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Sécurité et prolétarisation: un couple d’enfer

Posted: mai 4th, 2010 | Author: | Filed under: Etudions le capitalisme | 2 Comments »

Bon, ça commence à devenir une habitude, je ne fais bien évidemment pas parler tout de suite du sujet dont j’avais dit que je parlerais à la fin de mon dernier post (pour mémoire, j’avais dit que je causerais d’internet). Mais, bien sûr, par un retournement rhétorique brillant et subtil, je vais affirmer avec aplomb que ce n’est pas grave, parce que ce dont je vais causer maintenant est très très pertinent, si si.

Dans les deux derniers textes, j’ai causé « d’industrialisation du travail intellectuel« . Depuis ce vieux barbu (barbant ?) de Marx, on sait bien que ce qui va avec l’industrialisation, c’est un autre processus appelé prolétarisation. Ce processus tire son nom de la figure qu’il décrit, celui du prolétaire. Tout de suite, en le disant, ça fait mouvement ouvrier de la vieille école, tellement que même Arlette Laguillier n’osait plus trop l’utiliser sur la fin de sa carrière. Mais, malgré son côté rétro, je crois que ces mots décrivent quelque chose de très important, quelque chose de toujours pertinent à notre époque, et qu’il n’existe pas de mots alternatifs pour décrire la réalité à laquelle ils font allusion. A la base, comme tant de mots un peu flippants au premier abord, le mot « prolétaire » vient du latin, en l’occurrence du latin proles qui désignait dans la société romaine celui qui n’avait que ses enfants comme seules possessions, c’est-à-dire celui qui ne possédait rien (« celui », parce que de toute façon, dans la société romaine, les femmes ne possédaient rien du tout, point barre; bien évidemment aussi, on ne demandait par leur avis aux enfants en question). Marx le récupère au XIXème siècle pour parler de la nouvelle classe de travailleureuses créée par l’industrialisation qui commence à se répendre en Europe.

Qu’est-ce que cette classe a de différent, de spécifique ? Traditionnellement, les travailleureuses, c’étaient soit des paysan-ne-s travaillant la terre soit des artisan-e-s travaillant d’autres matières premières. Paysan-ne-s et artisan-e-s ont en commun d’essayer (d’essayer, parce que c’est pas toujours gagné) de vivre à partir du produit de ce travail, c’est ce qui fait d’elleux des travailleureuses. Ce travail est un travail spécifique, précis, transmis à travers les générations ou dans des corporations: on ne s’improvise pas paysan-ne ou artisan-e, il faut apprendre tout un tas de techniques et de savoirs, toute une science en fait, science liée au travail spécifique qu’on souhaite accomplir. Ce qui est transmis en même temps que cette science, c’est aussi une certaine manière de faire les choses, une certaine organisation du travail élaborée au fil du temps par les travailleureuses. Il y a une certaine manière de faire les choses qui est transmise, ce qui n’empêche pas qu’il y ait des évolutions et des innovations. Simplement, cette évolution se fait par l’intermédiaire des mêmes corporations et/ou pratiques de transmissions entre les générations qui ont développé les méthodes traditionnelles. Fondamentalement, l’évolution du « métier », de la manière dont il est organisé et dont il se transforme, est réalisée par les travailleureuses elleux-mêmes (ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a pas des mécanismes profondément inégalitaires à l’oeuvre dans cette évolution, c’était pas « le bon vieux temps »).

