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Posted: avril 13th, 2011 | Author: murmures | Filed under: Fils historiques | Commentaires fermés sur 1972: Limites et saut insurrectionnel
« Comment se fait-il qu’il faille maintenant toute une armée pour expulser un-e locataire ici, alors que des centaines d’expulsions ont eu lieu avant avec un seul policier à chaque fois ? C’est parce qu’ici, à Quarto Oggiaro, les gens se sont rassemblé-e-s pour lutter. »
– une vieille habitante de Milan, le 1er mai 1970
Bon, quand j’ai dit que j’allais fonctionné avec des grandes dates pour parler de l’Italie des années 70, j’ai un peu menti. Non, parce que parfois, les dates, ce n’est pas très pratique. Alors là, en pratique, je vais plutôt parler d’une période que d’une date précise. Une période centrée autour de l’année 1972. 1969-1973, en gros.
Dans cette période-là, l’explosion sociale lancée en Italie dans l’automne 1969 se poursuit et s’élargit. Des pratiques s’inventent, se réinventent et se diffusent: grèves sauvages, occupations d’usines, blocages et piquets de grèves, grèves des loyers, autoréductions, … Parti des usines, le mouvement se généralise dans l’espace, jusqu’à s’étendre à la ville entière. Un des symboles de ça, c’est le lancement par Lotta Continua en 1971 d’une campagne « Prendiamoci la cita » (« prenons la ville » en bon français bien de chez nous), qui décentre l’action politique de l’organisation de l’usine et des facs, pour l’orienter vers les quartiers, la prison, l’armée, … Dans un document de l’organisation écrit au moment du lancement de la campagne, les choses sont posées clairement: « la ville n’est tout simplement que le réseau d’instruments de domination et d’exploitations que les patrons ont inventé pour maintenir les travailleurs sous contrôle et pour les diviser à chaque instant de leur existence. […] Aujourd’hui [novembre 1970], il commence à se produire dans la sphère sociale quelque chose de comparable à l’explosion ayant secoué les usines italiennes il y a deux ans ». J’ai pris Lotta Continua pour illustrer, mais l’élargissement des luttes en dehors des usines se produit un peu partout dans le nord ouvrier de l’Italie. Alors pourquoi ?
L’habitante de Milan que j’ai cité tout en haut de ce texte donne un élément de réponse. Elle parle dans une réunion publique organisée sur la place centrale du vieux quartier ouvrier Quarto Oggiaro, après la manifestation de 2000 personnes, le 1er mai 1970. Cette manifestation était particulière puisque, pour la première fois, les gens n’avaient pas manifesté dans les cortèges syndicaux, mais avaient formé un cortège autonome du quartier. Ça fait en effet près de deux ans qu’un nombre considérables d’habitant-e-s se sont mis en grève des loyers, se défendant les un-e-s et les autres lorsque la police intervient pour essayer d’expulser celleux qui ne paient pas. Quarto Oggiaro, c’est un quartier de grands ensembles HLM (avec une esthétique qu’on reconnaitrait entre mille, vive l’après-guerre), où la municipalité va tenter d’imposer une augmentation de 30% des loyers en 1968. C’est autour de ces augmentations que s’articuler les luttes en usine et les luttes « à l’extérieur », comme le dit très bien notre habitante du quartier: « Tout le monde parle des contrats de l’Automne Chaud [les conventions collectives très favorables obtenues après les luttes de 1969], mais qu’est-ce que les ouvriers ont gagné ? Rien. Absolument rien ! Je vois bien à quoi ressemblent les comptes de ma famille: quand tu fais les courses, les prix augmentent tous les jours. Je dirais que nous avons perdu ».
La stratégie des patrons italiens durant cette période est en effet de lâcher du lest sur les salaires quand ils n’ont pas le choix, avant de se rattraper sur les prix pour pouvoir maintenir un taux de profit constant. Comme ailleurs en Europe et aux Etats-Unis, l’augmentation des prix, l’inflation en Italie durant les années 60/70 est considérable: jusqu’à environ 15% (pour donner une idée, durant les années 80, l’inflation va plutôt être aux alentours de 2/3%). Cette inflation était d’ailleurs un des piliers des politiques économiques de l’époque, vu qu’on considérait qu’elle permettait de faire baisser le chômage. En fait, tout l’équilibre de la société capitaliste de l’époque en Europe est bâtie autour de ça: plein emploi, augmentation parallèle des salaires et des prix. Avec les autoréductions (de la bouffe, des tickets de transports, de l’électricité, …) et les grèves de loyers, les luttes italiennes attaquent au niveau des prix pour éviter que les gains de salaires soient bouffés par l’inflation. La ligne politique qui se profile aussi bien à l’extérieur qu’à l’intérieur des usines est donc celle-ci: la question du salaire, que ce soit directement (dans les contrats de travail) ou indirectement (au niveau des prix).
Cette ligne remet en cause l’équilibre capitaliste de la société italienne de l’époque. Jusqu’ici, le jeu était clair: les syndicats négociaient des augmentations de salaires en échanges de gains de productivité (travailler « mieux » pour gagner plus). Vu que la productivité augmentait, les patrons étaient contents, et la classe ouvrière était censée y trouver son compte puisque les salaires augmentaient, que plus de biens de consommation étaient disponibles, et que la protection sociale devait permettre à tou-te-s de vivre décemment. Les luttes de 1969 et au-delà vont attaquer cet équilibre sur tous les fronts:
- les grèves en usines revendiquent des augmentations uniformes de salaires. Ça veut dire que ce n’est plus la place dans l’appareil de production qui doit déterminer le salaire.
- elles revendiquent aussi des augmentations de salaires indépendantes des gains de productivité. Les augmentations de salaires ne doivent pas conditionnées au fait que le patron y trouve son compte.
- les grèves de loyers et autres autoréductions remettent en cause la fixation des prix par le capitalisme. Les revendications réintroduisent l’idée de besoin. Toujours à Quarto Oggiaro dans la même réunion, une ouvrière de FIAT le résume: « Une maison c’est un droit, et c’est au nom de ce droit que j’en ai pris une ».
