Use your widget sidebars in the admin Design tab to change this little blurb here. Add the text widget to the Blurb Sidebar!
Posted: juillet 20th, 2010 | Author: murmures | Filed under: Marx, marxisme, matérialisme | 4 Comments »
Petit à petit, plusieurs axes que j’ai essayé d’explorer dans des textes récents se rejoignent. Ils commencent à se rejoindre dans ma tête, alors je me dis que le temps est venu de fabriquer des ponts aussi dans des textes.
Implicitement, dans les derniers textes que j’ai pu publier, que ce soit ceux sur Freud, les premiers pas d’analyse d’internet et de la "société de l’information" ou mon dernier sur le concept de révolution, je crois bien qu’il y a l’idée qu’il existe quelque chose comme des cycles de luttes, des tranches historiques où on peut repérer au niveau des résistances sociales des caractéristiques majeures et spécifiques à chacun de ces cycles. Dans mon texte sur Freud, j’essayais de délimiter une de ces transitions entre cycles de luttes et de trouver les traits qui lui étaient particuliers. Un autre exemple, ce serait le texte récent sur le backlash, où le regard dominant sur les années 60/70 porte la marque du fait, qu’entre temps, on est entré dans un autre cycle de luttes, ce qui fait que le précédent nous est obscur et difficile à comprendre. De la même manière (encore), j’essaie d’analyser les transformations provoquées par internet pour arriver à trouver les caractéristiques du nouveau cycle de luttes qui s’est, je crois bien, ouvert il y a quelques années.
Entre ces différents textes, il y a déjà un schéma qui se dessine: un cycle de lutte, c’est constitué d’une période de montée révolutionnaire (pour reprendre le mot que j’ai choisi dans un précédent texte), c’est-à-dire d’une période de montée en puissance de résistances, montée en puissance qui va déboucher sur un moment d’affrontement ouvert et massif, affrontement débouchant sur une défaite (historiquement parlant, en tout cas) avec un reflux où la contre-révolution travaille à démanteler les structures et les forces révolutionnaires. En commençant à chercher des cycles ressemblant à ça, les périodes d’affrontement apparaissent en général le plus clairement (avec toute leur intensité), et ça doit être pour ça que j’ai commencé à parler de ces moments charnières en premier: les années 30 et la montée du fascisme, par exemple. Mais il y a besoin d’aller plus loin, puisque ces moments ne sont en un sens que la conclusion de la période de montée progressive précédente, et tou-te-s les acteurices sont déjà en place pour le grand final. Pour essayer de saisir plus concrètement ces cycles, je crois bien qu’il faut aussi commencer à analyser les périodes de construction progressive des résistances, où des gestes et des paroles commencent à s’articuler pour transformer la situation héritée de l’histoire.
Oui, parce qu’en fait, plutôt que de parler de cycles de lutte, comme si on revenait toujours au point de départ, le terme plus approprié serait peut-être celui de séquences de lutte, de séquences s’enchaînant les unes aux autres, chacun commençant la où la précédente s’était finie, l’histoire se poursuivant au fil de ce passage de séquence en séquence. L’intérêt de causer de ces séquences, à ce moment là, c’est celui de pouvoir trouver des gros blocs d’histoire où la domination et celleux qui lui résistent s’affrontent autours d’enjeux bien précis. Trouver les enjeux, ça permet alors d’avoir des axes d’analyse pour une période donnée, au lieu de se retrouver perdu-e dans la collection incroyablement riche des évènements humain-e-s de la période. Passer d’une collection de faits qui nous dépassent un peu à une histoire, à un récit cohérent et organisé. Tout ça pour comprendre des tranches d’histoire et pouvoir en tirer des choses pour nourrir nos luttes actuelles. Identifier une séquence de lutte, c’est identifier un régime de la domination qui est attaqué de plus en plus (phase ascendante/révolutionnaire), jusqu’à qu’il soit vaincu et que les forces l’ayant vaincu fassent alors un travail de transformation sociale pour établir un nouveau régime de domination (phase descendante/contre-révolutionnaire). Les séquences de luttes, ce sont des séquences de dé-naturalisation (pour reprendre des termes venant de textes précédents) de la domination, puis de réorganisation, de re-naturalisation sous une nouvelle forme (et avec nouveaux outils), de la domination.
