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Tiqqun – Reformulation(s)

Posted: juillet 29th, 2009 | Author: | Filed under: Tiqqun | Commentaires fermés sur Tiqqun – Reformulation(s)

Au stade où en sont mes notes sur Tiqqun, je crois que je commence à avoir une lecture suffisamment cohérente de ces textes pour me servir de cette lecture comme base pour cerner ce qui me pose problème dans les Tiqqun. Ce qui me pose problème, c’est-à-dire les choses avec lesquelles je suis pas d’accord politiquement, les choses qui débouchent sur des pratiques qui ne me paraissent pas aller dans des directions collectives qui m’intéressent beaucoup. Mais d’abord je vais essayer de reformuler et de généraliser quelques idées que j’avais lancé un peu en vrac, pour pouvoir y voir plus clair.

Comme je l’ai dit au départ, j’ai découvert (il y quelques années) et lu Tiqqun en cherchant des pistes pour sortir de la gauche (ou des gauches, comme on veut), en tout cas j’ai lu tous ces textes en tournant autour de cette idée. Au final, je crois que le schéma théorique des gauches (qu’elles soient radicales, extrêmes, ultra, ou autre …) est assez simple (ce qui ne signifie pas qu’il soit facile de penser en dehors de ce schéma): il repose sur l’existence d’un sujet révolutionnaire qui, d’une manière ou d’une autre, gagne en force au sein du capitalisme qui l’opprime (dans l’exemple du prolétariat, ça correspond aux grèves, à l’extension du syndicalisme, au développement d’un parti ouvrier, …), et qui accomplit sa libération finale par la révolution et la destruction de ce même capitalisme. Que ce sujet soit la classe ouvrière, les masses populaires, le prolétariat, l’humanité ou plus récemment la multitude, ça ne change pas grand chose. L’important c’est que ce sujet existe en tant que sujet, c’est-à-dire qu’il dispose de choses en propre: des intérêts, une histoire, un destin, une conscience, … En propre, ça veut dire de manière indépendante du capitalisme, de manière extérieure à lui. 

Là ou ce schéma coince, c’est que le capitalisme tend apparemment (ça, c’est notre recul historique qui nous l’apprend) à s’étendre, à cannibaliser ce qui lui est extérieur, justement. Du coup, plus le temps passe, plus le capitalisme se développe, plus notre sujet révolutionnaire se retrouve intégré dans ce capitalisme qu’il voulait extérieur à lui. A partir de là, les perspectives révolutionnaires s’amenuisent au fur et à mesure que notre sujet révolutionnaire perd son autonomie, qui est la base de ces perspectives. En écrivant cette lecture de Tiqqun, j’ai souvent insisté sur cette description du prolétariat comme maintenant intégré au capitalisme, et donc comme se décomposant en tant que sujet autonome, ce qui est exactement l’idée que je développe ici. 

Face à ça, c’est compliqué de retrouver une stratégie révolutionnaire:

  • soit on nie l’évidence, et on tente de retrouver le vrai prolétariat (par exemple) qui en-vrai-n’a-jamais-disparu-depuis-le-XIXème, mais jusqu’ici ça n’a pas eu l’air de bien réussir.
  • soit on renonce, on se dit que l’ère des révolutions est finie, et on devient réformiste ou on fait dans l’alternatif, ce qui ne revient pas tant à trouver une solution qu’à renonçer à toute solution, et conduit par conséquent à accepter le capitalisme. Solution du désespoir, en quelque sorte. 
  • soit on cherche sous notre sujet devenu intégré un autre sujet révolutionnaire, caché, qui devrait d’abord être révélé par la lutte, par une crise du capitalisme, par le Parti, … Sous la classe ouvrière intégrée et passive, le prolétariat insoumis et révolutionnaire. C’est la voie qui a beaucoup nourri la réflexion de ce qu’on appelle l’ultra-gauche (celle qui s’est revendiquée comme telle, pas les délires médiatiques récents).

