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Posted: février 3rd, 2010 | Author: murmures | Filed under: Marx, marxisme, matérialisme | Commentaires fermés sur Exploitation
Dans un précédent texte, j’ai mentionné l’importance des divergences d’intérêts dans l’analyse de la domination. Pour qu’il y ait domination, à mon sens, il faut qu’il y ait des intérêts contradictoires, il faut un enjeu. Je me suis rendu compte que je n’ai pas vraiment dit pourquoi je trouvais ce point vraiment fondamental.
Insister sur cette idée que les rapports de domination se construisent toujours, je crois, autour d’intérêts divergents, autour d’un enjeu donné, c’est mettre en avant les rapports d’exploitation. Si des groupes en dominent d’autres, c’est pour en tirer des avantages, pour obtenir des choses (matérielles ou psychologiques) qui leur facilitent la vie. Ces avantages (ou privilèges), c’est ce qui est en jeu dans les rapports de domination, c’est autour du maintien ou de l’abandon de ces avantages que s’affrontent dominant-e-s et dominé-e-s. C’est pour ça que les intérêts divergent d’un côté ou de l’autre: parce que les dominant-e-s veulent bien continuer à profiter de qu’ils obtiennent des dominé-e-s. Les dominant-e-s s’approprient des choses au détriment des dominé-e-s, exploitent les dominé-e-s pour obtenir ces avantages, et sont prêt à résister pour continuer à maintenir les rapports qui leur permettent d’obtenir ces avantages.
Bon, là, je n’ai fait que reformuler des choses … Mais, en fait, comme me l’a demandé un camarade au cours d’une discussion un peu houleuse autour d’un repas: pourquoi insister tant sur cet aspect des rapports de domination, et pas sur d’autres, comme, par exemple, l’aliénation, la distance à soi et aux autres provoquée par les rapports de domination ? Si ça me paraît aussi important de mettre le doigt sur ces mécanismes d’exploitation, c’est que je crois qu’ils donnent leur logique aux rapports de domination. Je veux dire que le fait qu’il y ait exploitation rend les rapports de domination rationnels et cohérents: si des groupes en dominent d’autres, c’est parce qu’ils en tirent profit, qu’ils obtiennent en faisant ça des avantages concrets qu’ils ne pourraient pas obtenir autrement. J’ai l’impression que si on insiste pas là-dessus, on se retrouve sans explication réelle du pourquoi de la domination, on se retrouve à dire que "les gens" en dominent d’autres parce que "l’Homme est comme ça, c’est sa nature" (ou n’importe quelle autre version à base de "pulsion de domination" ou autres trucs du genre).
Politiquement, donc, je crois que c’est très important, parce que ça nous fait échapper à pleins d’explications en termes "naturels", qui vont souvent être utilisés pour nier la domination, la rendre supportable, justifiable ou tolérable. La domination, c’est un rapport social qui a un sens, des raisons précises, et des mécanismes concrets, c’est n’est pas un truc quasi-mystique, qui est là sans qu’on sache pourquoi, et qu’on ne peut au mieux qu’atténuer, parce que de toute façon, quoi qu’on fasse, "ça a toujours été comme ça".
Un autre élément, c’est que ça permet d’éviter un point de vue moral (souvent assez proche du précédent) qui ferait des dominations diverses le produit de vilain-e-s méchant-e-s, qui font tout ça uniquement parce qu’illes kiffent rendre leurs pauvres camarades humain-e-s malheureux. Les patron-ne-s exploitent leurs travailleureuses pour se faire du fric qui leur permet de faire certaines choses dans leur vie, pas parce qu’illes ont un mépris fondamental pour celleux qui travaillent pour elleux. Ça peut évidemment arriver que des patron-ne-s méprisent leur employé-e-s, mais ce n’est pas pour cette raison là qu’illes les font travailler pour elleux. Le problème que je vois avec ce point de vue moral, c’est qu’il va souvent être utilisé pour rétablir la paix sociale dans des moments où la barque tangue un peu. Par exemple, dire que la crise actuelle, c’est simplement la faute de ces salopards de financiers cupides, ça permet d’éviter de se poser la question de fond du capitalisme. De la même manière, insister dans les années 30 sur les "deux cents familles qui contrôlent la France" (les salops de gros patrons plutôt que les gentils petits entrepreneurs), ça permettait de devenir réformiste en douceur pour le Parti Communiste (et ça permettait aussi de surfer sur la vague de l’antisémitisme, en comptant les juifs parmi ces familles). Ou encore, le fait de voir tous les problèmes de sexisme et de violence patriarcales dans notre société comme causés par les vilains arabes qui forcent "leurs" femmes à porter la burqa, ça permet aussi d’éviter de se poser la question de l’étendue des violences conjugales dans la France de maintenant.