D’accord, mais maintenant, plus concrètement, qu’est-ce que j’identifierais comme séquences de lutte dans le fatras de notre histoire ? Quelle longueur ? Quelles caractéristiques ? Bien sûr, c’est là que tout le travail commence, d’une certaine manière …
Posted: juillet 14th, 2010 | Author: murmures | Filed under: Murmures | Commentaires fermés sur parole(s): à la vie
Mais face à des traces qui s’effacent une larme peut-elle aider ?
(mu’allaqa d’Imru al-Qays)
il y a un peu plus d’un an, une amie est morte. une mort soudaine, assez surprenante, aussi brutale qu’une mort peut l’être. en raccrochant le téléphone après le coup de fil qui avait annoncé la catastrophe, la première chose que je me suis dit, c’est que j’étais en colère parce qu’il y avait des discussions qu’on devait avoir, ou qu’on avait jamais fini elle et moi. en y réfléchissant après, ça m’a d’abord semblé absurde d’avoir pensé ça. quelqu’une venait de mourir, et je ne pensais ni aux moments qu’on avait vécus ensemble, ni à la douleur collective issue de sa mort, ni même à sa souffrance à elle avant de mourir, mais simplement à des discussions. ça paraît assez futile, comme ça, des discussions.
sauf qu’en fait non, il y a quelque chose de très important dans les discussions. en fait, je me suis rendu compte, à ce moment là, qu’énormément de ma vie et de ce qui avait de l’importante pour moi tournait autour de paroles. je me suis rappelé ce que j’avais ressenti en découvrant l’histoire des anciens membres d’Action Directe, leur isolement en prison, et surtout la volonté de la justice de les voir réduit-e-s au silence, ou alors à une parole convenue et banale, le fameux "repentir", les fameux "regrets". comme l’a rappelé gentiment le juge d’application des peines en ré-enfermant Rouillan après son interview dans un journal, et comme Rouillan lui-même en avait conscience, ce qui est central, c’est le fait que ces individu-e-s là ne puissent jamais parler de leurs expériences avec leurs mots à elleux.
en fait, c’est tout le système de la justice et de la sanction qui est bâti autour de ça: ne pas permettre à la parole de circuler, la remplacer par des "témoignages de victimes" et des "défenses d’accusé-e-s". ce n’est pas un hasard si les juges et les avocat-e-s sont avant tout des technicien-ne-s de la parole qui sont chargé-e-s de canaliser des paroles, de les interpréter et de les faire rentrer dans tout un processus judiciaire. il n’y a rien de plus inacceptable pour la justice qu’un-e accusé-e qui parle, qui articule ce qu’ille a fait, qui essaie de trouver des mots pour faire face aux mots de(s) justiciable(s). mais ça marche aussi pour les "victimes", qui doivent surtout être représentées par des associations, des avocats, des procureurs ou mêmes des journalistes: leur parole brute n’est pas souhaitable. trop vengeresse, et là elles sont coupables de faire passer leur vengeance personnelle avant la justice. trop douce, et là, c’est le syndrome de Stockholm garanti (il faudra un jour écrire quelque chose sur cette horreur). leur parole brute pourrait ne pas rentrer dans les clous.
plus largement, je crois bien que le pouvoir-sur, la domination, se manifeste de manière particulièrement forte au niveau de la parole: qui peut parler, et qui ne peut pas, qui peut être entendu et qui ne l’est pas, qu’est-ce qui est intelligible et qu’est-ce qui ne l’est pas. la répression commence toujours par provoquer cette disparition de la parole: des mots deviennent impossible à dire, et le vide de mot se fait jusqu’à ce qu’on entende plus que la parole dominante. on ne peut quand même pas dire ça, on ne peut quand même pas prendre la défense d’Action Directe, des tireurs de Villiers-le-Bel ou de Jacques Mesrine. ou alors on ne peut quand même pas écouter ce que des nanas voilées ont a dire, elles sont manipulées, ça ne sert à rien de les écouter. toute révolte commence, je crois, par une prise de parole. et je crois que ce n’est pas un hasard si les moments de crispations des dominant-e-s commencent avec l’insolence, l’outrage, ou si un-e témoin-e a plus de valeur si ille est plus respectable: avoir du pouvoir, c’est (aussi) pouvoir parler sans que quiconque puisse répondre.