La cohérence derrière ces luttes et ces revendications, c’est l’idée de salaire généralisé (ou politique, ou garanti, les opéraïstes vont tourner autour cette idée à partir de 1968). La classe ouvrière produit, et tout le monde a droit à une part de ce produit, part qui doit être déterminée par la classe ouvrière elle-même, et non pas par les lois capitalistes du marché. Les revendications autour du salaire peuvent être l’outil permettent de basculer de la situation actuelle, où ce à quoi on a droit est déterminé par notre efficacité selon des critères capitalistes, à une réalité différente, où chacun-e a droit à une part égale du produit collectif. Le pouvoir ouvrier dans l’usine, dans la rue, dans le quartier, est l’outil qui doit permettre cette transformation. Bien sûr, les formulations varient de collectifs en collectifs et d’organisations en organisations, mais les grandes lignes politiques des luttes de l’époque tendent vers cette direction. L’assemblée autonome de l’Alfa Romeo résume tout ça en 1974: « par salaire garanti, nous entendons le droit à la vie […]. Parce que dans une société communiste, chacun doit contribuer selon ses capacités et recevoir de la société selon ses besoins ». L’équilibre de la société de l’époque était construit autour de l’idée que tout le monde bénéficiait du développement capitaliste, et que donc tout le monde avait intérêt à y participer et à suivre ses règles. Les luttes italiennes qui s’ouvrent à partir des années 1969 attaquent ce cadre. Et la bourgeoisie italienne va donc réagir.
C’est là que j’ai beaucoup apprécié l’apport de Moretti. Si j’ai choisi cette date charnière de 1972, c’est que c’est le moment où les limites de ce cycle de lutte vont commencer à apparaitre. Le problème, c’est que la plupart des textes qui parlent de cette époque (et y’en a pas tant que ça) vont insister sur la répression pour expliquer les difficultés du mouvement. C’est clair que la répression va ne faire qu’augmenter à partir de là, jusqu’à atteindre une apogée délirante. Mais la répression n’est toujours qu’une explication très partielle de la chute d’un mouvement. Des mouvements ont fait face à une répression incroyable et ont quand même tenu le coup. La répression explique la force de l’adversaire, mais n’explique pas nos propres faiblesses. Une autre ligne explicative, c’est souvent de dire que la militarisation des groupes armés a aussi étouffé le mouvement, que le mouvement c’est « retrouvé coincé entre les Brigades Rouges et l’Etat ». C’est la position des deux journalistes d’Il Manifesto qui interrogent Moretti dans le bouquin. Cette explication me semble aussi limitée que la précédente, puisqu’elle ne répond pas à la question de savoir pourquoi les Brigades Rouges se sont créées, de quelles nécessités elles sont nées, et donc elle n’explique finalement pas grand chose. Moretti amène quelque chose d’autre, il dit, certes, que « l’Etat a réprimé », mais il ajoute un nouvel élément: « le patron a restructuré ». Je crois qu’à partir de ça, on commence à avoir les deux axes explicatifs nécessaires pour comprendre: les transformation du capitalisme, de son mode de production, et la répression parallèle.
Pour ce qui concerne la répression, c’est sûr qu’elle était considérable depuis le milieu des années 60. Durant l’automne chaud de 1969, une partie importante des conflits a tourné autour de l’obtention de la réintégration de dizaines d’ouvriers qui avaient été licenciés par les patrons suite aux luttes. Le mouvement étudiant est sérieusement attaqué dans la rue, avec des manifestations régulières débouchant souvent sur des centaines d’arrestations, des blessé-e-s, et même parfois des mort-e-s (comme le 27 octobre 1969 à Pise). Les affrontements se multiplient avec les membres du MSI, le parti néo-fasciste italien, qui attaque régulièrement les facs occupées et les piquets de grève. Les expulsions sont très dures elles aussi: le 3 juin 1971, un bébé de sept mois meurt à Milan à cause des gaz lacrymogènes utilisées par la police pendant l’expulsion de familles mal-logées. Il ne faut pas non plus oublier les différents attentats des services secrets visant à terroriser la population, comme le célèbre attentat de la Piazza Fontana, en 1969, qui fait une vingtaine de mort et une centaine de blessé-e-s. Le nombre d’actes violents ne fait qu’augmenter au fil des années: 439 en 1969 d’après le ministère de l’intérieur italien, puis 554 en 1970, se stabilisant autour de 700/800 dans les années 1971-1976. Mais il est intéressant de constater que cette violence vient d’abord de la police et de l’extrême-droite: d’après les mêmes sources, deux-tiers des actes violents sont le fait de l’extrême-droite sur la période. Bien évidemment, le ministère de l’intérieur italien ne comptabilisait pas les violences de la police, mais la même augmentation peut s’observer de ce côté-là. Tout un climat de violence et de peur s’installe dans l’Italie de l’époque. En décembre 1970, une tentative de coup d’état par une milice d’extrême droite a même lieu.
Face à cette répression féroce, des mécanismes d’autodéfense vont très vite se développer. Les manifestations se font plus préparées et résolues face à la police, et la lutte contre les fascistes qui servent de milices paramilitaires va se durcir. L’autodéfense se développe dans les actes, mais aussi dans les discours: dès fin octobre 1969, le journal de l’organisation Potere Operaïo titre « Oui à la violence ouvrière ». Le capitalisme se durcit et se fascise, il faut donc développer une contre-violence révolutionnaire pour y répondre. Potere Operaïo le dit dans un tract de la fin 1971: « Au point où en est arrivée la lutte en Italie, tout discours justificateur de la violence nous semble autant hypocrite qu’inutile. […] Il nous importe au contraire de répéter que, sans une théorie et une pratique de la violence, le mouvement révolutionnaire ne réussira jamais à se donner une stratégie pour abattre la domination du capitalisme et instaurer le pouvoir ouvrier ». Face à la répression exercée par le capitalisme, il s’agit d’abord de se défendre. Puis, petit à petit, le ton va passer à l’offensive face au durcissement du conflit.