D’une manière générale, j’ai l’impression qu’analyser la domination en terme d’exploitation, ça permet de rester sur un plan concret, où on essaie de cerner la réalité du rapport de domination, de trouver ces points faibles et forts pour savoir où frapper et quels leviers utiliser. Une fois qu’on a cerné la réalité de l’exploitation, on a cerné l’enjeu du rapport de domination, et je crois que ça aide énormément pour pouvoir se représenter de manière pertinente comment ce rapport marche, évolue, quelles directions il peut prendre, et les points de rupture possible. Je crois bien qu’en abandonnant ça, on se retrouver souvent à tomber dans les deux positions que j’ai essayé de montrer plus haut: la résignation du "ça a toujours été comme ça", ou la moralisation, qui fonctionne à grand coup de boucs-émissaires et de traîtres (socio-traîtres, traîtes à la Nation, et autres …).
Posted: janvier 16th, 2010 | Author: murmures | Filed under: Marx, marxisme, matérialisme | Commentaires fermés sur Idéologie
Dans le vocabulaire qu’on associe souvent au marxisme, il y a le mot "idéologie". On l’associe souvent au marxisme, mais il est de nos jours énormément employé, dans des contextes qui peuvent être très différents. Parler d’idéologie, c’est devenu une sorte de lieu commun intellectuel, de la fac aux médias en passant par les DRH (même Sarkozy parle de "l’idéologie de mai 68"). Au final, ce mot ne veut plus dire grand chose, à part le sous-entendu que telle ou telle position n’est pas objective ou pragmatique, qu’elle est "déconnectée de la réalité" ou quelque chose du genre.
Assurément, le terme d’idéologie a été popularisé par Marx. Il l’emploie dans beaucoup de ses textes, et lui donne un rôle assez important. Pendant près d’un siècle, ce mot a fait partie du vocabulaire de base de toute personne se revendiquant du "marxisme". A un moment, quelque part dans les années 70, il a commencé à avoir assez mauvaise presse au fur et à mesure que le monopole des staliniens sur le mouvement ouvrier se fissurait. Deleuze va aller jusqu’à dire que l’idéologie ça n’existait pas, que ça n’a jamais été pertinent, et que c’était peut-être bien le plus mauvais concept à sortir du marxisme orthodoxe. Pour citer Gilles (Deleuze): "l’idéologie, c’est de la connerie". Dans le même genre, il y a aussi Jacques Rancière, pour qui l’idéologie est tout simplement le concept majeur ayant permis l’apparition de la forme moderne de domination (de "police", pour utiliser ses mots). Au même moment où cette critique radicale du marxisme "orthodoxe" (celui utilisé aussi bien par le PCF que par les mao-machins ou trotsko-trucs) se développait, notamment autour de ce concept d’idéologie perçu comme un pilier de ce marxisme, le mot s’est peu à peu diffusé un peu partout, et à commencé à être employé par tout le monde, j’ai l’impression.
Une idéologie, ça appartient au domaine des idées, comme son nom l’indique. Mais c’est une idée étrange, qui est illégitime, "impure" ou quelque chose comme ça. Une idéologie, c’est une vérité qui n’est pas vraiment vraie, qui quelque part est un peu fausse, et qui est un peu fausse d’une manière fourbe, d’une manière intéressée. L’idéologie, c’est toujours l’idéologie de quelqu’un d’autre qu’on aime pas beaucoup. L’idéologie, c’est un noeud étrange et un peu incestueux entre le monde réel et le monde des idées, quelque chose qui appartient aux deux mondes à la fois, mais qui est attaquable des deux côtés. Les deux mondes "devraient" fonctionner de manière séparé, en fonction de règles différentes, mais on va commencer à parler d’idéologie quand les deux se mélangent alors qu’ils ne "devraient" pas. Une idéologie, ce n’est jamais assez pragmatique pour être utile, et ce n’est jamais non plus assez distancé de la réalité pour être vrai. J’ai l’impression que ce que ce mot "idéologie" nomme, c’est la connexion entre le réel et les idées. Ce qui est l’enjeu (enjeu de conflit), selon moi, de ce concept d’idéologie, c’est le rapport, la relation entre le domaine du réel et celui des idées.