L’industrialisation transforme complètement tout ça. L’organisation du travail est recentrée autour des machines, qui deviennent l’élément fondamental de tout le processus de production. Les machines ne sont pas conçues et fabriquées par les travailleureuses elles-mêmes, elles sont fabriquées par des capitalistes-ingénieurs (comme lui ou lui), qui se servent des manufactures pour expérimenter les nouvelles formes d’organisation du processus de production liées aux nouvelles machines qu’ils (là-encore, « ils », étant donné que tous ces capitalistes-ingénieurs du début du capitalisme sont des mecs) inventent. Ce qu’il y avait de maîtrise du processus de travail par les travailleureuses, dans son évolution et dans son organisation concrète, disparaît petit à petit plus l’industrialisation s’approfondit. Dans les manufactures, puis après dans les usines, le temps des machines servant à la production s’impose de plus en plus, et tout l’espace finit par être organisé autour d’elles. Dans les débuts de l’industrialisation en Angleterre, de nombreux textes d’artisan-e-s parlent de cette transformation qui fait passer des « arts de la vie » (les métiers traditionnels) aux « arts de la mort » (les usines et les machines), selon les mots de William Blake, poète et artisan du XVIIIème siècle.

Cette dépossession des travailleureuses de leur processus de production aboutit à des
changements profonds dans le travail lui-même, dans la manière dont il est vécu. Ce qui était vendu par les travailleureuses auparavant, c’était une certaine aptitude, une certaine technique au service de la production d’un produit; plus cet aspect technique est transféré vers la machine elle-même, plus le/a travailleureuse se transforme en vendeureuse de force brute, de travail mécanique sous sa forme la plus épurée. Cette figure extrême de travailleureuse issu de l’industrialisation, vendant son corps, sa capacité physique pure, c’est ça le/a prolétaire de Marx. Les prolétaires sont créées par l’industrialisation, au fur et à mesure que les industriels s’approprient les savoirs technique artisanaux pour les condenser (en quelque sorte) dans les machines, et ainsi petit à petit remplacer les travailleureuses techniques par une main-d’oeuvre aussi déqualifiée que possible. Dire que ce travail est déqualifié au fur et à mesure du
processus d’industrialisation, ce n’est pas dire que ce travail devient moins difficile ou qu’il demande moins d’habilité, de concentration ou de force. Ce qui se passe dans le processus d’industrialisation, je crois, c’est que les savoirs et les techniques liées au travail qui étaient incarnées, intériorisées dans les travailleureuses par l’apprentissage, sont transférées aux machines nouvelles. Au-delà du produit du travail, ce qui est capté par les capitalistes dans
l’industrialisation, c’est le processus de travail lui-même.

Ce transfert des travailleureuses vers les capitalistes du contrôle du processus de travail est très avantageux pour lesdits capitalistes. Moins de travailleureuses qualifié-e-s nécessaires, c’est avoir des travailleureuses qui sont plus facilement remplaçables, donc des travailleureuses sur lesquel-le-s on peut mettre plus de pression, qui acceptent donc plus de choses, et coûtent donc moins cher. C’est aussi pouvoir changer plus facilement la production, pouvoir vendre plus facilement ces centres de production à d’autres capitalistes, etc. Pour prendre un mot moderne que nous avons tou-te-s appris à aimer: c’est plus de (tout le monde avec moi: ) flé-xi-bi-li-té. A long terme, c’est aussi pouvoir faire évoluer le « métier » dans la direction qu’on souhaite (comme l’a montré ce cher ami Taylor), et calibrer les produits qu’on fabrique de manière à conquérir les marchés et à faire des profits, plutôt que continuer à faire les choses d’une certaine manière parce qu’elle est plus confortable pour ses travailleureuses.

Où est-ce que je veux en venir avec tout ça ? J’ai dit qu’il y avait industrialisation du travail intellectuel. D’après ce que je viens de dire, l’autre face de ce processus, c’est une prolétarisation des travailleureuses intellectuel-le-s. Où est-ce que cette prolétarisation est visible ? Je crois que c’est notamment dans la naissance d’un secteur économique nouveau, celui de la sécurité.