la parole de mon amie me manque. énormément. mais sa disparition m’a justement permis de me rendre compte de l’importance de ces paroles, du fait que, politiquement, je défendais surtout le fait de faire naître des paroles nouvelles, de se battre pour nos murmures, pour ces choses qu’on n’arrive pas encore à dire mais dont on sait bien qu’elle doivent être dites.
je crois que dans notre monde, toute parole, et peut-être particulièrement toute parole dans des milieux politiques, se retrouve coincée entre deux pôles: l’opinion et la vérité. depuis Platon (et depuis nos cours de philo du lycée), on sait que l’opinion ça craint, que c’est la parole en l’air, superficielle, inintéressante, et qui ne reflète que ce qui passe par la tête d’une personne, sans réflexion ni approfondissement. par opposition, il y a la vérité: difficile, noble, qui nécessite du travail, qui vient dans la douleur, qui ne fait pas plaisir, et qui n’est pas à la portée de n’importe qui. l’opinion est ridiculisée d’emblée, mais la vérité nécessite de respecter des règles, un sérieux qui paraît souvent étrangement proche du fait d’exclure des dominé-e-s sous prétexte qu’illes ne parlent pas comme il faut, qu’illes ne tiennent pas compte de tous les éléments. soit on "ne fait que donner son opinion" et personne ne nous écoute, soit on se retrouve à défendre une vérité qui a perdu beaucoup de plumes par rapport à notre parole de départ, tellement il a fallu la rendre présentable.
dans les paroles que je veux développer, il n’est ni question d’opinions, ni questions de vérités. il est question de points de vue. les discussion qui vont me manquer avec mon amie, ce sont des discussions où on explore nos points de vue. on explore nos points de vue, c’est-à-dire qu’on essaie de relier notre parole à notre situation, à notre position, ce qui nous a blessé dans nos vies, ce contre quoi on se bat, ce qui nous nourrit. discuter, pour moi, c’est découvrir petit à petit d’où je parle et d’où tu parles, pour pouvoir sentir la distance, l’explorer ensemble et voir se dessiner petit à petit le territoire entre les deux. l’opinion se moque de cette distance, de cet espace à explorer, tandis que la vérité fait comme si l’espace était déjà connu, cartographié et repéré, alors qu’il doit justement être exploré pas à pas. les paroles dont je parle, celles que j’essaie de nourrir, sont celles qui portent leur point de vue, qui essaient de l’amener et de le développer, afin de pouvoir nourrir un dialogue. un dialogue qui ne porterait que sur des opinions n’aurait que peu d’intérêt: à mon sens, c’est la liberté d’expression comprise comme la simple possibilité de dire tout et n’importe quoi sans que personne n’y prête jamais attention. mais inversement, un dialogue qui ne porte que sur des vérités, ou qui ne porte que sur la vérité, part du principe qu’on sait déjà ce qui est en jeu d’un côté comme de l’autre, qu’on sait déjà ce qui va être dit ou ce qui va sortir de la discussion.
je crois que la richesse de toute discussion, de toute parole, provient du point de vue qui la nourrit et la porte. confronter deux points de vue, c’est voir comment un même endroit peut-être très différent quand il est regardé selon des angles qui changent. la vision de l’endroit s’affine au fur et à mesure. je ne crois pas qu’on puisse parler depuis une sorte d’observatoire universel qui nous permet de tout voir parfaitement, et donc de trouver une vérité définitive à partir de là. par contre, ça ne veut pas dire qu’on soit condamné à ne jamais rien pouvoir échanger sur ce qu’on a devant nos yeux. sauf que changer de point de vue, ça déstabilise, ça force à regarder à nouveau, ça fait douter de là où on marche et de là où on vient, et ça peut nous forcer à voir ce qu’on ne voulait pas regarder avant. c’est plein d’incertitudes, et le monde paraît toujours moins solide après. alors, en général, ça n’arrange personne. alors, souvent, son point de vue, il faut le porter, se battre pour le défendre, pour le faire entendre. et la domination veille, travaillant à ce que certains points de vue ne soient pas discibles, et que donc personne ne regarde le monde sous certains angles.