Le premier geste de Marx quand il parle d’idéologie, c’est justement de nouer ce noeud, de dire qu’il y a un entrelacement entre ces deux domaines: "la production des idées, des représentations, de la conscience est, en premier lieu, immédiatement impliquée dans l’activité matérielle et le commerce matériel des hommes, et est la langue de la vie réelle" (dans l’Idéologie Allemande). Autrement dit: "les hommes sont les producteurs de leurs représentations" (toujours l’Idéologie Allemande). En fait, dans ce que j’ai cité, Marx va plus haut qu’un simple entrelacement, il parle de "production". Je pense que l’apport essentiel de Marx autour de cette question c’est celui-là: les visions du mondes sont le résultats d’activités pratiques, de travaux. La question du rapport entre ce qu’on pense et ce qu’on vit n’est pas une question de correspondance (la correspondance juste qu’il faudrait trouver entre les "mots" et les "choses"), c’est une question de travail. On forge les outils théoriques qui sont nécessaires pour accomplir nos activités pratiques, on se construit le monde qui correspond à l’expérience qu’on vit. Le monde qu’on habite, la manière dont on organise nos expériences et nos vécus dans un ensemble aussi cohérent que possible, ce monde là n’est pas quelque chose donné et créé par un Dieu omnipotent, ce n’est pas quelque chose de figé qu’il faudrait (re)trouver. Mais ce n’est pas non plus quelque chose de purement arbitraire, individuel et subjectif. C’est un produit qui se construit au fur et à mesure de notre vie, en entrant en relation avec ce qui nous entoure. Ce noeud entre domaine des idées et domaine réel est inévitable et constitutif de nos vies, on ne peut pas y échapper.
La conséquence logique de ça, c’est que nos représentations ne sont pas neutres, qu’elles sont parties prenantes dans les conflits qui traversent la réalité dans laquelle on vit. Les relations de domination existant dans notre réalité produisent un monde qui leur permet d’exister. La phrase de Marx est célèbre: "les idées dominantes d’une époque n’ont jamais été que les idées de la classe dominante". Là encore, la question des idées et de leur vérité n’est pas posée sur l’angle de leur correspondance avec une réalité absolue, déjà connue, à laquelle on comparerait "notre" réalité imparfaite. Le domaine des idées, des représentations, est un terrain de lutte entre des forces liées aux processus humains se déroulant autour de nous. A mon sens, ce que Marx met en lumière en parlant d’idéologie, c’est le fait que ce qui nous relie, notre réalité partagée, notre monde, est le produit d’une activité consciente, et que cette activité consciente participe, de la même manière que nos autres activités conscientes, à la production/reproduction des réalités traversées de dominations dans lesquelles nous vivons. Essayer d’articuler une vision du monde dépassant les dominations que nous vivons ne peut se faire qu’en transformant ce que nous vivons, et notre difficulté à transformer ce que nous vivons tient notamment à notre difficulté à le penser: pour moi, c’est là que se situe le noeud que Marx montre en parlant "d’idéologie".
J’ai parlé plus haut de Jacques Rancière. Il a des mots très durs sur ce qu’il appelle la vision marxiste de l’idéologie, déclarant par exemple que cette vision marxiste "posait que les dominés et les exploités étaient soumis par manque de savoir, par ignorance de leur situation au sein du système", que, "en somme", cette fameuse vision dit qu’"ils étaient dominés parce qu’ils étaient ignorants et ils étaient ignorants parce qu’ils étaient dominés" (càd la vieille rengaine que les "opprimé-e-s" doivent "prendre conscience de leur oppression" et tout le bataclan). Autant ça peut correspondre à pas mal de versions du marxisme développées par des lénino-trucs ou des stalino-machins (ce que Rancière connaît bien), autant je crois qu’il y a autre chose à tirer de ce que Marx identifie quand il parle d’idéologie (bien que ça soit effrayant d’argumenter sur un sujet touchant au marxisme avec quelqu’un qui a écrit sur Marx avant que je sois né, mais bon …). Pour moi, ce qui est en jeu dans cette idée d’idéologie, c’est le travail de construction d’une représentation, de ré-articulation du monde qui est nécessaire pour défaire une domination. Dire que les classes dominantes construisent des représentations dominantes du monde, c’est pour moi dire qu’un des travail qui doit être fait pour leur résister est un travail de constitution d’une contre-représentation, qu’établir une réalité commune à partir de laquelle on peut combattre une domination est un travail politique nécessaire. En un sens, Marx hérite justement de la tradition de construction d’une culture ouvrière autonome que Rancière décrit dans un de ses bouquins, et apporte sa pierre théorique à cet édifice qui se construit rapidement au XIXème siècle. Quand je parle d’idéologie, je n’y vois pas une question d’ignorance qu’il faudrait combler, mais la nécessité de porter mes luttes politiques sur un terrain théorique aussi, de cultiver là aussi des ressources de lutte.
