néolibéralisme sont les deux faces d’un même processus. La question palestinienne et la lutte contre les réformes des retraites ne sont pas des réalités incompatibles. Quel sont les points communs entre Ben Ali et  Moubarak ? Soutenir les USA et leurs alliés locaux (Israël, pays du Golfe, …), oui tout à fait. Mais aussi d’avoir accompli ces dernières années des politiques de privatisations sur ordre du FMI, et de construire un appareil répressif de plus en plus massif qui sert à garder sous contrôle le prolétariat précarisé du coin. Se soulever contre le régime Moubarak, c’est se soulever contre un appareil sécuritaire lié à des organisations financières qui sont au cœur d’une politique économique, sociale et militaire appliquée sur toute la planète. Les mercenaires américains qui détruisent l’Irak sont financés par les gros hedge funds issus des réformes d’austérité qui ont commencé dès les années 80. Les mêmes compagnies de sécurité sont liées aux vendeurs d’armes américains qui ont fourni les flics de Moubarak en gaz CS durant la révolte. Les révoltes arabes mettent au clair toutes ces connexions, tous ces liens qui n’avaient pas la force d’une évidence jusqu’ici. Les insurgé-e-s nous donnent des clés pour nourrir notre compréhension du monde, et combler les trous qui nous manquaient jusqu’ici.

A partir de ces révoltes on se retrouve avec des questions intéressantes: qu’est-ce qui est différent chez nous et chez elleux ? La politique économique de Moubarak était exactement celle que le FMI demande à la Grèce d’appliquer maintenant. Nos banques qui ont causé la crise massive de 2008 sont profondément imbriquées avec les conglomérats sécuritaires et militaires qui sont au pouvoir en Égypte et en Tunisie. Ces conglomérats sécuritaires jouent un rôle majeur dans la politique de notre pays en contrôlant la plupart des journaux et des médias. C’est un directeur du FMI, Dominique Strauss-Kahn, qu’on essaie de nous vendre pour la présidentielle de 2012. Face à lui, on aura probablement notre président actuel, dont le frère a failli être président du MEDEF et qui est le patron d’une boîte d’assurances privées plutôt vachement intéressée par la future privatisation de la sécu. Ce que les révoltes arabes mettent à jour, c’est la restructuration du capital qui a lieu à partir du milieu des années 70, la même restructuration qui a permis d’en finir avec les luttes des années 70. Les dictateurs des pays arabes basculent de plus en plus leur appareil de répression d’une logique basée sur un état d’exception à des lois antiterroristes qui sont un copier-coller des lois qu’on a perfectionné dans nos pays (qui nous permettent maintenant d’arrêter des saboteureuses de lignes de train ou des vilain-e-s taggeureuses). Le monde inacceptable dans lequel les révolté-e-s arabes refusent de vivre, c’est aussi le nôtre, de manière intime et directe. Quand nos gouvernements xénophobes refusent d’accueillir les réfugié-e-s d’une révolution tunisienne qu’on est censé-e-s soutenir officiellement, plusieurs réalités rentrent en contact. Les intensités sont différentes, les histoires aussi, mais les fils de la domination lient tout ça de manière terriblement similaire.

Le truc chiffonnant dans tout ça, c’est que ces liens ont toujours été là. Mais avant on ne les voyait pas. Parce que nos propres luttes n’étaient pas assez avancées, certes. Mais aussi à cause d’un truc moins avouable. Parce que ces gens-là vivaient dans un autre monde lointain. Un monde incompréhensible, avec des mots étranges. Des ethnies, des confessions, des dictateurs, une religion traversée par des courants sectaires, des réfugié-e-s, … Tout ça, ça n’a jamais existé chez nous, ou alors ça a disparu. Ou alors c’est différent. Cette impression, des intellectuel-le-s arabes en parlent depuis longtemps, illes ont trouvé un mot pour ça: l’orientalisme. Et derrière l’orientalisme, il y a le racisme. Notre racisme. Notre incapacité de voir les arabes comme autre choses que des victimes. Victimes de la colonisation, de leurs dictateurs, de leur religion, de leur contexte social, de leur vilains extrémistes, … Le même racisme qui permet à la CGT de s’approprier des luttes autonomes de sans-paps’, le même racisme qui permet de faire passer une loi limitant les libertés de certaines femmes comme une loi féministe, le même racisme qui va faire qu’on ne verra pas les émeutes de  banlieues comme des luttes de classe, … Les révoltes arabes nous donnent une occasion en or de faire face à ce racisme. Et il va falloir la saisir vite. Parce qu’en face, chez nos ennemi-e-s, les choses se réorganisent rapidement. Au Liban, en Syrie et à Bahreïn, les vieilles ficelles des « haines confessionnelles » ressortent: « Vous voyez, il faut être prudent dans ces pays là, parce qu’il y a les chiites qui suivent l’Iran, et l’Iran est dangereux ». Au Yémen, c’est al-Qaïda: « attention au vide qui peut être créé par la chute de Saleh, Ben Laden pourrait en profiter ». En Égypte et en Tunisie, c’est la peur des « islamistes » (l’armée égyptienne joue déjà cette carte au côté de BHL et d’Eric Zemmour), … A chaque fois, il s’agit de nous convaincre de se méfier de ces révolutions à cause d’une menace floue, étrange. Cette menace est entièrement fondée sur nos représentations traditionnellement racistes de ces pays, et sur notre inculture par rapport à la réalité sur place. Beaucoup de segments de la domination travaillent à forger ces peurs, à les rendre concrètes pour pouvoir ensuite reprendre pied dans ce qui se passe sur place.