Cette troisième alternative est riche, et beaucoup de collectifs qui ont produit des expériences intéressantes au niveau théorique et pratique tout au long du XXème siècle se situent dans cette troisième alternative: Socialisme ou Barbarie, les situationnistes, des groupes d’extrême-gauche en Italie, beaucoup de groupes radicaux dans la révolution iranienne de 1979 (celle qui va finalement amener les islamistes au pouvoir), les communistes libertaires (notamment l’OCL, qui existe toujours de nos jours) … Sauf qu’elle sembler mener à une sorte d’impasse. Tout le travail de ces collectifs bute sur ce même problème: à quel moment un sujet qui existe de manière intégrée dans le capitalisme commence-t-il à s’attaquer lui-même, à se nier en tant que sujet existant pour devenir le sujet caché, vraiment révolutionnaire, qu’il aurait toujours dû être ? Au sein des luttes, comment faire ce passage de travailleureuses revendicatif/ves (réclamant par exemple des droits ou plus de thunes) à révolutionnaires acharné-e-s qui ont passé le cap, qui ont réussi à s’extraire du capitalisme, qui ont réussi à se mettre en position d’affirmer leur pouvoir face à lui ? Comment à la fois nier ce qu’on est en tant que soumis et broyé par le capitalisme tout en affirmant notre potentiel révolutionnaire ?

Tout ce jeu du positif et du négatif, de négation de ma situation propre pour me sortir du ‘système’ combiné à une affirmation de cette même situation propre en tant que point de départ de ma pratique révolutionnaire, semble un peu périlleux, voire même carrément casse-gueule. Des années de réflexion de cette ultra-gauche ne vont pas rendre cet échaffaudage plus solide. Un bouquin sur l’ultragauche récemment sorti (Histoire critique de l’ultragauche, aux éditions Senonevero; y’a plus d’infos si ça vous intéresse: il dit beaucoup plus clairement et précisement les choses dont je parle un peu dans cet article) dit ça d’une manière assez simple: "Ce territoire théorique [de l’ultragauche] est une névrose" (le sous-titre du livre est assez explicite aussi, vu que c’est "Trajectoire d’une balle dans le pied").  

Pour aller au-delà de cette situation un peu bloquée, Tiqqun offre une réponse claire: il faut abandonner toute cette histoire de révolution produite par un sujet révolutionnaire qui détruit le capitalisme en s’émancipant: passer de la révolution à une "subversion sans sujet", comme je cite dans la note sur le Parti Imaginaire. Si Tiqqun fait quelque part une rupture sur les traditions révolutionnaires de gauche, c’est là. Je crois que l’idée la plus forte chez Tiqqun, c’est de dire qu’à force de vouloir tout intégrer, le capitalisme se désintègre, qu’il fuit de l’intérieur. On a pas à chercher un hypothétique extérieur au capitalisme sous la forme d’un sujet révolutionnaire, même caché, c’est le capitalisme lui-même qui nous rend tou-te-s extérieur-e-s à lui à force de vouloir nous absorber complètement. Le Parti Imaginaire se renforce par l’arme même que le capitalisme a utilisé pour nous diviser: l’hostilité, la mise à distance. A force de vivre dans un monde où tout est étrange et où chacun-e nous est étranger, on se retrouve en tant qu’étrangers à ce monde. Au final, notre autonomie par rapport au capitalisme, notre capacité à lui être extérieur-e-s, vient justement de notre intégration à lui: Introduction à la guerre civile (Tiqqun n°2 pour celleux qui n’ont pas suivi) parle de "retroussement", du fait que le capitalisme dans son dernier stade s’est retroussé, a "rendu l’extérieur intérieur"; au lieu d’avoir un extérieur qui lui échappe, il se retrouve avec un intérieur qui fuit constamment.

J’ai pris du temps pour reformuler tout ça, parce que c’est de cette histoire d’extérieur dont je vais partir pour commencer à développer mes désaccords avec Tiqqun.


Tiqqun – Guerre civile, éthique (II)

Posted: juillet 27th, 2009 | Author: | Filed under: Tiqqun | Commentaires fermés sur Tiqqun – Guerre civile, éthique (II)
[Cet article fait partie de mes notes sur Tiqqun, que c’est bien de lire dans l’ordre, je crois]

Cet article est la deuxième partie d’une note, donc si elle vous paraît incompréhensible, c’est peut-être que vous n’avez pas lu la première partie. Ça, ou alors cet article est vraiment incompréhensible, et là, ça veut dire que je me suis pas très bien débrouillé (ce qui est tout à fait possible) …