Les organisations d’extrême-gauche nées pendant les luttes de 1968-1969 vont progressivement s’orienter vers une perspective insurrectionnelle, où il s’agit pour le mouvement d’attaquer l’état et la police, et de construire le mouvement ouvrier dans cet affrontement. Plus globalement, des pratiques illégales et confrontationnelles commencent à se répandre, voire même à se généraliser dans les luttes. Des organisations d’extrême gauche, Potere Operaïo (qu’on va appeler à partir de maintenant, suivant la tradition de l’époque, PotOp pour faire plus court) va aller le plus loin dans ce chemin de l’insurrection: là où d’autres groupes comme Lotta Continua ou Il Manifesto voyaient les luttes futures sous un angle positif et optimiste, PotOp voyait une urgence réelle du mouvement à vaincre par l’insurrection ou à mourir: les discussions sur le « parti armé » ont fleuri durant le deuxième, et surtout durant le troisième congrès du groupe en septembre 1971. Lotta Continua se lance aussi dans une perspective insurrectionnelle en 1972, avec une place de plus en plus grande prise par les membres du « service d’ordre » de l’organisation. Au congrès de 1972 de LC, Sofri, un des leaders majeurs de l’organisation, parle d’affrontement avec l’état et de violence révolutionnaire . Les théorisations étaient parfois différentes mais le noyau des luttes des années précédentes sent que quelque chose est en train de se durcir et qu’il faut y répondre d’une manière ou d’une autre. Comme le dit Moretti: « quelque chose, l’Etat, pas seulement l’adversaire dans l’entreprise, était en train de nous mettre le dos au mur ».
Au même moment, des petits noyaux ouvriers commettent la première action sous le sigle de « Brigades Rouges »: l’incendie de semi-remorques de Pirelli le 25 janvier 1971. C’est une action avec le même mode opératoire que des centaines d’actions illégales non-revendiquées qui ont eu lieu autour des conflits d’usines de l’époque. Ce qui change, c’est qu’elle est revendiquée le 6 février, dans un tract diffusé clandestinement dans les usines de Milan. Cette revendication marque une volonté de lancer un mouvement de guérilla urbaine ouvrier dans le nord de l’Italie. Un an plus tard, le 3 mars, les BRs enlèvent le dirigeant d’une grande usine de Milan, la SIT-Siemens (celle où travaillait Moretti), et le séquestrent pendant quelques jours. D’autres actions ont lieu dans l’année 1972: des voitures appartenant à des dirigeants d’un syndicat maison de la FIAT sont incendiées à Turin le 26 novembre 1972, même chose le 17 décembre. L’usage de la violence était courante dans le mouvement ouvrier du Nord à ce moment là, mais là, il s’agit d’actions ciblées, clandestines et revendiquées, quelque chose de différent. Alors pourquoi cette différence ? C’est là que la restructuration du capital intervient.
Dès 1969, certaines usines vont commencer à être réorganisées: diminution de la main-d’œuvre qui permet de virer une partie des militants, réorganisation du processus de production vers une concentration moindre autour des grandes forteresses ouvrières. Début de la sous-traitance à des petites entreprises. Le récit de Moretti sur l’usine Pirelli qui avait vu naitre la première colonne des Brigades Rouges est clair: « C’est à ce moment-là qu’à débuté – d’abord seulement chez Pirelli -, un processus de restructuration, dont les effets ont été terribles. Ils ont fait le ménage. L’entreprise a fermé les ateliers les plus combatifs, licencié les ouvriers à l’avant-garde et modifié l’organisation de la production de manière à réduire les possibilités de s’y opposer jusqu’à les faire disparaître ». Le tissu social, les grands quartiers ouvriers et les grandes usines du nord de l’Italie, qui a vu naitre ce cycle de luttes est transformé par la bourgeoisie italienne avant d’éliminer le mouvement qui se créé. Moretti continue: « Pirelli était présente au niveau mondial dans divers pays et, pour la première fois, a fait venir des matériaux de ses usines espagnoles, au moment où les ouvriers bloquaient complètement l’établissement de Bicocca, rendant ainsi leur action sans effet ». Ce qui se joue à ce moment-là, c’est que les grandes firmes italiennes commencent vraiment à agir en tant que multinationales, à utiliser les ressources offertes par une organisation plus souple du travail pour se débarrasser des avants-gardes ouvrières qui avaient commencé à empêcher leur expansion en Italie. L’enclume et le marteau: la répression empêche le mouvement de progresser plus, tandis que la restructuration détruit petit à petit le terrain qui le fait vivre.
Le mouvement autonome, qui nait sur l’échec progressif des organisations créées par le cycle des luttes de 1968-1969 (PotOp, LC, …), se confronte à cette restructuration sous l’angle de la « lutte contre le travail au noir », qui va jouer un rôle de plus en plus fondamental. Le travail au noir, ce sont les ateliers très discrets établis petit à petit par des petites entreprises dans les banlieues des grandes villes italiennes. Ces ateliers vont servir de plus en plus aux grandes entreprises italiennes pour diminuer l’importance des grandes concentrations ouvrières très combattives dans leur appareil de production. A l’échelle de l’Italie, cette restructuration va mettre des années mais, à la fin des années 70, la conclusion est claire, et les ouvriers ont perdu. Le symbole de cette défaite, c’est FIAT: en septembre 1980, FIAT annonce 15 000 licenciements dans son secteur automobile. Après, un mois de grève, la FIAT ne cède pas, l’échec est complet, et c’est la fin des luttes autonomes chez FIAT. Mais tout ça n’est que le résultat du lent processus par lequel le patronat italien a petit à petit réduit l’importance de sa main d’œuvre rebelle. On retrouve là le monde néolibéral dans lequel on vit: main d’oeuvre plus limitée organisée en petites unités, usage constant de la sous-traitance nationale et internationale pour jouer sur les différences de status, automatisation pour réduire le besoin de main d’oeuvre, apparition des contrats précaires, …
Tout cela ne s’est pas encore produit en 1972, mais dans les usines en pointe où étaient implantées les BRs, le processus commençait à s’amorcer. Moretti dit que c’est pour ça que les BR vont se retrouver sur cette ligne de la clandestinité armée: parce que sur le terrain de l’usine, les avancées n’étaient plus possible. A posteriori, je crois qu’il avait raison. Après 1972/1973, il ne va plus y avoir de grandes victoires ouvrières. 1973 est pourtant une année incroyable: une énorme manifestation va rassembler 300 000 métallos à Rome en février, Alfa Roméo à Milan et FIAT à Turin vont connaitre des grandes grèves où les lieux vont être occupés pendant des jours par des jeunes ouvriers (les « foulards rouges » dont j’ai parlé dans le texte d’avant), le nombres de personnes en grève durant l’année n’aura jamais été aussi élevé … Mais, malgré tout ça, peu de victoires sont enregistrées et le mouvement n’arrive pas à trouver des perspectives pour aller plus loin. Les ouvriers sont maitres dans les grandes usines du Nord, et peuvent exercer un grand pouvoir sur le processus de production, son organisation et son intensité. L’absentéisme est généralisé et accepté (au sens où les patrons n’arrivent pas à le faire baisser), et certains ouvriers vont même réussir à être payées à quasiment rien foutre pendant des années. Mais, face à la répression qui se développe, il est vite clair que ces concessions ne pourront pas tenir éternellement, et à l’extérieur de l’usine, les choses paraissent bloquées et le capitalisme toujours solide.