Les néoconservateurs qui ont planifié les guerres en Irak et ailleurs commencent déjà à faire rentrer toutes ces révolutions dans un même moule: les peuples arabes, jusqu’ici en retard pour des raisons incompréhensibles (ne parlons pas de colonisation, surtout), découvrent enfin les vertus de la Démocratie et des Lumières Universelles. Notre rôle est d’accompagner ces enfants vers l’âge adulte, vers le capitalisme et la démocratie représentative. Face à ça, je crois que le rôle qu’on peut jouer, c’est d’attaquer cet universalisme de pacotille, de dénoncer nos démocraties à nous et notre système social corrompu. Ce qu’on a à découvrir dans les révoltes arabes, ce n’est pas un universalisme qui est supposé avoir toujours été là, et qui n’est en fait que le notre, notre domination. Ce qu’on a à découvrir, c’est le commun qui nous lie à ces révolté-e-s. Commun de l’exploitation, de l’oppression sous toutes ces formes. Commun de certaines modes de luttes, de certaines revendications, de certains vécus. Ce commun est à découvrir, à construire, à élaborer. Pour ça, il faut accepter d’aller rencontrer ces révolté-e-s sans partir du principe qu’on sait déjà ce qu’illes ont à nous dire. Comprendre pour une fois que c’est nous qui avons des choses à apprendre. C’est sûr qu’on a pas l’habitude. Mais je crois qu’on a pas le choix si on ne veut pas perdre des allié-e-s qu’on vient à peine de se découvrir. Et on va avoir besoin d’elleux pour éclater sa gueule à la Fin de l’Histoire qu’on a essayé de nous vendre. Et aussi pour qu’après cette fin de l’histoire, ce ne soit pas encore le capitalisme.


Apartheid(s) en Afrique du Sud et en Palestine, comparaison historique

Posted: décembre 1st, 2010 | Author: | Filed under: Pays arabes, palestine | 5 Comments »

Depuis quelques années, la référence à l’apartheid Sud-Africain est devenue courante dans les discussion sur la situation faite aux Palestinien-ne-s. L’apartheid (« état de séparation » dans la langue coloniale locale) était un ensemble de mesures économiques, sociales et politiques destinées à maintenir les noir-e-s et métis d’Afrique du Sud dans une position d’exclusion de la société blanche dominant le pays à l’époque.  Avec les évolutions récentes de la politique israéliennes, beaucoup de palestinien-ne-s et de membres du mouvement de solidarité ont commencé-e-s à se rendre compte qu’on pouvait trouver de nombreux points communs entre les mécanismes utilisés en Palestine et ceux qui étaient utilisés en Afrique du Sud il y a encore vingt ans. Si on ajoute à ça le fait que l’apartheid a été victorieusement démantelé, ce système et surtout la lutte qui a pu mener à sa disparition semblent effectivement pouvoir amener des perspectives intéressantes en Palestine. C’est à ce moment-là que je me suis rendu compte, qu’à part Nelson Mandela et Invictus au cinéma, je ne connaissais quasiment rien au sujet de la lutte anti-apartheid, ni même au sujet du fonctionnement précis de ce système colonial bien particulier. Je me suis donc mis à lire, et je met ici par écrit le résultat de mes lectures, et les questions que tout ça m’amène dans le cadre du mouvement de solidarité avec le peuple palestinien.