Récemment d’ailleurs, j’ai l’impression que cette idée de travail théorique (ce qui ne veut pas dire travail d’intellectuel pédant, poil aux dents) tend un peu à perdre du terrain. Un exemple, ce sont les comités de soutien aux inculpés de Tarnac qui déclarent que ce qui est le but de l’Etat dans l’affaire de Tarnac c’est d’empêcher une concordance des actes et des paroles (dans ce texte, par exemple) ou, pour reprendre les mots d’un comité, d’empêcher de "tenir ensemble des actes et l’énonciation de la pensée de ces actes". Je ne crois pas que la question se situe là, à notre potentielle incapacité actuelle à agir en correspondance avec des paroles qui seraient fondamentalement justes. Les paroles de chacun-e-s correspondent toujours (d’une certaine manière) à leurs actes. Les paroles peuvent êtres impuissantes à un moment où les solidarités se forment difficilement et où le reflux des luttes est sensible, mais je ne crois pas qu’on puisse jamais avoir "la parole juste" tout en étant impuissant à agir d’une manière efficace. Si une parole ou une idée est juste, c’est qu’elle donne, je crois, prise sur la réalité vécue, et elle ne débouche donc pas sur de l’impuissance. La déclaration du comité de soutien à Tarnac me fait penser à quelque chose de l’anarchisme de la fin du XIXème siècle, une certaine façon de considérer que tout a été dit, et qu’il faut maintenant "agir". J’ai plutôt l’impression que quelque part au début du XXIème siècle, on a changé d’époque politiquement, et que notre travail ne fait que commencer, et que ce travail va aussi devoir être théorique.
Ça fait quelques temps que je n’avais pas écrit quelque chose de long et un peu développé comme ça, alors je rame un peu. J’espère que c’est un minimum pertinent et intéressant et compréhensible. N’hésitez pas à dire des choses en commentaire si ça vous intéresse, vu que j’ai maintenant des preuves que des gens lisent mes tentatives 🙂
[Mise à jour] Je me suis relu, et j’ai remanié/rajouté quelques éléments.
Posted: septembre 30th, 2009 | Author: murmures | Filed under: Marx, marxisme, matérialisme | Commentaires fermés sur Bricolage d’une tradition: mon marxisme à moi (III) – problèmes et réflexions
Il y a des choses qui me travaillent dans la mise en mots de ma tradition marxiste que j’ai fait.
Déjà, il y a cette histoire d’intérêts. J’ai employé ce mot pour caractériser les contradictions collectives qui existent puisqu’il y a domination dans nos sociétés. Je l’ai employé parce que dire que les rapports de domination existent quand des individu-e-s ne sont pas "libres", que leur "volonté" n’est pas respectée ou que leurs "désirs" sont niés, ça me pose problème. Si on commence à vouloir caractériser les rapports de domination en terme de "liberté", de "volonté" ou de "désirs", ça place l’analyse des rapports de domination sous un angle subjectif, comme si ce qui était en jeu, c’était simplement les envies des un-e-s et des autres, et que de toute façon, il faudrait bien trancher d’une manière ou d’une autre vu qu’elles sont incompatibles. Ce qui me plaît en utilisant le mot "intérêts", c’est que ça met en valeur le côté matériel, concret et nécessaire de ce qui est en jeu dans les rapports de domination. Les rapports de domination existent parce que les dominant-e-s tirent des avantages concrets des dominé-e-s, parce que ces rapports rendent la vie des dominant-e-s plus simple, plus confortable. Ce qui est en jeu dans les rapports de domination, c’est l’exploitation et les privilèges, pas une "volonté de pouvoir" qui serait abstraite, naturelle, et qui ferait partie des sombres pulsions de l’humanité.
Cela dit, parler d’intérêts peut aussi amener dans une direction "matérialiste vulgaire" comme disait Marx, qui ferait des "intérêts" d’un groupe donné un ensemble complètement objectif, quantifiable, totalement déterminé par la position du groupe dans la société. Une fois qu’on part dans cette direction, on se retrouve à vouloir mesurer les "intérêts objectifs" d’un groupe, à vouloir déterminer une stratégie pour les satisfaire, et à se plaindre ou à agir contre les pauvres créatures qui n’ont qu’une "fausse conscience", c’est-à-dire qui n’arrivent même pas à se rendre compte de leurs intérêts en tant que classe et à qui il faut botter le cul pour qu’elles comprennent. En gros, on se retrouve à se transformer en stalinien de base, qui "représente les intérêts de la masse" et échafaude constamment des magouilles en prétendant "servir le peuple" ou "la révolution internationale". Toute la logique des avant-gardes diverses et variées du vingtième siècle fonctionnait souvent sur cette capacité à prétendre exprimer les intérêts du groupe que chacune d’entre elles prétendait "représenter".