Les avant-gardes, les assemblées autonomes, vont réussir à se maintenir à beaucoup d’endroits, mais en se réduisant petit à petit et sans réussir à obtenir un rapport de force plus favorable. Les organisations vont faire de même: après l’échec de son saut insurrectionnel, PotOp va disparaitre en 1975. LC va se transformer en parti traditionnel après la fin de sa période insurrectionnelle, avec élections et tout le bataclan. Malgré ce changement de stratégie, LC ne réussira jamais vraiment à percer politiquement, et va mourir en 1976. Comme je vois les choses, le mouvement parti en 1969 du Nord et l’Italie va petit à petit se diffuser dans le reste du pays, ce qui va lui permettre de se prolonger jusqu’en 1977, mais en mourant petit à petit à l’endroit qui a été son point de départ. Mourir, c’est peut-être exagéré, mais c’est en tout clair qu’en 1973, le mouvement n’a plus l’initiative dans les usines du Nord, et un mouvement social qui n’a plus l’initiative est vaincu à long terme. Au cœur de ce procesus, les BR vont tenter de prolonger le mouvement par les actions armées . Leur stratégie, c’était d’espérer que le cœur du mouvement soit suffisamment fort en 1972/1973 pour se lancer dans une offensive armée pour contrecarrer la répression et mettre à genoux l’état avant que la restructuration du capital ne détruise le terreau qui avait vu naitre les luttes. Une course contre la montre. Ça ne va pas marcher, mais ça ne veut pas dire que les Brigades n’étaient pas poussées par une nécessité réelle. Je pense que la différence de position des BR par rapport à d’autres tient à leur situation de l’époque: les brigades étaient au cœur du processus de restructuration qui commençait, et vont donc être mieux placées pour sentir certaines impasses qui se profilaient. Pour d’autres, ces impasses vont plutôt apparaitre quelques mois ou années plus tard.
Ce que je trouve intéressant, c’est qu’aborder la question sous l’angle de la restructuration du capital permet de réfléchir à un niveau global: cette restructuration est mondiale. 1973, c’est l’année du choc pétrolier, c’est aussi l’année de la prise du pouvoir de Pinochet au Chili, … Quelque chose est en train de changer profondément à ce moment-là. Bien sûr, à l’époque, ce n’était pas possible de savoir ce qui se passe exactement, mais le capitalisme reprend l’initiative: les diverses révolutions arabes sont écrasées, la même chose en Afrique, la révolution culturelle n’est plus qu’une farce sanglante en Chine, … Les forces sociales qui sont à l’œuvre depuis les années 60 se prennent une sacré claque, et le mouvement en Italie n’y échappe pas.
Ce que je veux encore raconter après ça, c’est le « mouvement de 1977 » comme on va l’appeler, l’autonomie, et puis aussi revenir sur le mouvement féministe italien.
Posted: février 16th, 2011 | Author: murmures | Filed under: Fils historiques | 2 Comments »
« Il existait alors un mouvement fait d’hommes et de femmes qui croyaient changer le monde. De manière radicale. Par une révolution. »
– Insurrection, Paolo Pozzi
Comme beaucoup de camarades, j’ai un jour découvert avec des yeux émerveillés l’histoire des années 70 en Italie. Pour ma part, ça va être par l’intermédiaire du formidable boulot que font les camarades de l’intervento (bientôt près de chez vous).
Comme beaucoup de camarades encore, j’ai d’abord été fasciné par la richesse de la période que je découvrais. Un mélange bigarré de luttes ouvrières radicales, un foisonnement d’auto-organisation, de comités, d’assemblées de base, de squats, de grèves à l’usine, de grèves des loyers, d’autoréductions, une lutte armée vivace et tout aussi diverse que le mouvement, une poussée féministe incroyable, des luttes homosexuelles se mélangeant à tout ça, …
Ensuite, toujours comme beaucoup de camarades, j’ai découvert l’incroyable violence de la période: les manifestations armées, les affrontements constants avec la police, mais aussi avec les fascistes, les attentats-boucheries contre des cortèges dans le cadre de la stratégie de la tension, la clé à molette des étudiant-e-s milanais-e-s et le P38, …
Au fil de mes lectures, il y avait toujours un étrange point sombre, un sujet qui revenait souvent mais qui restait bien mystérieux tellement les gens le contournaient: les Brigades Rouges. Ces mystérieuses BR possèdent le charme certain d’être à peu près calomniées par tout le monde, du PCI au mouvement autonome en passant même par un des fondateurs du groupe. Debord ira aussi de sa célèbre accusation complotiste à leur sujet (dans ses Commentaires sur la société du spectacle de 1988). Dès qu’on parle des BR, on rencontre une foule de réflexions allusives les mettant en cheville avec le KGB, la CIA, des officines secrètes des services secrets italiens et autres méchants divers. Une sorte d’aura digne d’un film d’espionnage entoure le groupe.
C’est donc peut-être surprenant que ce qui m’incite à écrire maintenant sur cette période en Italie soit la lecture d’une traduction, qui vient de sortir, d’un recueil d’interview d’un des fondateurs des BR, Mario Moretti: Brigate Rosse, une histoire italienne. Le regard de ce type est décalé par rapport aux autres regards que j’ai eu sur la période, et je crois que c’est ce décalage qui m’a permis de commencer à tirer des analyses concrètes de ce noeud historique fascinant des années 70 en Italie.
Ma petite théorie personnelle concernant les BRs, avant de lire ce livre, c’était qu’il y avait eu en Italie dans les années 70 le croisement de deux mouvements: un « vieux » mouvement ouvrier centré sur la prise du pouvoir de la classe ouvrière organisé au sein d’un grand parti communiste et un nouveau mouvement autonome qui abandonnait la centralité ouvrière et la question de prise du pouvoir. Dans cette optique, les BRs auraient été une sorte d’aile radicale du Parti Communiste Italien (PCI) , une avant-garde bolchevik voulant pousser le parti à prendre le pouvoir alors qu’il y avait renoncé. Cette avant-garde radicale aurait été créée par la force incroyable de la classe ouvrière italienne à la sortie de la guerre, une grande partie de l’Italie s’étant retrouvée sous le contrôle de milices ouvrières au moment de la chute du fascisme, avec une énorme vague de grèves partiellement responsable de la chute de Mussolini. En somme, le mouvement ouvrier italien aurait été moins écrasé par le fascisme que les autres mouvements ouvriers d’Europe, et il aurait donc eu, même après la guerre, assez de force pour générer une avant-garde armée voulant prendre le pouvoir.