d’où l’importance des paroles pour moi: pour voir tout ce qu’on ne voyait pas avant, et pouvoir agir différement. parce que je crois que toute domination repose sur le fait de glisser sous le tapis ce qui ne l’arrange pas afin de pouvoir présenter un décor nickel, sans taches. amener une parole, c’est trouver son point de vue, c’est fouiller dans son histoire pour voir l’ensemble des choses qui nous ont façonnés et qui nous ont placés dans une certaine position sociale à un certain moment. je crois qu’on développe nos paroles à partir de là où on est, et de nulle part ailleurs, mais voir ce à quoi ressemble l’endroit où on est depuis un autre endroit peut nous permettre de progressivement remarquer tout ce qu’on ne voyait pas avant. et je crois aussi que quand on remarque tout ça, l’endroit d’où on parle est fondamentalement différent, sans qu’on ai eu besoin de bouger.
merci pour tout. tu me manques.
Posted: juillet 3rd, 2010 | Author: murmures | Filed under: Infos | Commentaires fermés sur Petite réorganisation
Un visage étranger ne recèle aucun secret parce que l’imagination ne lui en attribue pas. Mais le visage d’un-e amoureux/se est mystérieux justement parce qu’on y investit autant de soi-même.
(James Baldwin, Another Country)
J’ai créé deux nouvelles catégories dans le site, une pour les traductions, et une pour les poésies. Je n’avais pas créé ces deux catégories avant, parce que je ne pensais pas faire partager des poésies ou mettre en ligne des traductions de texte. Mais, en fait, je le fais, et je prend plaisir à le faire, donc je veux institutionnaliser ça sur ce blog en leur donnant une place "officielle".
Sinon, pour celleux que ça intéresse, la plateforme de blog va bientôt changer, puisque les chouettes italien-ne-s qui m’hébergent passent (bientôt, il paraît) à wordpress. Je sais pas bien ce qui va changer, ni dans combien de temps ça risque de changer, mais ça va se faire, à priori.
Et puis, la rengaine habituelle: si ça vous intéresse/chiffone/motive/dégoûte/nourrit/touche ce que j’écris, laissez des commentaires, ça me fait plaisir, mais ça me fait réfléchir aussi, et j’ai envie de discussions éventuelles autour de toutes ces choses qui trottent dans ma tête.
Posted: juin 22nd, 2010 | Author: murmures | Filed under: Traduction(s) | Commentaires fermés sur Jürgen Bartsch et la société – Ulrike Meinhof
Protester, c’est dire que je ne suis pas d’accord. Résister, c’est faire cesser ce que je n’aime pas. Protester, c’est dire que je refuse d’accepter ça plus longtemps. Résister, c’est s’assurer que personne d’autre n’accepte ça non plus.
(Ulrike Meinhof, De la protestation à la résistance)
Je traduis ici un texte d’Ulrike Meinhof, révolutionnaire incandescente de l’Allemagne des années 60. Le texte a été publié à la base dans konkret, un journal radical berlinois, dans lequel elle a publié des éditoriaux pendant presque dix ans. Ces éditoriaux pouvaient parlaient de l’actualité, de la justice, du féminisme, de la guerre au Vietnam, de la répression, et de beaucoup d’autres sujets, toujours dans ce style rageur mais rigoureux si caractéristique de Meinhof. Ce texte a été écrit et publié en 1968, la dernière année où Meinhof va travailler en tant que journaliste avant de plonger dans l’aventure de la Rotte Armee Fraktion, dans laquelle elle mourra.
Ce n’est pas une traduction de l’allemand, étant donné que je ne suis absolument pas assez bon en allemand pour traduire le texte original. Je traduis à partir d’une édition anglaise des textes de Meinhof, intitulée Everybody talks about the weather … we don’t. – Writings of Ulrike Meinhof, qui est parue récemment chez Seven Stories Press, une maison d’édition "alternative" américaine. L’édition n’est pas très bonne: la préface n’est pas très intéressante (bien que décrivant le contexte historique), mais le problème est surtout la postface, écrit par la fille de Meinhof, postface qui était une condition nécessaire pour qu’elle autorise la réédition des textes de Meinhof. Cette postface est puante: c’est une fille jugeant politiquement sa mère, et utilisant le pouvoir de contrôle donné par le copyright pour imposer son jugement à tout le monde éventuellement intéressé par elle: sa mère était une terroriste communiste illuminée et sanguinaire. Ça fait mal à voir.