Pour prendre un exemple, un métier qui se transforme beaucoup en ce moment est le métier d’enseignant-e des écoles primaires ou des collèges et lycées. Les réformes récentes de la formation des enseignant-e-s (celles de Darcos/Pécresse en 2009) sont centrées autour de la disparition des IUFM, qui sont des institutions de formation pédagogiques pour les enseignant-e-s. L’idée, à court terme, c’est de former tou-te-s les enseignant-e-s à l’université, et je crois aussi que l’idée à long terme, c’est que la formation des enseignant-e-s soit la plus légère possible, qu’il soit très facile de simplement prendre des gens ayant des savoirs dans un domaine spécifique (anglais, mathématiques, géographie, …) et de leur faire enseigner directement, avec le minimum de formation pédagogique, c’est-à-dire avec le minimum de formation spécifique au métier d’enseignant-e. En gros, les enseignant-e-s deviennent simplement des distributeurices de savoirs. Ce processus a commencé depuis quelques années, avec des consignes de plus en plus rigides et contraignantes pour les enseignant-e-s, des adaptations locales de moins en moins tolérées (faut absolument faire tout le programme, et se caller sur le contenu des livres que les éditeurs pondent avec l’aide du ministère), le rappel de l’importance de la hiérarchie (voir l’histoire des profs désobéissant-e-s), les réductions d’effectifs qui forcent avec faire plus avec moins, bref une Education Nationale qui devient de plus en plus une boîte comme les autres.

Sauf qu’enseigner, c’est plus compliqué que ça, et il faut notamment être capable de faire face à une classe, d’obtenir son attention, son écoute et son respect, sinon on se retrouve surtout avec des élèves hostiles. Alors, pour faire face aux nombreux/ses enseignant-e-s qui trouvent de plus en plus difficile de « tenir une classe », on propose des solutions en terme de sécurité: caméras de vidéosurveillance, portiques, et tout le bataclan. C’est là que ce mécanisme de prolétarisation est à l’oeuvre: le travail a été réorganisé de manière à ce que plusieurs travailleureuses moins qualifiées puissent, aidé-e-s par des machines, faire le travail que faisait un-e travailleureuse d’avant avec son savoir technique. Un enseignant correctement formé pédagogiquement, ça coûte beaucoup plus cher qu’un-e précaire galérant pour finir son master qu’on embauche temporairement avec un-e vigile tout aussi précaire, couplé avec des caméras pour mater la jeunesse rebelle. Ça ne coûte pas que moins cher en terme de salaire: ça n’est pas fonctionnaire et donc ça se vire facilement, ça fait difficilement grève, ça peut se sous-traiter, pas besoin de lui offrir des perspectives de carrière, …

Alors moi, je crois que la sécurité c’est ça: c’est ce qui surgit quand on commence à prolétariser des métiers qui traditionnellement supposaient des fonctions d’autorité. Pour remplacer le petit commerçant de proximité par des supermarchés, il faut des caissières, mais il faut aussi des vigiles. Pour pouvoir faire des énormes hypermarchés sans tout se faire piller et sans non plus se ruiner en gentil-le-s vendeureuses arpentant le magasin pour surveiller les client-e-s, il faut des caméras, des portiques et autres dispositifs de ce genre. Mais aussi, pour pouvoir instaurer et maintenir en Irak ou en Afghanistan (ou même en Arabie Saoudite) un gouvernement de pantins corrompus et interchangeables sans devoir prendre le temps de former une classe dirigeante locale (classe qui pourrait, danger suprême, revendiquer un peu plus que des miettes), il faut des mercenaires capable d’intervenir rapidement pour protéger les puits de pétroles et autres endroits cruciaux, tout en laissant la plèbe locale s’entre-déchirer joyeusement. Je pourrais multiplier les exemples à l’infini. Globalement, je crois que tout le marché de la sécurité et de ses technologies naît quand on commence à massifier et à industrialiser des métiers d’autorité qui relevaient auparavant de travailleureuses plus artisanaux dans leur méthodes de travail, et avec ce processus vient la prolétarisation de métiers qui étaient auparavant valorisées socialement, parce que toute personne exerçant ce métier était reconnue comme porteuse d’un savoir respecté. Ça peut donner lieu à des choses assez ironiques (en tout cas pour moi), je pense par exemple aux psys, qui vont probablement finir de plus en plus obsolètes au fur et à mesure qu’on va remplacer leur rôle par une quantité toujours plus grande de médocs: un symptôme psy/une pillule, et un simple médecin généraliste pour régler tout ça (ok, ironique, mais assez flippant).