Dans cette optique toujours, le fameux mouvement autonome qu’on a découvert avec les camarades n’aurait fait que croiser ce vieux mouvement, ils auraient cohabité dans la même période historique, mais en obéissant à des logiques et à des dynamiques vraiment différentes. Ca me semblait expliquer la méfiance et l’hostilité globale du « mouvement » envers les BRs.
Ben après avoir lu le bouquin de Moretti, je crois que c’était foireux comme théorie. Il n’y a eu qu’un grand mouvement d’offensive sociale en Italie durant les années 60/70, mouvement dont les BRs font parti, et mouvement qui partage de nombreuses caractéristiques avec d’autres mouvements de la même époque dans les pays occidentaux. Mieux que ça, je crois qu’on peut essayer de commencer à avoir une perspectives critique par rapport à ce mouvement, à pouvoir voir les raisons de son échec à partir de notre position historique. Bref, à pouvoir écrire son histoire. Je vais essayer de mettre par écrit les grandes lignes que j’ai dans la tête à ce sujet, en fonctionnant par grandes dates.
1969: Automne chaud et ouvrier-masse
« Parce que nous ne voulons pas passer la moitié de notre vie à
l’usine. Parce que le travail est malsain. Parce que nous voulons avoir
plus de temps pour nous organiser politiquement. »
– Nous voulons tout, Nanni Balestrini
Comme tous les pays occidentaux, l’Italie a connu une forte poussée sociale en 1968. Cette poussée a été un peu différente de celle de la France, puisque qu’elle a été essentiellement étudiante et lycéenne, sans grève générale ouvrière à l’échelle du pays. De nombreuses grèves éclatent durant l’année 1968, à Pise à Turin ou à Milan par exemple, mais elles restent régionales et se lient peu les unes aux autres. On trouve déjà en 1968 de nombreuses caractéristiques des mouvements de l’époque: des grèves sauvages non lancées par les syndicats, des créations de comités de bases et de délégués d’ateliers et le rôle des étudiant-e-s et des lycéen-ne-s comme « caisse de résonance » du mouvement ouvrier.
Mais c’est en 1969 que le colère ouvrière va vraiment éclater en Italie. Elle va éclater dans tout le Nord industriel de l’Italie: Turin, Milan, Gênes, … Cette colère va monter tout au long de l’année, avant de finir par atteindre son maximum à la fin de l’été 1969, durant ce qui va être appelé l’automne chaud. Dans cette automne, l’usine FIAT de Mirafiori, à Turin, va devenir un symbole de la lutte.
L’usine Mirafiori, c’est la plus grande usine d’Europe, plus grande encore que l’usine Renault de Billancourt, qui donne une réalité au terme de forteresse ouvrière: plus de 40 000 ouvrier-e-s rassemblé-e-s sur un site gigantesque. Durant toutes les années 60, la Fiat de Turin connaît une transformation importante de sa main-d’oeuvre, transformation qui va être central dans le processus politique qui va se jouer là-bas, et qu’on va pouvoir retrouver ailleurs, même au-delà de l’Italie. Avec les progrès de la mécanisation, une homogénéisation croissante de la main-d’oeuvre se réalise. Le travail qualifié se raréfie, l’apprentissage du travail se fait de plus en plus sur le tas, une fois l’embauche effectuée, plutôt que dans les structures traditionnelles d’organisation des métiers. Durant les années 60, la main-d’oeuvre des grandes usines d’Italie tend de plus en plus à être composée quasi-exclusivement d’hommes jeunes et en bonne santé. Les femmes et les travailleureuses plus âge-e-s qui pouvaient constituer auparavant une partie considérable de la force de travail sont petit à petit remplacé-e-s par une combinaison de machines et de travailleurs jeunes.
Ce qui se passe, c’est que les cadences augmentent, que les temps morts diminuent et que le contrôle des ouvriers sur le rythme de la production se réduit de plus en plus. Pour les patrons italiens, il s’agit d’augmenter la production sans augmenter ni la masse ouvrière ni le temps de travail: c’est pour cela qu’il faut des travailleurs jeunes et performants, afin qu’ils puissent résister à cette accroissement physique de la charge de travail. Les marxistes italiens indépendant du PCI, qui cherchent à dépasser le cadre marxiste-léniniste traditionnel (qu’on appelle en général les opéraïstes), vont donner un nom de cette nouvelle figure ouvrière: l’ouvrier-masse. Ouvrier-masse, c’est-à-dire force de travail qu’on essaie d’homogénéiser pour pouvoir plus facilement la reproduire et la multiplier. Le travailleur standardisé qui correspond à la production standardisée.
Toute cette main d’oeuvre nouvelle, ces jeunes hommes à la recherche d’un travail, doit venir de quelque part. Elle va venir du Sud de l’Italie, resté essentiellement rural et agricole. Durant les années 60, des milliers de jeunes méridionaux vont émigrer du Sud vers le Nord, fournissant aux grandes usines du Nord en pleine expansion l’élément nécessaire. Dans le courant des années 50, des luttes agricoles très dures ont eu lieu dans l’Italie du Sud, sans déboucher sur des avancées concrètes.
En ce qui concerne la dynamique de lutte, le changement est fondamental. L’organisation de la classe ouvrière du Nord de l’Italie a accompagné l’industrialisation. Cette organisation a notamment inclut l’apprentissage de la discipline d’usine. Le mouvement ouvrier s’est même construit en insistant sur cette importance. La classe ouvrière doit hériter de la machine de production capitaliste et de ses outils et la mettre à son service, il n’est donc pas question de remettre en cause l’organisation de l’usine. Dans le marxisme-léninisme comme dans le réformisme social-démocrate, l’Etat doit être conquis et transformé au service de la classe ouvrière, mais l’appareil de production, lui, doit être préservé (les camarades de Senonevero ont traduit un bouquin sur ce processus dans l’Espagne et la France des années 30). Les jeunes méridionaux qui arrivent dans les années 60 vont faire éclater ce cadre, émerger de nouveaux modes de luttes, et une grande partie de la classe ouvrière du Nord va les suivre.