Donc, un des fronts sur lequel le capitalisme travaille à empêcher le libre jeu des formes-de-vie est celui des corps. Plus précisément, il "fêle" les corps, c’est-à-dire qu’il les brise afin qu’ils ne soient plus capable d’être chacun habité que par une unique forme-de-vie. Ça a comme conséquence que les corps deviennent de moins en moins capable de souplesse, de changement, et qu’ils tendent à ne plus pouvoir vivre que dans une situation donnée à l’exclusion de toute autre. Tiqqun: "Plus un corps est fêlé, […] plus il tendra à recréer les situations où il se trouve engagé à partir de ses polarisations familières". Le Bloom est l’exemple ultime de ce processus, car il est une figure qui ne peut réagir en toute situation que par une indifférence, une mise à distance, une incapacité de faire face à la situation. Tiqqun encore: "Avec la fêlure des corps croît l’absence au monde et la pénurie des penchants". Or, sans penchants, sans goûts, pas d’ami-e-s ou d’ennemi-e-s, c’est-à-dire pas de communauté; et réciproquement: "Il est constant que les corps privés de communauté sont aussi par là privés de goût: ils ne voient pas que certaines choses vont ensemble, et d’autres pas".

La générisation de ces "fêlures" est un mécanisme essentiel par lequel le capitalisme a réussi à pacifier son monde, et donc à survivre, étant donné que son facteur de survie le plus sûr est de réussir à empêcher tout conflit, nous dit Tiqqun. Fêler les corps, c’est à la fois rendre impossible tout conflit et détruire toute possibilité de communauté, l’une (la communauté) n’allant pas sans l’autre (le conflit, la politique). Là encore, la tâche du Parti Imaginaire est de retrouver le sens de la communauté brisé par le capitalisme en libérant le jeu des formes-de-vie, c’est-à-dire en étendant la guerre civile.

Cela dit, comment le capitalisme s’y prend t’il pour fêler les corps ? Tiqqun dit que l’outil qui à servir à la fêlure des corps a été l’Etat moderne (celui qui naît aux alentours de la révolution française), dont "le geste fondateur" a été et est encore de séparer le "public" du "privé", la "politique" de la "morale". En accomplissant cette séparation, l’Etat a fait naître le dilemne perpétuel entre les idées et les actes, ce que chacun-e pense et ce qu’ille vit, et la souffrance perpétuelle de devoir faire des compromis constants entre ces deux sphères. La "scission entre liberté intérieure et soumission extérieure" est inévitable en vivant à l’intérieur d’un Etat, et elle finit par épuiser chacun-e tentant de préserver son ‘intégrité’, son ‘authenticité’ face à ce qu’ille se retrouve à faire pour survivre.

En effet, l’autre face de ce processus est la naissance de l’individu-e économique, c’est-à-dire de l’individu-e avec des intérêts, des valeurs. Devenir un-e citoyen-ne, c’est à dire un-e individu-e public/que, est conditionné au fait de devenir aussi un-e individu-e privé-e, c’est à dire une individu-e économique. J’ai parlé dans d’autres notes du processus d’intégration du prolétariat, qui a justement dû abandonner sa partie négative, inintégrable dans l’Etat, la lutte des classes, afin d’obtenir des droits, des garanties et de voir ses ‘intérêts de classe’ respectés. En ce faisant, il a aussi dû accepter les règles du jeu capitaliste qui le condamnent à l’exploitation, en ayant perdu ce qui faisait sa force, c’est-à-dire la lutte des classes. Le Bloom est l’aboutissement des deux branches de ce processus, devenu complètement transparent à force de vouloir être parfaitement "citoyen", statut de citoyen qu’il n’a obtenu qu’au prix de sa totale soumission au règne de l’économie capitaliste.

Ce front de la fêlure des corps ne semble pas fournir beaucoup de perspectives pour attaquer le capitalisme. Ces perspectives, nous allons donc les trouver sur l’autre front, complémentaire de celui dont je viens de parler, le front de l’hostilité.