C’est Mal ™ de traduire un texte à partir d’une traduction plutôt qu’à partir de la version originale, mais je trouvais ce texte bien, et il n’avait jamais été traduit en français à ma connaissance, alors je m’y suis jeté. Comme d’habitude, je présente par avance mes excuses pour les erreurs probables de traduction.
Ce texte parle de Jürgen Bartsch, un serial killer allemand, qui a abusé sexuellement et tué quatres mômes dans les années 60 en Allemagne avant d’être condamné à la prison à la perpétuité et de mourir d’une opération de castration volontaire ratée. Plus particulièrement, le texte parle de son procès et des questions qu’il n’a pas approfondi, et de la justice de la société allemande de l’époque.
Read the rest of this entry »
Posted: juin 18th, 2010 | Author: murmures | Filed under: Marx, marxisme, matérialisme | 2 Comments »
Dans quelques articles précédents, j’ai parlé de périodes contre-révolutionnaires. J’utilise ce terme, parce que ça me paraît être la meilleure manière de décrire ces périodes de reflux, de recroquevillements, où toute perspective de transformation du monde disparaît pour les gens qui y sont plongé-e-s. Inversement, je ne vois pas beaucoup de manière de parler des années 20/30, des années 1860-1870, des années 60/70 un siècle plus tard, de ces périodes où les possibilités de transformation sociale sont partagées et présentes au quotidien, autrement que comme des périodes révolutionnaires
Sauf que l’idée de révolution n’est plus à la mode, même chez les radicaux. De nos jours, on va plutôt parler de subversion ou d’insurrection (qui vient ou pas selon les points de vue, mais ce n’est pas le sujet ici). Ce qui change entre les différents termes, c’est un rapport au pouvoir. Le schéma révolutionnaire du XIXème siècle, que le léninisme va prolonger durant le XXème siècle), c’est le schéma issu des grandes révolutions bourgeoises des siècles précédent (les deux révolutions anglaises, la révolution américaine et la révolution française): une classe renverse le pouvoir pour instaurer un ordre nouveau. Ce qui varie en fonction des positions, c’est la classe renversant ce pouvoir (bourgeoisie, prolétariat, paysannerie, prolétariat et paysannerie alliés ensemble, …), le type d’ordre instauré (une république bourgeoise, un état socialiste, une dictature du prolétariat marxiste-léniniste, une libre société anarchiste, …) et éventuellement les moyens employés (lutte armée ? soulèvement populaire ? grêve générale expropriatrice ? …). En tout cas, il y a un pouvoir centralisé, étatique, qu’il faut attaquer et renverser pour faire triompher dans la société un nouvel ordre social incarné par un groupe précis au sein de cette société (un sujet révolutionnaire, pour renouer avec les notes sur Tiqqun). Depuis ce schéma, de l’eau a coulé sous les ponts, Foucault est passé par là et nous a expliqué que le pouvoir était une relation et donc qu’il ne pouvait pas être « renversé », la théorie féministe a pu montrer toute la partie intime et non-étatique de la domination, et l’expérience de l’URSS et des dictatures issues de la décolonisation ont jeté un sacré froid sur ce schéma centré autour d’une grande révolution.