Quand ils arrivent à l’usine massivement, les jeunes méridionaux ont à subir de plein fouet une discipline de l’usine en pleine intensification, mais en constatant bien que le mouvement ouvrier ne porte plus réellement de perspective révolutionnaire, ou plutôt que patrons, syndicalistes et militant-e-s du PCI parlent le même langage. Ce langage n’est pas celui des ouvriers. Ce qui émerge dans l’automne chaud, ce sont des revendications nouvelles, ancrées dans le quotidien ouvrier et profondément égalitaires: remise en cause des différentes catégories de travail utilisées pour l’échelle des salaires, volonté de maîtrise des cadences, augmentations uniformes des salaires, … Par exemple, les revendications d’augmentations générales de salaires, égales pour tou-te-s, vont être lancées pour la première fois à l’usine FIAT Mirafiori en juin, avant d’être reprises massivement ailleurs à l’automne. Ces revendications ne pointent pas en direction d’une conquête ouvrière du pouvoir étatique, mais plutôt vers une volonté se reprendre prise sur le quotidien de l’usine, de ne pas sa plier à la discipline de la production capitaliste.
Une autre caractéristique des luttes de l’automne chaud, c’est leur extension à des revendications qui peuvent ne pas être directement liées au lieu de travail. La fameuse « bataille du corso Traiano » (racontée par Nanni Balestrini dans Nous voulons tout) du 3 juillet 1969, affrontement de plusieurs dizaines d’heures entre manifestant-e-s et policiers dans un quartier ouvrier de Turin, part d’une manifestation appelée par les syndicats pour dénoncer les expulsions locatives et les augmentations de loyer. Là encore, ceci est lié à l’arrivée massive d’immigrants du Sud: l’infrastructure ne suit plus, les logements sont insalubres, en quantité insuffisante et (par conséquent) très chers.
Contrairement aux années précédentes, les luttes locales font tâche d’huile et la propagation est rapide dans tout le Nord de l’Italie. Que ce soit dans l’automobile (à FIAT, chez Pirelli ou chez Lancia, …), dans la métallurgie ou dans les autres secteurs qui s’étaient mis en grève à un moment ou à un autre fin 1969, de belles victoires vont être enregistrées: les métallo obtiennent par exemple leurs augmentations de salaires uniformes ainsi qu’un droit d’assemblée dans l’usine. Par ailleurs, le patronat va renoncer aux sanctions qu’il avait au départ envisagé contre certains grévistes et syndicalistes. A travers ces victoires, c’est la conflictualité sociale de toute l’Italie qui explose: le nombre d’heures de grèves va être quadruplée en Italie durant l’année 1969 par rapport à 1968
Les nouvelles organisations qui vont porter les luttes des années suivantes naissent à ce moment: Lotta continua se créé à Turin à partir de noyaux étudiants et d’ouvriers de la FIAT, formant ce qui va devenir une énorme organisation d’extrême-gauche (jusqu’à 30 000 adhérent-e-s au début des années 70). Potere Operaïo (pouvoir ouvrier), groupe d’ultra-gauche plus radical mais plus réduit naît du même milieu à la même époque. Les Brigades Rouges commencer à se structurer à Milan autour de Renato Curcio et de Margarita Cagol. C’est tout un cycle de lutte qui s’ouvre à ce moment, et les BRs naissent dans le Nord bouillonnant dans l’époque. Mario Moretti, pour parler de l’apogée de ce cycle, les « Foulards rouges » de Mirafiori début 1973, va parler de la mise en place d’un « pouvoir » ouvrier dans l’usine, et j’ajouterais peut-être même qu’il se produit une prise de pouvoir ouvrière dans la ville en général. « Reprenons tout ! » est le slogan de la période.
Au prochain épisode: 1972, limites et saut insurrectionnel.
Posted: juin 12th, 2010 | Author: murmures | Filed under: Fils historiques | Commentaires fermés sur Backlash
Backlash, c’est un mot qui vient des Etats-Unis. Un « backlash », c’est une force résultante (comme on dit en physique), une force exercée en réaction à un coup qui a été pris: chez nous, on dirait un « retour de baton ». Il a commencé à être employé dans les années 80 et surtout dans les années 90 pour nommer quelque chose qui commençait à se développer
sérieusement là-bas à l’époque: une contre-attaque conservatrice après les grandes luttes des années 60/70. Ce que (presque) tout le monde appelle maintenant le néolibéralisme se construit petit à petit aux USA à l’époque. On en parle pas si souvent que ça, vu que ça correspond au grand trou noir allant (j’ai l’impression) des années 80 au milieu des années 90: années Reagan aux USA, années Thatcher au Royaume-Uni, années Mitterand chez nous, disparition graduelle des perspectives de transformation sociale, oubli des luttes, et recroquevillement de chacun-e sur ses propres problèmes (La décennie est un formidable bouquin là-dessus).
A priori, c’est pas folichon de parler de ça. Mon vieux fond marxiste simpliste est tenté de simplement dire qu’il s’agit d’une période de contre-révolution comme une autre, comme il y a eu d’autres dans le siècle. Sauf qu’elle n’est pas comme une autre. Ou plutôt si, je crois qu’il s’agit bien d’une période de contre-révolution tristement banale, mais elle a des traits très spécifiques qui peuvent être intéressant à piger pour nous maintenant. Quel(s) retour(s) de baton par rapport à quelles transformations antérieures ?
Un des bouquins qui a rendu célèbre ce terme aux USA est un bouquin publié en 1993 par une journaliste américaine, Susan Faludi, intitulé (justement) Backlash, avec ce sous-titre: La guerre froide contre les femmes américaines (je met en lien une édition en anglais, parce que l’édition française est très compliquée à trouver, comme souvent pour lesbons bouquins). Au vu du sous-titre, on voit que le bouquin se focalise autour de la situation des femmes dans la société américaine de l’époque et autour du recul des luttes féministes. En fait, le bouquin prétend démontrer qu’après la grande vague féministe des années 60/70, une contre-attaque lente mais redoutable s’est mise en place visant à remettre en cause les acquis féministes de la période précédente. L’auteure parle essentiellement des grands médias américains, et de comment ils vont peu à peu ringardiser le féminisme, mais je crois que l’auteure touche à quelque chose de plus large sur ce coup là.