En fait, en fêlant les corps, en attachant chacun d’eux à une forme-de-vie unique, le capitalisme a généralisé l’hostilité. "L’hostilité", nous dit Tiqqun, c’est "lorsque que deux corps animés […] par des formes-de-vie l’une à l’autre absolument étrangères viennent à se rencontrer" (c’est moi qui souligne). L’amitié ou l’inimitié suppose que deux formes-de-vie partagent une certaine proximité; l’hostilité correspond à une distance absolue, à une étrangeté totale. Deux formes-de-vie hostiles l’une à l’autre ne peuvent rien faire ensemble, ni se lier, ni s’affronter. En fêlant les corps, en freinant au point de presque l’arrêter le mouvement, le jeu des formes-de-vie, l’Etat a par la même occasion "étendu la sphère de l’hostilité": quand ni amitié ni inimitié, ni communauté ni affrontement ne sont plus possibles, il ne reste que l’hostilité. Mais plus l’hostilité se répand, plus il ne lui reste qu’une issue: se transformer en hostilité à l’hostilité elle-même, et en hostilité à l’égard ce de qui créé cette hostilité, c’est-à-dire l’Etat et le capitalisme. C’est par la que le libre jeu des formes-de-vie peut-être retrouvé, et la guerre civile étendue: en dirigeant l’hostilité contre ce qui nous rend chacun-e hostile. "L’hostilité qui, dans l’Empire, régit tant le non-rapport à soi que le non-rapport global des corps entre eux, est pour nous l’hostis. […] Je veux dire que c’est la sphère même de l’hostilité que nous devons réduire".

Le schéma est donc celui-ci:

  • le capitalisme a toujours dû, pour survivre, "atténuer", neutraliser le libre jeu des formes-de-vie. Afin de réussir, il a généralisé l’hostilité des corps les uns envers les autres, les brisant afin de les priver de tout commun, de toute possibilité de partager des expériences.
  • à la fin de ce processus, il ne reste plus maintenant que des Bloom, des êtres absolument hostiles à tout, ne partageant plus aucune communauté.
  • à partir de là, ce qu’il reste à faire, c’est retourner l’hostilité contre elle-même, et la "réduire" méthodiquement avec ses propres armes.
  • le Parti Imaginaire est l’espace dans lequel cette réduction de l’hostilité se fait. L’espace où amitié et inimitié, communauté et conflit sont expérimentés, c’est-à-dire où on "élabore la guerre civile". Le Parti Imaginaire s’agrandit par "contagion", en réduisant l’Empire, espace de l’hostilité et des citoyens.
  • au bout du chemin du Parti Imaginaire, il y a le "tiqqun", le communisme, le libre jeu des formes-de-vie sans restriction, chaque être libérant sa "signification" propre, trouvant sa communauté. Chaque forme-de-vie tend à constituer une communauté, qui à son tour se "constitue en monde". Face au capitalisme et à son monde, il y a le communisme des mondes.

Le chemin a été long, mais je crois que j’ai fini cette lecture. Il y a des thèmes et des textes des Tiqqun dont je n’ai pas du tout parlé, mais je vais m’arrêter là, en tout cas pour l’instant, vu que je crois être arrivé à quelque chose qui décrit plutôt pas mal la cohérence théorique des textes tiqquniens en général. A partir de cette lecture, je vais essayer, dans les jours qui viennent, de développer les désaccords, les problèmes que j’ai avec la logique que je viens d’exposer et qui est, je crois, celle des Tiqqun et des (nombreux) textes qu’ils ont inspiré.

[Mise à jour] En fait, j’ai finalement fait un petit détour.


Tiqqun – Guerre civile, éthique (I)

Posted: juillet 26th, 2009 | Author: | Filed under: Tiqqun | Commentaires fermés sur Tiqqun – Guerre civile, éthique (I)
[Cet article fait partie de mes notes sur Tiqqun, que c’est bien de lire dans l’ordre, je crois]
La guerre civile veut seulement dire: le monde est pratique; la vie, héroïque, en tous ses détails.
(Tiqqun n°2, Introduction à la guerre civile)
Dans cette note, je vais parler essentiellement d’un texte, Introduction à la guerre civile, qui se trouve dans le deuxième numéro de Tiqqun. Sauf exception, les citations seront donc extraites de ce texte, ce qui me permet de ne pas le préciser, et de faire gagner du temps à tout le monde … Une autre info pratique, c’est qu’Introduction à la guerre civile a été re-publié et mis en ligne dans une version séparée du reste du numéro de Tiqqun, et que cette version est plus légère à télécharger que le numéro en entier.
 