Mais, au fait, une révolution, plus précisément, c’est quoi ? La révolution, c’est à l’origine un terme d’astronomie décrivant le chemin d’une planète ou d’une étoile, retournant au point de départ après avoir accompli un tour complet le long de son orbite (ça vient d’une racine latine quelconque liée au fait de tourner, comme nous l’apprend le Wiktionnaire) . Il y a donc une notion de mouvement, de changement, mais de changement circulaire, fermé, qui repasse par les mêmes points. Je crois bien que si ce terme va être réutilisé avec un sens politique, c’est grâce à cette signification de changement dans la continuité. Une société qui accomplit sa révolution, c’est une société qui change pour aller à un point distant mais plus ancien, qui se transforme pour retourner à un état plus proche de ses origines. Faire une révolution, c’est amener un ordre plus juste, plus conforme à ce que le monde doit être. Plus juste, et quelque part plus « naturel », plus conforme à ce qu’on imagine être un monde idéal. Historiquement parlant, toutes les révolutions et toutes les tentatives révolutionnaires ont fonctionné autour de l’invocation d’un projet à accomplir, projet qui vise à une réalisation plus profonde d’une nature (sociale, humaine, populaire, nationale, …). C’est là que se forme la boucle qui donne son nom à la révolution: on fait la révolution pour libérer cette nature qui était en fait déjà là, attendant d’être libérée pour bourgeonner. On a pas l’habitude d’y penser (enfin je crois), mais les références à la « libération » de la nation, du prolétariat, du peuple, impliquent que ce qu’on libère existe déjà, mais est entravé; ces idées de libération nourrissent les révolutions: la révolution française libérait le peuple français de l’aristocratie, les révolutions anglaises libéraient le peuple saxon opprimé par l’absolutisme normand, les révolution socialistes voulaient libérer la classe ouvrière du joug du capital, …
Je crois que cette tension est centrale dans l’idée de révolution: changement radical, mais changement qui doit permettre de revenir à quelque chose de plus fondamental qui était auparavant masqué et enfermé. Une révolution, ce n’est pas un évènement chaotique où tout est chamboulé n’importe comment: c’est un passage entre deux ordres différents, ayant chacun leur système de valeurs, leur idée de ce qu’est le monde, de l’essence et de la nature des choses sociales. Chacun des deux ordres, le « vieux » et le « nouveau », se pense comme plus légitime et juste que l’autre, plus conforme à ce qu’un ordre social idéal doit être. L’objet du conflit dans une révolution, ce qui change à grande vitesse, ce sont tous les éléments qui sont nécessaire pour former un ordre social: c’est la nature du monde, l’essence des choses et des humain-e-s, ce qui est juste et ce qui ne l’est pas. Le changement est dans le passage d’un ordre à un autre, la continuité se trouve dans le fait que les deux ordres se veulent tout autant légitimes et prétendent tous deux être l’expression de la vraie nature d’une société donnée (ou même de l’humanité). La bourgeoisie française prenant le pouvoir en 1789 redéfinit ce qu’est être français-e, redéfinit l’histoire et la tradition française et se l’approprie au détriment de l’aristocratie: la France est toujours la France après la Révolution, mais la France « d’avant » était quelque part moins la France, une France imparfaite, handicapée par l’absolutisme royal. D’où la métaphore du réveil de la France (ou du peuple), employée par de nombreux leaders révolutionnaires.
En fait, une révolution, ça commence par tout un travail de remise en cause des évidences qui permettent au vieux monde qu’on attaque de se maintenir. Ces évidences, ce sont des gestes, des paroles ou des idées: ce qu’il faut faire, ce qu’il faut dire, ce qu’il est bien de penser dans telle ou telle situation. Quand tout le monde fait ce qu’il doit faire au bon moment et pense les bonnes choses, il n’y a pas de révolution possible. Toute révolution suppose qu’à un moment, des choses qui n’auraient pas dû être dites ou faites le soient. Ce n’est uniquement après avoir commencé à aller dans cette direction qu’on peut passer à l’étape suivante, qui est de remettre en cause la justesse de la manière dont les choses étaient pensées ou faites auparavant. Peut-être que l’aristocratie ne mérite pas tous ces privilèges ? Peut-être que les profits des patrons sont directement le fruit du travail des travailleureuses ? Peut-être que les femmes ne sont pas plus stupides que les hommes ? A partir du moment où toutes les évidences soutenant le monde qu’on attaque commencent à être interrogées largement et concrètement (à travers le refus d’obtempérer, à travers l’insolence, à travers la grève, …), alors quelque chose comme une révolution peut éventuellement commencer. Tout ce travail de sape est nécessaire parce qu’une domination repose toujours sur une idée du monde qui lui permet d’apparaître comme juste et légitime. Tant que la justification tient, tant que l’explication paraît crédible, la domination n’est pas menacée, parce que l’injustice n’apparaît pas. C’est normal, logique que les choses soient comme ça: parce qu’elles ont toujours été comme ça, parce que c’est la volonté de Dieu, parce que l’évolution a fait les choses comme ça, parce que la science l’a dit, parce que les dominant-e-s le méritent bien, parce que sans elleux on ne pourrait rien faire, …