Plus large ? Oui: un bon exemple chez nous va être le discours autour de mai 68. Ça se passe en plusieurs étapes. On va commencer par dire de mai 68 que c’était un mouvement « sociétal » et non pas social. Remplacer « social », par « sociétal », ça fait déjà basculer la grille d’interprétation: « social », ça évoque la « question sociale », c’est-à-dire la question de savoir qui est en haut et en bas de l’échelle sociale, et si cette échelle est légitime et juste. Poser cette « question sociale », c’est déjà remettre en cause le côté immuable de cette échelle. A l’inverse, « sociétal », c’est plus banal: ce qui est « sociétal », c’est simplement ce qui se passe dans la société. Une fois fait ce glissement, il suffit de dire que mai 68 était un mouvement de rébellion de la jeunesse visant à « libérer la société » des contraintes du vieux gaullisme croulant. Les successeurs du Général, Pompidou et Giscard, diront ça. Mais l’importante, c’est qu’avec ce changement de terme, on a déjà déconnecté mai 68 du mouvement ouvrier: on va parler de « révolte de la jeunesse », de la nuit des barricades, en oubliant que mai 68, c’était aussi la plus grande grève ouvrière de l’histoire française. Le pas important est là, parce qu’après, on va pouvoir (dans le plus pur style sarkozyste) dénoncer la superficielle effusion étudiante, irresponsable et souvent friquée, par opposition à la France populaire, sérieuse, « qui se lève tôt ». En oubliant un aspect de mai 68 (la grève), on peut jouer un groupe contre un autre, et ça marche pour désamorcer tout regard pertinent sur ce qu’a été mai 68. Même si on réintroduit après le mouvement ouvrier dans l’histoire, le mal est fait, tout lien est coupé entre le mouvement « étudiant » et le mouvement « ouvrier », on se retrouve à parler d’un côté d’un volet « social » de mai 68, et de l’autre de parler d’une révolte « culturelle » un peu fourre-tout. Aucun lien entre les deux, voire même une compétition entre « groupes » n’ayant pas les mêmes « revendications ». On peut ainsi faire le portrait d’une société fragmentée entre « groupes concurrents », qu’on va se proposer de réunir (si on est politicien-ne).
Où je vais avec ça ? Où est le backlash ? Je crois que le mécanisme essentiel de ce backlash, de cette contre-révolution utilisée pour casser les terribles (pour le pouvoir) années 60/70 tient à ça, à cette capacité de séparer violemment des mouvements qui s’entrecroisaient et qui se nourrissaient, pour pouvoir les monter les uns contre les autres, jouer tel bout du corps social contre tel autre. De nos jours, ça donne « les minorités qui réclament tout le temps trop », « les femmes qui ont pris le pouvoir maintenant », le « communautarisme » et autre « lutte contre le politiquement correct ». Ce regard est facile à repérer, c’est le regard qu’on porte sur les années 60 et 70 aux USA: les noir-e-s luttant gentiment pour les droits civiques, les jeunes blanc-he-s luttant de leur côté contre la guerre au Vietnâm, les femmes luttant pour on ne sait pas trop quoi (on reste souvent vague sur les revendications féministes), etc. Dans ce portrait, l’élément important, c’est de bien représenter ces différentes luttes comme celles de groupes séparés et exclusifs. Un tel regard nous permet de moquer le « politiquement correct » aux USA, ces femmes passant leur temps à faire des procès pour harcèlement sexuel (elles prétendent même faire des lois contre la pornographie), ces groupes noirs ne rêvant que d’intégration sociale et de quotas d’acteurs noirs au cinéma et ces jeunes hippies ayant fait la révolution sexuelle et dont les enfants peuplent maintenant la Silicon Valley. Soit on se place du côté réac et on fustige ces « minorités » qui ont fait mourir l’esprit civique et généralisé la revendication égoïste, soit on se place du côté « révolutionnaire », et on constate que c’était quand même pas très anticapitaliste tout ça, peut-être même facheusement petit-bourgeois.
Sauf que les années 60 et 70, c’était pas ça. C’était des émeutes violentes secouant les grandes villes des USA, émeutes ayant lieu dans des quartiers populaires et menées par une grande partie de la classe ouvrière américaine de l’époque (notamment les noirs), c’était des jeunes blancs se radicalisant au fil de la lutte contre la guerre du Vietnam, découvrant petit à petit l’impérialisme et plus largement le racisme, au coeur de leur propre pays, des femmes impliquées dans toutes ces luttes et prenant petit à petit conscience de leur(s) force(s) collective(s) et individuelle(s), … Tout ce petit monde se rendant bien compte que l’impérialisme, le capitalisme et le patriarcat sont des variantes diverses d’une même saloperie, et tentant d’articuler ça théoriquement et pratiquement. Tout ce beau monde échangeant des modes d’action, de vie et des outils théoriques pour faire face à ce monde. Bref, un mouvement social, résistant et même révolutionnaire par moment, qui naissait à l’époque, aux USA, mais aussi différemment en Europe, tout ça s’articulant avec les luttes anticoloniales du Tiers-Monde.
Ce mouvement a échoué. Mais la contre-révolution se développant dans les années 80 doit faire plus que ça: comme toutes les contre-révolutions, elle doit rappeller que tout ça n’était pas possible, ni même souhaitable, et que ça n’a d’ailleurs jamais existé. D’où cette nécessité de taper aux points faibles, et de faire porter le chapeau de tout ce qui a échoué au mouvement lui-même: si ce monde est si pourri, ça doit être de la faute de celleux qui ont essayé-e-s de l’abattre.
La précédente contre-révolution, c’était le fascisme, et elle visait à éradiquer toute prétention du mouvement ouvrier à prendre un jour le pouvoir: il avait failli réussir, il fallait maintenant s’assurer qu’il ne puisse plus jamais essayer, et faire oublier toute trace du potentiel émancipateur qu’il avait pu porter. Après la seconde guerre mondiale, ça va donner les années 50 et 60, où tout ce qui craint dans le monde va pouvoir être imputé à l’URSS (et plus tard à la Chine) belliqueuse, antidémocratique, ce qui va permettre au mouvement ouvrier d’être toujours fautif, toujours accusé de sa proximité avec cette expérience qu’était l’URSS. Le backlash, c’est la même chose pour les années 60, qui représentent maintenant le repoussoir consumériste, « communautariste », hippie et tout le tralala. Dans les années 50, le repoussoir a ne surtout pas approcher, c’était l’URSS, la proximité avec l’URSS était le mal absolu. Maintenant, il y a des repoussoirs, ces fameux groupes communautaristes égoïstes et refermés sur eux-mêmes. A droite, on trouve qu’ils ont mis en danger l’équilibre social en ne voulant pas rester à leur place (logique), mais à gauche (et au-delà), on va les accuser d’avoir oublié la question sociale, ou d’avoir été dans « l’alternatif ».