Le Parti Imaginaire, donc, incarne la contradiction, le négatif irréductible du capitalisme contemporain. Dans la phase précédente du capitalisme, la contradiction était apportée par le prolétariat qui était une classe, c’est-à-dire qu’à la différence du Parti Imaginaire, le prolétariat incarnait, au-delà du négatif, quelque chose de positif, c’est-à-dire des intérêts, des valeurs. Le parti pris dans Tiqqun est de dire que maintenant, la seule perspective possible de destruction du capitalisme se situe dans le négatif.
 
Avant, il existait un projet de transformation du monde pour détruire le capitalisme (ce projet, c’était celui du prolétariat, de ce qu’on appelait le ‘mouvement ouvrier’); à ce projet correspondait une certaine vision de l’humanité, de ce qu’elle devait être ou faire, à une certaine anthropologie, comme on dit dans les universités. Cette anthropologie était positive au sens où elles représentait chaque humain-e comme agissant en fonction de certains objectifs, de certains intérêts, de certaines valeurs. Mais maintenant, tout ce terrain du positif a été occupé par le capitalisme tentant de prolonger sa survie. Du coup, chaque nouvelle vision de l’humain qu’on proposerait pour remplacer la précédente ne serait qu’un accommodement avec le capitalisme, une matière de lui faciliter la vie, de lui donner une nouvelle excuse pour ne pas voir son désastre et continuer à régner. Cette idée de s’appuyer sur une anthropologie a été intégrée en même temps que le mouvement ouvrier et constitue maintenant un rouage du capitalisme: "Nous avons besoin que l’on nous dise ce que c’est, ‘un homme’, ce que ‘nous’ sommes, ce qu’il nous est permis de vouloir et d’être", dit Tiqqun.
 
Face à ça, la perspective défendue dans le texte tiqqunien est que ce qui est nécessaire pour achever ce capitalisme décadent, c’est une anthropologie très différente de la précédente, une "anthropologie radicalement négative". Parce qu’il n’y a pas que le capitalisme qui soit décadent, ou plutôt si, mais sa décadence le fait créer des êtres "décadents" eux aussi. "Nous autres", vivant dans ce monde contemporain du capitalisme, sommes "décadents". Plusieurs textes de Tiqqun sont consacrés à décrire cette décadence non pas au niveau global du capitalisme, mais au niveau intime (dans Tiqqun n°1, il y a Théorie du Bloom, Premiers matériaux pour une théorie de la Jeune-Fille, et Thèses sur la communauté terrible dans Tiqqun n°2).
 
Tous ces textes tournent autour d’une figure: le Bloom. Le Bloom, c’est l’individu-e qui est généré-e par le Spectacle, individu-e qui n’est plus capable d’intimité à force de faire face à la publicité, à la demande de transparence du Spectacle. Tiqqun décrit le Bloom comme l’individu-e perpétuellement déraciné-e, exilé-e, incapable d’habiter un espace quelconque à force de voir son expérience absorbée dans les marchandises. Perte d’expérience, perte d’intimité, perte de communauté, le Bloom est tellement submergé par les rapports de pouvoir, par les rapports marchands, qu’il ne peut plus vivre aucun autre rapport du tout. Il est à l’image de sa civilisation: arbitraire et constamment menacé de sombrer dans le vide. Mais le Bloom est justement tellement privé d’expérience et d’intimité qu’il en vient à n’être plus tendu que vers le fait d’en trouver. Sa seule issue vivable est de s’attaquer au capitalisme qui le fait souffrir, et de trouver des alliés sur le chemin: "vivre ensemble au coeur du désert dans la même résolution à ne pas se réconcilier avec lui, telle est l’épreuve, telle est la lumière" (Tiqqun n°1, Théorie du Bloom). J’ai déjà parlé de ce passage en parlant du Parti Imaginaire: le positif naît sur la base du négatif absolu.
 
Avant, le travailleur se liait au prolétariat en pratiquant la lutte des classes; maintenant, le Bloom se lie au Parti Imaginaire en pratiquant l’hostilité absolue. Dans les deux cas, une anthropologie lie le tout; elle était positive dans le premier cas, le capitalisme n’ayant pas encore tout englobé, elle est doit maintenant être absolument, radicalement, négative puisqu’elle est dirigée contre une société absolument, radicalement, invivable.
 