Cela dit, c’est bien pas clair ce dont je parle que je dit des « métiers supposant des fonctions d’autorité ». Peut-être que ce que je cherche à qualifier avec ce terme, c’est tous les métiers dont le travail se fait sur de l’humain, et qui supposent donc d’imposer une certaine autorité, un certain respect à la personne qui est « travaillée ». Malgré ça, en général, je crois bien qu’une certaine reciprocité était conservée dans la manière dont tous ces métiers étaient effectués: je connais pas beaucoup d’enseignant-e-s qui parleraient de mômes en les considérant comme une simple matière première à façonner. Plus ces métiers se prolétarisent, plus ça devrait disparaître: si le seul rapport que t’as à un-e môme, c’est de lui donner du boulot en classe et le soir et que des « spécialistes de la sécurité » gèrent dès qu’il y a un problème, ça va devenir de plus en plus difficile de le voir en tant qu’être humain-e.

Voilà, voilà. Quelque chose dont je parle pas du tout, c’est du vécu des travailleureuses et des effets qui peut bien avoir cette prolétarisation sur leur rapport à leur travail. Je vais essayer de dire des chose là-dessus, ça me trotte dans la tête, surtout que je crois que c’est assez pertinent pour analyser des mouvements comme les mouvements récents de profs (en France, mais aussi au Mexique par exemple), les mouvements étudiants, et même d’autres mouvements liés à Internet. C’est même pertinent dans ma vie et dans mon rapport à l’écriture. En fait, c’est pour essayer d’analyser tous ces mouvements que j’ai commencé à réfléchir à tout ça. Donc, je vais essayer d’y arriver cahin-caha, aussi vite que je peux, c’est-à-dire très lentement 🙂


2 Comments on “Sécurité et prolétarisation: un couple d’enfer”

  1. 1 jesus! said at 13 h 32 min on mai 6th, 2010:

    Je trouve cette analyse assez excellente.
    J’aime beaucoup ton travail de « vulgarisation » (j’aime pas trop ce terme mais enfin) qui permet de faire comprendre des concepts fondateurs sans avoir lu l’intégral des œuvres de l’auteur (et s’épargner un mal de crâne des plus détestables…).
    Est ce qu’on peut diffuser les textes de ton blog? (avec les sources, sans les sources?)
    Bonne continuation!

    Par contre je trouve que ton blog est un peu tristounet. Des illustrations seraient les bienvenus il me semble!

  2. 2 murmures said at 17 h 10 min on mai 7th, 2010:

    merci merci pour les compliments, je vais rougir. non pour de vrai, ça fait toujours du bien d’avoir des retours positifs.

    non seulement mes textes sont diffusables, mais j’ai envie qu’ils le soient de plus en plus. je tiens assez aux choses que je dis dedans, alors plus de gens peuvent les lire, plus je suis content. avec les sources, c’est l’idéal, puisque j’essaie de faire des textes qui s’entrecroisent et qui se nourrissent les uns des autres, alors tant qu’à faire, autant que les gens en lisant un puissent avoir accès aux autres. et puis, pour ma vanité propre, si tu cites la sources, ça me fait plaisir 🙂

    oui, je suis d’accord, mon blog est tristounet (cela dit, je sais pas si tu as vu la première version d’il y a quelques mois, c’était pire). je suis pas très doué avec les images et les illustrations en tout genre. j’ai envie de faire des essais par rapport à ça sur mes prochaines textes. probablement ce sera un peu ridicule au début, mais je vais peut-être m’améliorer avec le temps.

    c’est chouette de laisser des commentaires en tout cas, merci !