En réalité, ce mot, "intérêts", ne me plait pas beaucoup. Je l’ai utilisé faute de mieux, dans l’attente d’autre chose. Je l’ai aussi utilisé parce que le préférais mettre l’action sur le côté concret de la domination, en trouvant le risque que quelqu’un-e, en me lisant, me prenne pour une avant-garde, assez faible. Mais il me pose problème ce mot. L’alternative la plus intéressante que j’ai trouvé à ce sujet, c’est l’idée d’attachements, dont Judith Butler, une théoricienne américaine des genres, assez célèbre pour avoir écrit un bouquin qui s’appelle Troubles dans le genre, parle dans un livre qui s’appelle La vie psychique du pouvoir. Dans ce bouquin, elle utilise beaucoup la psychanalyse pour essayer de caractériser le niveau à la fois matériel et intime où se situe, je crois, les rapports de domination. Ce que j’aime bien dans cette idée d’attachements passionnés qu’elle développe dans ce livre, c’est qu’elle exprime à la fois l’implication d’objets extérieurs, de plaisirs, de douleurs, de besoins, mais aussi le fait que cette implication se fait sur un mode intime, à travers la trace que toutes ces choses laissent en nous, à travers leur inscription dans notre monde personnel. En gros, je crois qu’elle montre, et c’est ça qui me plaît, que les rapports de pouvoir qui nous traversent sont à la fois intérieurs et extérieurs à nous-mêmes, ils existent à la fois "dans le monde réel" et "dans nos têtes" (elle ne le dit pas comme ça, hein), ce qui fait que le rapport à ces relations de domination est à la fois collectif, au sens où ces relations impliquent des choses et des interactions qui nous sont extérieures, et intime, au sens où ces relations font partie de ce que chacun-e d’entre nous est et de comment chacun-e d’entre nous est construit. C’est ça qui fait à mon avis qu’on ne peut pas réduire les rapports de domination à de simples déterminations objectives résumables par des statistiques socio-économiques et qu’on ne peut pas non plus en faire de simples actions gratuites et arbitraires déclenchées par les pulsions des dominant-e-s.
Cela dit, la formulation que fait Butler de cette idée d’attachements repose beaucoup sur la psychanalyse, qui n’est pas un langage que je manie très simplement ou qui me met très à l’aise; c’est pour ça que j’ai parlé d’intérêts dans mon texte précédent. Je vais probablement reparler de ces histoires d’attachements et de Butler en général, mais je voulais déjà en parler là pour essayer de préciser des choses.
Parler de Butler amène à un autre point. Butler est une théoriciennedes genres, et une bonne partie de sa réflexion s’inscrit dans lacontinuation et en lien avec le féminisme. Dans ce que j’ai écrit, etque j’ai choisi d’appeller ma tradition marxiste, il y a beaucoup deréflexions et de points importants qui sont amené par le féminisme etla tradition théorique féministe. Le féminisme est un mouvement defemmes et est un mouvement de lutte contre des oppressions quiaffectent les femmes. A partir de là, en tant qu’homme, je me sentiraisassez ridicule à me revendiquer ‘féministe’.Je ne suis pas très sûr de comment je pourrais marquer les apportsdu féminisme dans ma réflexion sans me prétendre féministe. Delphy, uneféministe française dont j’ai déjà cité le nom,parle, elle, pour quelque chose qui est, je crois, assez proche de ceque j’essaie de développer, de "méthode matérialiste", ce qui évited’écraser l’apport du féminisme sous le poids du ‘marxisme’, mais quine me satisfait pas vraiment, étant donné que ce mot de ‘matérialisme’ne me semble pas particulièrement clair et un peu trop philosophique. Là encore, je n’ai pas d’idée magique, mais je voulais en parler plutôt que de glisser la difficulté sous le tapis.
En lien avec tout ça, mais d’une manière assez différente, les prochaines choses que je vais mettre en ligne ici seront des notes de lecture sur McKinnon, une féministe américaine qui s’est coltinée notamment le problème des liens entre tradition marxiste et tradition féministe.