En Afrique du Sud, l’apartheid (qui va être mis en place dans les années 20/30 et va s’effondrer à la fin des années 80) fonctionnait autour de trois axes: apartheid politique, apartheid économique, apartheid social.

  • l’apartheid social, c’est celui qui organisait la séparation physique et quotidienne des communautés, à travers la ségrégation dans les lieux publics, les transports en commun, les écoles, les logements, mais aussi interdiction des relations sexuelles entre « races » et des mariages mixtes. Le but était de diviser géographiquement la société, entre des zones noir-e-s et des zones blanc-he-s. A divers degrés, certaines de ces séparations racistes existent dans de nombreux pays (à commencer par chez nous), mais en Afrique du Sud d’apartheid, tout ceci était intégré à la loi et l’Etat mettait toute sa force à disposition pour faire appliquer ces mécanismes de séparation.
  • l’apartheid économique, c’est celui qui assurait la perpétuation de la supériorité économique des blanc-he-s, et qui aussirait le maintien des noir-e-s dans leur statut de main d’oeuvre sous-qualifiée et sous-payée. Il limitait les possibilités d’accès à la propriété, de création d’entreprise, et d’accumulation de capital pour les noir-e-s, afin d’empêcher au maximum le développement d’une bourgeoisie noire qui aurait pu entraîner un développement économique autonome des noir-e-s. En parallèle, il maintenait par la force de la loi les noir-e-s à des emplois sous-qualifiés et sous-payés qu’illes étaient quasiment les seul-e-s à effectuer (dans l’agriculture et dans les exploitations minières essentiellement). Mais il empêchait aussi l’existence de syndicats noir-e-s afin d’empêcher toute organisation collective des travailleureuses noir-e-s, et donc toute amélioration de leurs conditions de travail et de leurs salaires.
  • l’apartheid politique enfin, qui maintenait le pouvoir d’état entre les mains des blanc-he-s. Les moyens étaient classiques: interdiction du vote des noir-e-s ou vote « par communauté » qui permettait toujours aux blanc-he-s d’avoir une influence disproportionée par rapport à leur nombre (un peu comme les chrétiens maronites dans le Liban des années 70), limitation drastique voire même totale de la liberté d’expression et d’association des noir-e-s (afin d’empêcher l’émergence de partis institutionnels noir-e-s). L’objectif (atteint) était de faire de l’Etat Sud-Africain un état blanc, un état des blanc-he-s pour les blanc-he-s.

Pourquoi distinguer entre ces trois axes ? Parce qu’au fil de l’érosion de l’apartheid, les trois vont évoluer à un rythme différent. L’apartheid économique va se révéler le plus difficile à maintenir, et son érosion va de plus en plus mettre en danger l’apartheid social, ce qui va finir par permettre à l’apartheid politique de prendre fin. Les trois axes sont bien entendus liés: c’est le pouvoir politique blanc qui fait respecter l’apartheid social, et cet apartheid social sert des intérêts économiques bien précis. Néanmoins, malgré leur liens, ces trois dimensions de l’apartheid obéissent à des logiques autonomes, même si interdépendantes, et vont donc évoluer à des rythmes différents.

Un livre d’une historienne britannique (je crois), Merle Lipton, décrit la dynamique interne de la société sud-africaine qui va amener à cette érosion progressive et différenciée de l’apartheid. Pour cela, elle décrit historiquement les différents composants de l’oligarchie blanche, afin de montrer comment l’évolution de l’influence et des intérêts de ces différents couches de la société blanche va affaiblir petit à petit l’apartheid. Elle délimite quatres classes blanches différentes qu’elle analyse: la bourgeoisie agricole, la bourgeoisie minière, la bourgeoisie industrielle et enfin la classe ouvrière. Chacune de ces classes va se positionner différemment par rapport à l’apartheid en fonction de sa situation propre, et l’évolution du capitalisme sud-africain va amener le rapport de force entre ces classes à évoluer. Combiné à la la lutte constante des noir-e-s et des métis sud-africains, c’est ce changement dans les rapports de forces entre classes qui va amener à l’érosion de l’apartheid. L’évolution de ce rapport de forces entre les classes est, quand à elle, liée à une autre évolution, celle du capitalisme sud-africain.