Anthropologie du Bloom contemporain, c’est-à-dire, radicalement négative, mais encore ?  Le concept de base de cette anthropologie, "l’unité humaine élémentaire", est la "forme-de-vie". La forme-de-vie est quelque chose qui habite un corps, qui "l’affecte", et les multiples formes-de-vie "s’affectent" elles aussi par l’intermédiaire des "penchants" qu’elle peuvent avoir ou non entre elles. Quand un corps suit la "ligne d’accroissement de puissance" correspondant à la forme-de-vie qui l’habite, il gagne en force, jusqu’à ce qu’il aille au bout de cette "ligne d’accroissement" et qu’il soit alors habité par une nouvelle forme-de-vie, en étant renforcé au passage, en reçevant "un pouvoir supérieur d’être affecté par d’autres forme-de-vie". Il y a ainsi toute une danse des corps et des formes-de-vie, danse réglée par les "goûts", par les "penchants" des formes-de-vie. Voilà l’ensemble de mots et de concepts, les "abstractions" qui vont servir à développer cette fameuse anthropologie.
 
La part de négatif vient du fait que, ayant des penchants les unes pour les autres, les formes-de-vie peuvent ainsi être plus ou moins proches, et donc plus en moins en conflit. La "communauté" que peuvent ainsi ressentir des corps correspond ainsi à la proximité de leurs formes-de-vie, tandis que "l’étrangeté" correspondra à un éloignement. "Amis" et "ennemis", sont donc déterminés par la rencontre, l’attirance, tout le "’jeu" des formes-de-vie. C’est ici qu’apparaît la "guerre civile" dont j’ai fait l’axe de cette note et qui décidémment mettait bien du temps à arriver: "la guerre civile est le libre jeu des formes-de-vie, le principe de leur co-existence". Il y a "guerre civile" au sens où toutes ces formes-de-vie, et donc tous les corps qu’elles affectent, ont des lignes d’accroissement de puissance, des préférences, qui diffèrent, qui sont contradictoires, et qui s’affrontent constamment. Pour se renforcer, chaque corps doit suivre la ligne d’accroissement de puissance de la forme-de-vie qu’il l’affecte, et donc rentrer en conflit avec d’autres formes-de-vie se trouvant sur des lignes différentes. Les formes-de-vie ne s’affrontent pas seules, elles ont des allié-e-s, des ami-e-s, et se lient ensemble pour faire face aux ennemi-e-s. Il n’y pas, dans cette anthropologie, de point de vue neutre possible, de position qui serait au-dessus des autres, puisque tous ces conflits entre formes-de-vie sont irréductibles, ils sont la logique même du mouvement de ces formes-de-vie.
 
Voilà ce que fait le Parti Imaginaire: il "élabore la guerre civile", il travaille à rendre le jeu des formes-de-vie de plus en plus libre. En augmentant l’intensité des conflits, il les fait passer de "l’éthique" à la "politique" et recréé ainsi ce que le capitalisme a cherché à tout prix à bannir, et il retrouve aussi le sens de la communauté, de ce qui lui est proche et bénéfique ou éloigné et nuisible, des ami-e-s et des ennemi-e-s, dans ce mouvement de conflictualité.
 
Le "libre jeu des formes-de-vie" est donc l’axe politique que cette anthropologie fournit à Tiqqun. Dans notre monde contemporain, le jeu des formes-de-vie est tout sauf "libre". L’appareil de contrôle capitaliste, appelé ici "Empire" travaille sur deux fronts pour empêcher le jeu des formes-de-vie, et donc empêcher la guerre civile: il fêle les corps, et il étend la sphère de l’hostilité. La suite (et fin) au prochain épisode

Tiqqun – Parti Imaginaire

Posted: juillet 19th, 2009 | Author: | Filed under: Tiqqun | Commentaires fermés sur Tiqqun – Parti Imaginaire
[Cet article fait partie de mes notes sur Tiqqun, que c’est bien de lire dans l’ordre, je crois]
Le Parti Imaginaire revendique la totalité de ce qui en pensées, en paroles ou en actes conspire à la destruction de l’ordre présent. Le désastre est son fait.
(Tiqqun n°1, Thèses sur le Parti Imaginaire)
Si le capitalisme est décadent, s’il n’a plus de marge de manoeuvre, il ne reste plus qu’à le pousser pour qu’il s’écroule, plus qu’à provoquer la crise. Provoquer la crise en développant la conscience du désastre (puisque c’est ce que le capitalisme décadent est), de l’irréalité du monde, "généraliser l’inquiétude" (Tiqqun n°1, Qu’est-ce que la Métaphysique Critique ?): ainsi naît le Parti Imaginaire, "parti de la négativité en suspension dans l’époque" (Tiqqun n°1, Thèses sur le Parti Imaginaire).
 