Ce backlash nous empêche de penser les années 60/70 dans nos termes, d’en analyser les modes d’action, les revendications, et les erreurs. Au-delà de la solidarité verbale, la solidarité concrète entre des groupes portant des points de vue et des revendications particulières n’a pas fonctionné, en tout cas pas assez. La centralité ouvrière donnant la classe ouvrière industrielle (souvent masculine) comme point de référence révolutionnaire était morte, mais ce qui pourrait la remplacer pour donner une lecture cohérente du monde n’a pas été trouvé à cette époque. Mais pour élaborer concrètement ces solidarités qui n’ont pas pu l’être il y a quelques décennies, il faut pouvoir fouiller sérieusement par là-bas.
Posted: décembre 29th, 2009 | Author: murmures | Filed under: Fils historiques | Commentaires fermés sur workhouses
dans les débuts de l’angleterre capitaliste, surtout au XVIIIème/XIXème siècles, se posa rapidement le problème des pauvres oisifs, qui pour une raison ou une autre ne pouvaient (ou ne voulaient) plus travailler. vieux et vieilles, sans-emplois, handicapé-e-s, enfants abandonné-e-s, vagabond-e-s, … dès le XVIème siècle, l’Etat va promulguer une « Loi sur les pauvres » (
Poor Law, en anglais) qui va organiser la gestion de la survie de tou-te-s ces indigent-e-s, qui ne peuvent survivre pour leurs propres moyens et dont la société doit donc s’occuper.
cette gestion des pauvres était organisée au niveau des paroisses, et donc gérée au niveau exclusivement au niveau local, par les notables du coin, qui étaient chargés de juger quel-le pauvre était « méritant-e » ou non, et donc à qui irait les aides financières et matérielles disponibles, et à qui elles n’iraient pas. le but était de rendre le système d’aide le plus limité et le plus désagréable possible, histoire de limiter le nombre de pauvres entretenu-e-s et donc le coût global de ces aides, et de remettre au travail le plus de monde possible, le plus vite possible. par exemple, les orphelin-e-s ou les enfants dont les parents étaient trop pauvres pour s’en occuper étaient directement placé-e-s en apprentissage auprès d’un artisan, sans bien entendu leur laisser aucun choix quand à leur futur métier.
petit à petit, un élément central de ce dispositif va se développer: les workhouses (« maisons de travail »). les workhouses, ce sont des endroits où on isole en masse les pauvres, pour les couper de leur milieu de vie, les maintenir sous une surveillance et une discipline de fer, et les faire travailler dans des conditions incroyablement rudes. en « échange » de leur travail, ils étaient nourris, logés et blanchis. par rapport au fait de distribuer de la nourriture ou de l’argent à des pauvres qui resteraient chez elleux, l’avantage est bien entendu de pouvoir exercer une grande discipline et de les obliger à travailler, ce qui permet à la fois de les former petit à petit à accepter les conditions de travail exécrables de l’époque, mais aussi permet de pousser pleins de ces pauvres à éviter à tout prix d’aller demander ces aides, et donc de diminuer un maximum les coûts de l’aide social pour ceux qui payent des impôts.
les conditions de vie étaient donc absolument affreuses, le confort minimum, la nourriture dégueulasse, les femmes et les hommes étaient séparé-e-s, et aucun égard n’était accordé aux amitiés, à la famille, et en général aux liens éventuels entre individu-e-s. il s’agissait en gros de prisons pour pauvres, sachant que celleux qui refusaient de jouer aux bons pauvres et de se plier à ce système avaient toujours la menace de la « vraie » prison qui leur pendait au nez.
petit à petit, ces workhouses vont se révéler tellement « efficaces » que leur usage va devenir la forme quasi-exclusive d’aide qui soit accordée aux personnes demandeuses d’aides sociales. en parallèle avec la militarisation des manufactures de l’époque, ça montre que la continuité lieu de travail/ANPE (pardon, Pôle Emploi)/prison, ça marchait déjà fort à l’époque.
dans un très chouette bouquin,
The Making of the English Working Class, de E.P. Thompson (un historien anglais contemporain), j’ai trouvé un bout d’un poème de
George Crabbe, un médecin, naturaliste, et poète anglais de la fin du XVIIIème siècle/début du XIXème, qui parle de ces workhouses. l’extrait est tiré d’un long poème qui s’appelle « L’arrondissement » (
The Borough).
Je n’aime pas votre plan; – avec un nombre
Vous avez placé vos pauvres, vos êtres misérables;
Ici, dans une maison, à demeurer tout au long de leurs vies,
Dans ce palais des indigents, dont ils détestent la vue:
Cet énorme bâtiment, ces murs immenses,
Ces allées décrépites, cette entrée massive et tonitruante !
Cette large horloge sonnante, qui marque chacune de ces maudites heures,
Ces portes et ces verrous, et tous ces signes de pouvoir:
C’est une prison qui n’a que le nom d’adouci,
Et où peu résident sans honte ou sans effroi.
le terme « palais des indigents » (en anglais: pauper-palace) est un surnom donné à ces institutions par quelques écrivains de l’époque, notamment Dickens.
ces workhouses ne vont disparaître que dans les années 1930/1940, avec l’évolution du régime des Poor Laws vers un système d’état-providence.
Posted: juillet 30th, 2009 | Author: murmures | Filed under: Fils historiques, Murmures | Commentaires fermés sur Pour changer …
Un texte que j’ai plutôt bien aimé. Ça parle du sommet de l’OTAN de Strasbourg de ce printemps, et des actions de résistance qui lui ont été liées. C’est pas un méga-débat de la mort qui tue où les personnes qui parlent disent à chaque phrase des trucs novateurs, mais j’aime bien le ton général, et j’aime bien aussi l’approche de faire parler différentes voix, d’essayer de rendre visible les différentes approches et les différents vécus. D’autant plus que, comme le dit une des personnes qui parle, ‘on’ a toujours des difficultés à débattre correctement d’actions directes collectives, étant donné les prises de risques qu’elles entraînent, et donc le niveau de prudence/stress/paranoïa dans l’air à ces moments là.