En effet, l’établissement de ce régime d’apartheid en Afrique du Sud dans les années 20/30 se fait pour une raison très simple: transformer les indigènes en main d’oeuvre bon marché afin de permettre le développement d’un capitalisme sud-africain autonome du capitalisme britannique. Assez logiquement, priver les noir-e-s de toute possibilité de regroupement, d’organisation collective et politique est une assez bonne recette pour créer un prolétariat qui ne peut s’organiser collectivement et donc ne peut obtenir des hausses de salaire, des améliorations des conditions de vie, … Cette main d’oeuvre va être utilisée pour l’essentiel dans deux secteurs: l’agriculture et l’exploitation minière. Ces deux secteurs vont être les secteurs moteurs de l’économie sud-africaine jusque dans les années 70 et ce sont les profits générés par ces secteurs moteurs qui font permettre le développement de l’Afrique du Sud et sa transformation en une société moderne et riche. L’apartheid va permettre la création de cette société capitaliste moderne « à l’occidentale », mais va aussi assurer une distribution des richesses telles que la bourgeoisie et les classes moyennes vont être essentiellement blanches, et les noir-e-s vont être confinées dans les profondeur de la classe ouvrière.

Reposant très peu sur l’utilisation d’une machinerie complexe, l’agriculture et le secteur minier étaient particulièrement demandeurs d’une main d’oeuvre peu qualifiée et nombreuse, et ce sont les capitalistes de ces secteurs qui vont pousser à l’établissement de l’apartheid dans les années 20 afin de faire des noir-e-s d’Afrique du Sud ce prolétariat dont ils avaient besoin pour développer leur activité. C’est là que les problèmes commencent: dans les années 70, ces secteurs ne vont plus être suffisants pour poursuivre le développement économique de l’Afrique du Sud dans un contexte économique mondial qui s’oriente de plus en plus vers la prédominance des produits industriels produits en masse. Dans ce contexte, la bourgeoisie agricole et la bourgeoisie minière se retrouvent de plus en plus désavantagées étant donné que leurs secteurs sont en déclin, et c’est donc la bourgeoisie industrielle qui va pouvoir tirer son épingle du jeu.

Or, pour pouvoir développer une vraie industrie sud-africaine, il faut une classe moyenne pour acheter les produits de cette industrie, et la classe moyenne exclusivement blanche est bien trop réduite pour fournir une base à un capital industriel sud-africain. De plus, le développement industriel nécessite aussi une main d’oeuvre qualifiée et éduquée, pouvant travailler sur des machines complexes et sophistiquées, et la classe ouvrière blanche était trop réduite pour fournir une quantité suffisante de travailleureuses qualifié-e-s. Pour la bourgeoisie industrielle, il était donc nécessaire d’éduquer le prolétariat noir pour disposer d’une plus grande réserver ouvrière qualifiée, ce qui va amener à satisfaire des revendications ouvrières correspondant à l’augmentation de qualification, et donc à la création d’une classe moyenne noire (notamment par l’augmentation graduelle des salaires des travailleureuses noir-e-s), classe moyenne qui va pousser pour l’obtention de droits politiques. L’enchaînement logique entre les différentes formes d’apartheid dont j’avais parlé plus haut apparaît ici: la transformation des rapports de force économiques pousse à des transformations sociales qui vont forcer à leur tour des transformations politiques.

Où est-ce que je veux en venir avec tout ça ? Quand l’apartheid commence à s’effondrer à la fin des années 80 en Afrique du Sud, toute une fraction de la bourgeoisie locale, celle la plus liée au développement industrielle, est maintenant convaincue de la nécessité d’en finir avec ce système qui bloque le développement économique sud-africain. Dans de nombreux domaines, l’apartheid était déjà en voie de disparition, et il ne restait intouché que sur le plan politique. C’est dans ce contexte que l’ANC de Nelson Mandela va pouvoir jouer de multiples cartes (dont un soutien international qui fut utile, mais pas déterminant) pour finalement obtenir la fin de cet apartheid politique et la participation des noir-e-s au pouvoir étatique. Il est clair que, même convaincue de la nécessité d’en finir avec l’apartheid, la bourgeoisie industrielle sud-africaine aurait préféré des réformes plus graduelles et une transformation sociale plus lente afin de garder un maximum de contrôle sur le processus; les luttes politiques noir-e-s ne laisseront pas ce luxe à la bourgeoisie sud-africaine. Néanmoins, le fait que l’apartheid était déjà remis en cause par une fraction importante de la bourgeoisie blanche de l’Afrique du Sud a facilité son érosion progressive dès le milieu des années 70, et la victoire finale de l’ANC aurait probablement eu lieu d’une manière très différente si cela n’avait pas été le cas.