Dans la phase précédente du capitalisme, la contradiction était incarnée par le prolétariat, qui était une classe de la société civile, c’est-à-dire un groupe au sein de cette société qui se revendiquait d’une identité propre et d’interêts propres. De nombreuses luttes de l’histoire du mouvement ouvrier ont eu lieu autour de cette revendication d’une identité de classe, et du droit qui lui était lié à voir ses interêts de classes représentés au sein de la société (l’exemple parfait de ceci serait les luttes pour l’obtention du suffrage universel dans l’Europe du XIXème siècle). Mais en même temps, le prolétariat était une classe qui "portait en elle la dissolution de la société civile" comme le disait Marx, c’est-à-dire une classe, en fait la classe (toujours d’après Marx), dont la prise de pouvoir correspondrait à la fin de cette société civile (c’est-à-dire gouvernée par les interêts), et ce sous la forme de la réalisation du communisme.
 
A partir de là, Tiqqun dit qu’en ces temps de décadence du capitalisme, une nouvelle figure de la contradiction apparaît, et que cette fois, elle ne peut pas prendre la forme d’une classe puisque la seule classe pouvant incarner cette contradiction, le prolétariat, a été intégrée pour mettre fin à la menace qu’elle représentait, et donc vaincue. Le Parti Imaginaire, puisqu’il est ainsi nommé dans Tiqqun, n’est donc "que la multitude négative de ceux qui n’ont pas de classe, et ne veulent pas en avoir" (idem). Le Parti Imaginaire est donc assez différent du prolétariat qui le précédait, et la perspective qu’il incarne n’est pas celle d’une prise de pouvoir, mais celle, "fuyante et paradoxale, d’une subversion sans sujet" (idem).
 
Le Parti Imaginaire regroupe les actes et les consciences refusant de participer à cette société, celleux qui se "réapproprient leur non-appartenance" (idem). Etant donné que le capitalisme s’est voulu étendu à toutes les relations humaines et à toutes les portions de la vie humaine afin de survivre, tout évènement échappant à son contrôle est une menace directe pour son ordre: "[…] au point où nous en sommes arrivés, […] chaque acte individuel de destruction […] vise objectivement la société toute entière" (idem). Dans son agonie, le capitalisme rend la vie sous son emprise de plus en plus invivable, de plus en plus détestable et vaine, il en résulte donc des explosions de violence et des actes de rébellion constants et dirigés contre la société dans son intégralité. Le Parti Imaginaire n’a pas "d’autre programme, à ce point, que de devenir violence consciente, c’est-à-dire consciente de son caractère […] politique" (idem). 
 
Ce Parti est imaginaire déjà dans ce sens là, dans le sens où il n’est pas un Parti s’orientant vers la prise du pouvoir sur la société, vers la conquête de l’Etat. Il est aussi imaginaire dans le sens où il est perpétuellement nié et invisibilisé par la société actuelle, et que son mouvement est de "devenir réel, incessament" (idem). Par définition, il est le parti de tout le désordre, le chaos, et la rébellion qui ne sont pas censé exister dans le Spectacle, puisque ce même Spectacle ne laisse uniquement visible que ce qui ne s’oppose pas à lui. Mais il est imaginaire dans un sens plus important: étant un Parti de fuite hors de la société capitaliste, un Parti de "l’exode" (idem), une "sorte de communauté de l’Exil" (idem), il se décompose au fur et à mesure où les membres qui le constituent reconstituent des mondes en-dehors. Il est le Parti de l’hostilité, du négatif, nié par la société du Spectacle à la recherche d’une absolue paix, d’une absolue positivité: sa construction, sa réalisation le font alors passer du côté du positif, et donc entraînent sa disparition. "La fuite qui n’était qu’un fait devient une stratégie. […] Mais alors, le Parti Imaginaire n’est déjà plus seulement imaginaire, il commence à se connaître comme tel et marche avec lenteur vers sa réalisation, qui est sa perte".
 