[Mise à jour] Sur cette question d’une alternative au terme "intérêts" qui me pose problème plus haut, j’ai trouvé une idée intéressante. J’ai trouvé cette idée dans le texte de Danièle Kergoat (désolé, j’ai rien trouvé de mieux qu’un lien officiel), une sociologue française, dans Sexe, race et classe, passionnante anthologie de textes théoriques universitaires sur les rapports de dominations et leurs intrications. Kergoat parle de "rapports sociaux […] opposant des groupes sociaux autour d’un enjeu". Elle précise plus loin que ces "enjeux" peuvent être "matériels et idéels". "Enjeux" me plaît bien je crois, et je pense que je vais l’utiliser à l’avenir.
Posted: septembre 19th, 2009 | Author: murmures | Filed under: Marx, marxisme, matérialisme | Commentaires fermés sur Bricolage d’une tradition: mon marxisme à moi (II)
« […] le marxisme est la tradition théorique contemporaine qui, malgré ses limitations, affronte la domination sociale organisée, l’analyse dans sa dynamique plutôt que statiquement, identifie les forces sociales qui modèlent systématiquement les imperatifs sociaux, et cherche à expliquer la liberté humaine à la fois dans et contre l’histoire. Elle se confronte à l’existence des classes, qui sont réelles. Elle offre tout à la fois une critique de l’inévitabilité et de la cohérence de l’injustice sociale et une théorie de la nécessité et des possibilités de changement. »
(Catherine McKinnon, Towards a feminist theory of the state, ma traduction)
Allez, je commence d’y plonger, dans ma tradition marxiste. Je vais faire une sorte de liste des points qui me semblent importants, des principaux principes qui forment de ce que j’ai choisi d’appeller ‘ma’ tradition marxiste.
1. Partir de la société, du collectif, de l’ensemble. Souvent, dans nos représentations contemporaines, on imagine des petit-e-s individu-e-s un peu paumé-e-s au milieu d’un grand ensemble qui serait la société, le système, le monde, je ne sais quoi. On imagine les individu-e-s comme apparaissant tou-te-s formé-e-s au sein de cette société et devant alors se positionner par rapport à elle comme par rapport à un environnement étranger et mystérieux, à prendre ou à laisser. Par opposition, je vois la société et les différents groupes humains en général comme des organisations complexes, à l’intérieur desquelles des individu-e-s se forment petit à petit à travers des pratiques, des interactions et des expériences collectives. Les individu-e-s sont créé-e-s dans la société et sont profondément lié-e-s à elle, sans qu’on puisse isoler un bout de ces individu-e-s et dire « Ça, c’est la Vraie Nature des individu-e-s, leur Moi profond et primitif que la société n’a pas corrompu avec ses sales pattes ». Ça ne veut pas dire que les individu-e-s n’existent pas, qu’illes ne sont pas important-e-s ou qu’illes ne peuvent pas influencer et transformer la société, l’ensemble dans lequel illes se sont formé-e-s. Simplement, je crois que, même pour regarder sa situation particulière, il faut partir d’un regard global sur les ensembles collectifs dans lesquels on est imbriqué-e.
2. Domination(s) et contradiction(s). Ces ensembles collectifs ne sont pas des organismes harmonieux, équilibrés et justes fonctionnant selon des principes anciens et parfaits. A l’intérieur de ces ensembles, il y a des oppositions et des conflits, entre groupes et entre individu-e-s. Il y a des intérêts différents, et qui sont souvent contradictoires entre eux, c’est-à-dire que l’un ne peut pas être satisfait si l’autre l’est. En pratique, l’un des intérêts en jeu va être satisfait au prix de l’insatisfaction de l’autre intérêt. Donc, il y a domination, domination du groupe porteurs d’intérêts satisfaits dans le cadre donné, qui va s’arranger pour maintenir la situation actuelle qui l’avantage; domination de ce groupe sur l’autre groupe, celui qui porte les intérêts insatisfaits, qui va vouloir transformer la situation. Dans notre société contemporaine, il y a par exemple contradiction et donc domination entre les travailleureuses et les patron-ne-s (le capitalisme), ou entre les hommes et les femmes (le patriarcat).
3. Pas de terrain neutre. De la même manière que les individu-e-s sont lié-e-s à leur société et ne peuvent pas être isolé-e-s d’elle pour être analysé-e-s à part, les différentes sphères d’une société, d’un ensemble collectif, ne sont pas isolables et séparables. Ça veut dire que chaque sphère d’une société est traversée par ce qui traverse la société dans son ensemble, en particulier les relations de domination. Il n’y a pas de lieu de la société, que ce soit la culture, l’art, la science, la famille, le couple ou quoi que ce soit d’autre, qui ne soit pas formé et transformé dans et par les rapports de domination. Ça s’applique aussi aux individu-e-s: nous sommes tou-te-s traversé-e-s par les relations de domination qui traversent notre société, d’une manière ou d’une autre, étant donné que notre construction s’est faite à l’intérieur de cette société, et donc que notre construction a été traversée par les contradictions de cette société.