Toutes ces évidences qui tiennent le vieux monde forment une nature, nature sociale et/ou nature englobant aussi la vie dans sa totalité; une nature, c’est-à-dire un ensemble de positions sur le fonctionnement du monde, sur sa cohérence et sa logique, prises afin de rendre légitime et acceptable une domination. Dans Sexe, race et pratique du pouvoir, Colette Guillaumin (on peut trouver une petite introduction à son analyse ici ou un article d’elle ici) montre la centralité de cette nature dans la domination et son fonctionnement: « dès qu’on veut légitimer le pouvoir qu’on exerce, on crie à la nature » (dit-elle dans le premier texte du livre, Pratique du pouvoir et idée de nature). La nature, c’est ce qui est évident, qui ne pose pas de problème: « une façon de dire la vérité pour ne pas la connaître » (toujours dans le même texte). Tant que le vieux monde est naturel, tout tient en place et la domination n’apparaît pas, puisque tout est en place pour que cette domination ne soit pas visible. C’est pour ça que toute révolution commence par attaquer ces évidences. C’est là que je tient à l’usage de ce mot révolution pour désigner des périodes révolutionnaires: une période révolutionnaire, c’est une période de dé-naturalisation, où la nature du monde, auparavant considérée comme allant de soi, est maintenant objet de contestation en acte et en parole. Inversement, la contre-révolution, c’est le retour de la nature, c’est les dominant-e-s forgeant de nouvelles évidences, des évidences conçues pour mettre fin à la précédente période révolutionnaire. Pour revenir sur un texte précédent, ce que François Cusset décrit dans La décennie, c’est exactement une période contre-révolutionnaire, toute entière consacrée à construire une nouvelle justification de la domination après la grande frayeur entraînée par les difficultés qu’avait connu la précédente.
Sauf que, pour revenir à l’idée de révolution, c’est là que le bât blesse. Une révolution implique bien une phase de dé-naturalisation pour venir à bout de l’ordre ancien, mais elle vise aussi à établir un ordre nouveau sur la base d’une autre nature, meilleure et plus juste. Il s’agit bien d’accomplir un cercle, de revenir à un ordre plus pur. Ce que je cherche à dire là, c’est que toute révolution implique aussi sa propre contre-révolution, son propre retour à l’ordre et l’établissement d’une nouvelle domination appuyée sur une nouvelle nature. C’est dans la logique même du concept, et c’est pour ça qu’il a été sorti de son domaine de départ (l’astronomie) pour servir à décrire un processus social et politique. Une révolution réussie (comme les révolutions bourgeoises dont j’ai parlé plus haut) ne peut que devenir le point de départ pour de nouvelles révolutions, puisque qu’elle retourne, en un sens, au point de départ: elle ne sort pas du cercle et ne le souhaite pas.
C’est de là que vient mon ambivalence par rapport à ce mot. D’un côté, toute révolution implique une période où un travail incroyable de dé-naturalisation du monde est effectué, et ce mot permet de décrire toute la force et l’intensité d’un tel moment. D’un autre côté, ce concept contient lui-même l’écrasement des perspectives qu’il ouvre, puisque qu’il s’agit bien, encore une fois, d’affirmer une nouvelle « liberté naturelle » qui recouvre une nouvelle domination (la révolution française ou la révolution russe sont des cas d’écoles de ça). Ce n’est pas un hasard si j’ai centré ma lecture (et ma critique) de Tiqqun sur leur fameuse (sisi, elle est fameuse, je vous jure) définition du communisme: le « libre jeu des formes-de-vie ». Dans Tiqqun, la nature, c’est les formes-de-vie, les évidences qu’il serait ridicule d’interroger. L’insurrection, c’est ce qui doit libérer ces formes-de-vie, leur permettre de jouer librement. C’est pour cette raison que je pense que, malgré le fait que le mot de révolution ne s’y trouve pas, Tiqqun (et après lui l’Appel, l’Insurrection qui vient et autres suites) ne sort pas du schéma révolutionnaire dont j’ai parlé au début.
Par quoi remplacer tout ça ? Comment faire pour ne pas se représenter nos luttes pour venir à bout des dominations comme des retour à un ordre plus naturel et plus juste ? Comment ne pas retomber sur des évidences masquant les relations et les rapports concrets qui sont en jeu ? Voilà des bonnes questions, à mon avis. Je vois tout ce vocabulaire de révolution comme un problème en attente de solution, comme quelque chose qui nous fait regarder dans la bonne direction, là où on pourra trouver des réponses intéressantes.