Imaginaire oui, mais alors dans quelle mesure parler de parti si il ne s’agit ni de représenter un groupe ni d’exercer le pouvoir ? Tiqqun parle de "parti politique" à propos du Parti Imaginaire. ‘Parti politique’, on pense à une organisation qui regroupe des militant-e-s et des élu-e-s cherchant à obtenir des voix aux élections pour appliquer leur programme, ce qui ne colle clairement pas trop à ce Parti Imaginaire dont on en train de parler. En fait, les choses deviennent plus claires quand on se rend compte que Tiqqun utilise une définition de ‘politique’ qui n’est pas la définition courante. Dans Tiqqun, il y a politique quand il y a désaccord, conflit, divergence sur le monde. Conflit sur le monde, c’est-à-dire sur ce qui doit être fait ou pas, sur ce qui a du sens ou pas: il y a politique quand il y a deux positions différentes sur une situation commune. La définition habituelle de ‘politique’ réduit les positions différentes dont je parle ici à des opinions, à quelque chose qu’on pense simplement, quand la politique selon Tiqqun se joue dans l’accord entre ce qu’on pense et ce qu’on fait.
 
La société du Spectacle d’après Tiqqun nie toute dimension politique: elle ne peut survivre qu’en prétendant être le seul monde possible, étant donné qu’elle a perdu toute vocation à incarner la société voulue par les dieux, ou une bonne société. C’est ce dilemne qui fait d’elle une société décadente: elle n’a pu survivre qu’en démontrant qu’elle était totalement artificielle et donc arbitraire; à partir de là, elle ne peut tenir qu’en prétendant être la seule société possible ("Il n’y a pas d’alternative", comme disait Thatcher). Donc, elle est obligé de nier toute possibilité réellement politique, puisque la politique suppose désaccord et conflit, et que tout conflit la menacerait en amenant le doute sur le fait qu’elle est le seul monde réalisable: c’est cela qu’incarne le Parti Imaginaire. Comme résumé dans Tiqqun: "le Parti Imaginaire est le parti politique, […] puisqu’il est le seul à designer […] une hostilité absolue, c’est-à-dire l’existence […] d’une véritable scission".
 
Voilà donc ce qu’est le Parti Imaginaire, parti de "l’hostilité absolue" (idem). Mais que fait-il alors ? Il "élabore la guerre civile" (Tiqqun n°2, Introduction à la guerre civile), et c’est autour de cet axe que je vais continuer ma lecture.

Matérialisme, idéalisme

Posted: juillet 19th, 2009 | Author: | Filed under: Marx, marxisme, matérialisme | Commentaires fermés sur Matérialisme, idéalisme

Revenons à la dialectique hégelienne. Dans son cadre, les contradictions et le processus dialectique sont rationels, logiques. Le monde est caractérisé par l’Esprit, forme cohérente et rationelle; les contradictions de cet Esprit sont donc tout autant rationelles. La dialectique d’Hegel est donc qualifiée d’idéaliste (par Marx) dans la mesure où elle fonctionne par l’intermédiaire de conflits et d’antagonismes logiques, rationels. Les contradictions de la dialectique d’Hegel sont des contradictions parfaites, dépouillés de leurs accidents, des contradictions idéales.

L’endroit où Marx situe sa rupture est dans le fait que les contradictions dialectiques deviennent chez lui des contradictions liées aux besoin et aux nécessités des humain-e-s. L’humanité cherche à s’affranchir de la nature, à la soumettre pour satisfaire ses besoins, et les conflits issus de ce processus forment le mouvement dialectique. Chez Hegel, le monde (l’Esprit) se saisissait, se comprenait de plus en plus, tandis que chez Marx, il se produit de plus en plus. La perfection hégelienne est une transparence, une certitude absolue; la perfection marxienne est une satisfaction, un confort absolu. Là où un moment dialectique donné correspond à un certain niveau d’auto-compréhension de l’Esprit par lui-même chez Hegel, il correspond à un certain niveau d’auto-production de l’humanité par elle-même chez Marx.

L’importance de l’économie pour Marx vient de là: chaque époque étant le mieux caractérisée par le développement et l’organisation des forces de productions, la compréhension économique des situations est la clé de toute action sur le monde. Cela dit, il entendait par "économie" quelque chose chose d’assez différent de la définition qu’on utilise aujourd’hui. Son "économie" était une économie politique, qui incluait les transformations socio-juridiques du salariat par exemple, ou les mécanismes de contrôle dans les manufactures ou les usines.