4. Luttes, résistances. Chaque relation de domination ne va pas sans une résistance constante et irréductible des dominé-e-s. Chacun-e essaie de lutter contre les dominations auquel ille est soumis-e, de tirer le meilleur parti de sa situation, et d’échapper le plus possible à l’oppression avec les moyens dont ille dispose. Nos résistances ne sont pas forcément collectives, elles peuvent nourrir des solidarités ou au contraire rester individuel-le-s et limité-e-s, en fonction des situations de chacun-e, mais aussi en fonction des contextes collectifs et des possibilités de chaque moment. Nos résistances ne sont pas non plus forcément victorieuses, évidemment, et elles n’ont aucune garantie de réussite. Elles peuvent prendre des formes incroyablement variées: flemme, sabotage, refus, grève, violences, folie, magouilles et tricheries, suicide, mensonges, fuite, création manuelle/artistique/littéraire, … L’expérience que nous faisons tou-te-s des dominations est l’expérience des oppressions mais aussi de nos résistances. L’une ne va pas sans l’autre.
5. Combinaison des dominations. Dans une société donnée, il y a rarement une seule et unique domination présente, il y en a en général plusieurs. Etant donné que chaque domination traverse l’ensemble collectif en entier, les dominations se croisent, se rencontrent, se combinent dans les individu-e-s et les groupes. Mieux, étant donné que chaque domination se construit dans un environnement précis qui est déjà traversé par d’autres dominations, les dominations s’influencent et se transforment les unes les autres. On ne peut pas isoler une forme ‘pure’ et abstraite pour une domination donnée et additionner les différentes formes pures de différentes dominations pour arriver et comprendre l’effet combiné de ces différentes dominations. Etre un travailleur homosexuel, ce n’est pas simplement ‘être un travailleur’ + ‘être homosexuel’. Une autre conséquence, c’est que les luttes contre une domination donnée ont aussi une influence sur les autres dominations: on ne peut pas ‘simplement’ lutter contre le capitalisme sans toucher au patriarcat, et inversement.
6. Rapports de forces, transformation et histoire. Les dominations évoluent avec le temps et les différentes resistances qu’y opposent les dominé-e-s. Les résistances des dominé-e-s peuvent être plus ou moins efficaces, et c’est par là qu’évolue le rapport de force entre les dominant-e-s, qui essaient de maintenir leur domination par des moyens qui se renouvellent régulièrement, et les dominé-e-s, qui essaient de renforcer leurs luttes de manière à rendre la position des dominant-e-s intenable, et donc à les forcer à abandonner leur domination. C’est par cet affrontement constant que des dominations disparaissent et que d’autres apparaissent. Ces rapports de forces entre dominant-e-s et dominé-e-s transforment constamment les rapports de domination, et transforment du coup constamment la société en général. L’histoire d’une société, c’est l’histoire de ces rapports de forces et de leur évolution.
7. Bonheur/malheur et privilèges. Dire qu’un groupe en domine un autre, ce n’est pas dire que le groupe dominant est plus heureux que le groupe dominé, qu’il est plus épanoui ou plus joyeux. Il y a des patrons plus malheureux que certain-e-s de leurs salarié-e-s ou des nanas plus heureuses que beaucoup de mecs, ça n’élimine pas l’existence du capitalisme et du patriarcat. Dire qu’un groupe en domine un autre, c’est dire que ce groupe bénéficie de plus d’écoute, d’attention, de respect et de possibilités au sein de la société, c’est dire que les membres de ce groupe sont privilégié-e-s par rapport aux membres du groupe dominé, ce qui ne veut pas dire que tout est automatiquement facile et sans problème pour les dominant-e-s.
Posted: septembre 14th, 2009 | Author: murmures | Filed under: Marx, marxisme, matérialisme | Commentaires fermés sur Bricolage d’une tradition: mon marxisme à moi (I)
S’il y a bien une tradition théorique qui m’a beaucoup influencé dans ma vie, c’est le truc pas bien défini appelé ‘marxisme’. Par exemple, parmi les premiers livres politiques que j’ai lu dans ma vie, il y a Le Capital de Marx et L’Etat et la révolution de Lénine. Au fur et à mesure de mes expériences politiques, à force de construire des luttes collectives, de réfléchir ces mêmes luttes collectives et d’essayer d’élaborer des théoriques politiques qui pourraient servir d’outils, j’ai toujours retrouvé sur mon chemin Marx et des ‘marxistes’.