C’est là, à mon sens, que la différence avec la Palestine se joue. Les palestinien-ne-s vivent une situation d’apartheid très proche de celle qui a pu exister en Afrique du Sud, mais la dynamique sociale me semble très différente. En terme démographique déjà: les noir-e-s étaient ultra-majoritaires en Afrique du Sud, ce qui n’est pas le cas des Arabes en Palestine, où c’est à peu près 50/50. Ensuite, comme le rappelle le texte de Kanafani que j’ai traduit il y a quelques temps, la colonisation juive en Palestine s’est construite dès le départ autour du « travail juif »: les palestinien-ne-s ont été privé-e-s de leurs terres, mais l’économie israélienne ne repose pas essentiellement sur le travail palestinien. Tout au long du XXème siècle, les vagues d’immigration juives vers Israël ont fourni de manière constante une main d’oeuvre de plus en plus massive à l’économie israélienne sans que celle-ci ne se retrouve à dépendre de plus en plus des Arabes. Par exemple, après la première Intifada (c’est-à-dire au début des années 90), l’arrivée massive des juif-ve-s d’Europe de l’Est va permettre de réduire la présence des palestinien-ne-s dans l’économie israélienne, permettant d’isoler quasiment complètement l’économie israélienne de l’économie palestinienne (le mur de séparation rendant cette séparation très concrète à partir de 2004) et donc de limiter l’impact de futures vagues de grèves dans les territoires palestiniens (dans son bouquin génial Boire la mer à Gaza, la journaliste israélienne Amira Hass décrit ça plutôt très bien). Je pense qu’une des raisons de l’échec quasi total de la seconde Intifada et de son passage très rapide à une lutte armée à peu près sans espoir tient justement au fait que la grève générale qui avait été une arme essentielle de la première Intifada n’était plus aussi efficace une décennie plus tard, et cet état de fait est lié à la facilité qu’a l’économie israélienne de trouver constamment de nouvelles sources de main d’oeuvre par l’immigration juive.

La situation sociale étant différente, la dynamique sociale l’est aussi, ce qui se traduit par le fait qu’à ma connaissance, aucune couche significative de la population juive israélienne ne perçoive la fin de l’occupation comme souhaitable ou même comme nécessaire. La bourgeoisie industrielle qui avait besoin de l’assouplissement de l’apartheid pour faciliter son expansion économique n’a pas d’équivalent en Israël. La croissance actuelle de l’économie israélienne repose sur le high-tech et l’exportation sécuritaire et militaire, qui ne sont pas particulièrement des secteurs où les besoins en main d’oeuvre sont gargantuesques. Dans tous les cas, Israël dispose d’une classe moyenne juive conséquente, qui a été bien suffisante jusqu’à maintenant pour assurer son développement. Pour dire les choses simplement: l’occupation israélienne me semble beaucoup plus solide dans l’état actuel des choses que ne l’était l’apartheid en Afrique du Sud. Plus solide parce qu’avec des objectifs différents: je crois que l’occupation israélienne tourne essentiellement pour fournir des ressources et ses territoires plus que de la main d’oeuvre. Pour les dirigeant-e-s israélien-ne-s, les palestinien-ne-s ne sont pas une composante essentielle de la société à maintenir sous domination mais un problème: si c’était possible de s’en débarasser, illes le feraient.

Voilà où j’en suis pour l’instant, à l’idée de dire que le fait que la situation faite aux palestinien-ne-s soit assez similaire à celle qui était faite aux noir-e-s en Afrique du Sud ne permet pas forcément de dire que la dynamique sociale et donc la dynamique de lutte qui mènera à la fin de l’occupation soit la même dans les deux cas. Tout ça pour dire que, plus particulièrement pour le mouvement international de solidarité avec les palestinien-ne-s, il va falloir réfléchir à trouver quelle est la dynamique politique qui peut amener à la fin de l’occupation israélienne, en s’appuyant sur l’exemple sud-africain peut-être, mais en ayant conscience de la spécificité de la situation palestinienne, en tout cas.

[murmures] Mon dernier texte date d’il y a trois mois, désolé pour ça, mais ma vie a explosé. J’ai beaucoup de choses dans la tête, espérons que je réussisse à les écrire dans les prochains temps.