Sauf qu’en fait, ‘marxiste’, ça ne veut pas dire grand chose, surtout pas aujourd’hui. En plus, vu que je n’ai jamais eu de professeur attitré et officiel de ‘marxisme’ et que je me suis contenté de piocher dans des bibliothèques au fil de mes réflexions et de mes discussions, j’ai toujours eu l’impression de me bricoler une sorte de marxisme bien particulier, mon marxisme à moi assemblé à partir de multiples textes choppés à droite et à gauche au hasard des rencontres. Je savais que j’étais attaché à tout un vocabulaire, un ensemble de concepts qu’on mettait en général dans la catégorie ‘marxisme’ ou ‘matérialisme’, mais je savait aussi que ces concepts et ces mots étaient utilisés de manière tellement diverse que c’était compliqué d’en tirer une vision
très claire à travers tout ce labyrinthe théorique. Alors, j’ai commencé à un moment à essayer de vouloir clarifier tout ça dans ma tête en réfléchissant à des définitions qui correspondraient à mon usage de tous ces concepts. Délimiter, voire même construire petit à petit ‘mon’ marxisme, en gros.
D’abord, dans mon marxisme, il y des auteur-e-s qui m’ont marqué: Marx, Engels, Lénine, Althusser, Luxembourg, Lukacs, Delphy, Gramsci, … et probablement d’autres que j’oublie. Déjà là, y’a de sacrés grands écarts pour combler les différences de perspectives entre tous ces gens et faire quelque chose de cohérent avec ça. Ca devient encore plus compliqué si on rajoute à cette mixture des noms collectifs, genre les communistes libertaires, l’ultragauche ou le féminisme matérialiste.
Ensuite il y a des mots: classes, exploitation, capitalisme, domination, idéologie, matérialisme, prolétariat, valeur, plus-value, profit, dialectique, (sur)détermination, rapports de production, modes de production, … Là encore, les usages de ces mots sont tellement riches que c’est difficile de les combiner parfois, dans la tête ou dans les textes.
Mais en fait, au-delà des références d’auteur-e-s et des mots, mon marxisme c’est une certaine approche, une certaine position qui me
donne une manière particulière d’aborder les problèmes collectifs et politiques. Cette approche là, je sais qu’elle existe, puisque je la pratique, je l’utilise quand j’essaie de lire une situation. Donc, malgré le grand écart des auteur-e-s et des mots, il y a bien une cohérence. Cette cohérence là, je l’appelle ma tradition marxiste. Tradition parce qu’il s’agit d’une boîte à outils que j’ai construite en me confrontant à des livres écrits dans l’histoire, c’est-à-dire pas seulement écrits à une période donnée, mais qui essayaient de jouer un rôle dans des mouvements de luttes, dans des moments de transformations sociales et dont la raison d’être était de jouer ce rôle. Tradition parce qu’à travers tous ces concepts, ces mots et ces auteur-e-s, il y a des expériences collectives, des échecs et des réussites, des cultures et des communautés de lutte. Par contre, ma tradition marxiste n’est pas une tradition qui a été pensée, planifiée et schématisée à l’avance par un esprit surplombant; c’est une tradition bidouillée de façon artisanale dans ma tête au fur et à mesure des besoins et des nouvelles perspectives, c’est une tradition bricolée par mes soins.
Pourquoi mettre ce mot de ‘marxiste’ sur cette tradition personnelle ? Parce que je me sens lié en général à tou-te-s ces auteur-e-s qui ont tenu à ce mot de ‘marxiste’ et qu’énormément des bases de cette tradition ont été élaborées par Marx. Que j’y reviens encore et souvent à ce vieux Marx, aussi. Malgré le fait que ça ne soit pas très clair ce que c’est le ‘marxisme’, je tiens à ce mot, et je crois que j’ai envie de l’utiliser pour me situer. Je préfère fabriquer mon marxisme qu’abandonner le mot complètement. Ah oui, en dernier recours, ‘marxisme’, ça va assez bien avec ‘communisme’, et je crois bien que je tiens à ce mot là.
Donc voilà, ce que je veux faire en quelques articles, c’est mettre en mot ma tradition marxiste, pour pouvoir la partager et continuer à la bricoler avec d’autres gens.
Pour pas faire trop long, la suite sera au prochain épisode …