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Rupture ? Quelle rupture ?

Posted: janvier 20th, 2012 | Author: | Filed under: Murmures | 6 Comments »

J’ai l’impression qu’on prend toujours les décisions les plus importantes de sa vie sans vraiment sans rendre compte. On change un petit quelque chose dans sa vie, on fait une nouvelle rencontre, on se lance dans un projet tout neuf, et, petit à petit, on se retrouve dans une situation complètement différente sans forcément y avoir jamais pensé. Dans ma vie, ce blog est un excellent exemple. Quand j’ai commencé, je me disais que j’allais écrire quelques textes sur Tiqqun parce que ça faisait quelques mois qu’on réfléchissait beaucoup avec une camarade à nos désaccords avec ce type de théorie. J’ai passé un mois ou deux à écrire la série de textes sur Tiqqun et puis après, étrangement, ça a continué, d’abord très lentement sans que je sache vraiment où j’allais, et puis de manière de plus en plus fluide. Maintenant, j’en suis à un stade où j’ai l’impression de ne pas du tout avoir assez de temps pour écrire toutes les idées de textes que j’ai pour ce site. Maintenant, j’ai envie de beaucoup plus écrire, de trouver des manières de me faire un peu de thunes en écrivant, des choses comme ça. Cette réalité est une évidence de ma vie maintenant, mais à un aucun moment je n’ai fait le choix conscient et maîtrisé de laisser cette évidence venir.

Je suis dans une situation similaire avec le fameux milieu dont j’ai parlé auparavant. Quelques temps avant de me lancer dans ce blog, j’avais commencé à me dire que je/nous manquions des outils politiques appropriés dans la situation, qu’il fallait faire un boulot de retour aux classiques, essayer de revoir les bases pour se fabriquer la nouvelle théorie dont nous avions besoin pour agir dans une circonstance où la séquence historique actuelle tourne en notre faveur. Il y a une jolie page sur le cahier que j’utilisais à l’époque pour prendre des notes où j’essaie d’énumérer des classiques que je veux lire et comment les trouver. Je me suis lancé dans ce travail, j’ai lu Lénine, Trotsky, Rosa Luxembourg, Blanqui, Althusser, Gramsci, … Je me suis plongé dans l’histoire du féminisme et dans sa théorie. Puis j’ai découvert l’histoire des mouvements anticoloniaux, la Palestine et les pays arabes, … Tout un chemin qui, je pense, peut être suivi dans les textes de ce blog.

Donc, mon projet de départ était de partager avec ce milieu, ce « nous » que j’avais en tête, mes avancées théoriques, d’amener des éléments théoriques à partager … sauf que ça ne s’est pas du tout passé de cette façon. Autant j’ai avancé théoriquement, autant j’ai l’impression d’y voir beaucoup plus clair maintenant qu’à l’époque, autant le « nous » auquel je voulais m’adresser n’existe plus. C’est plutôt un « vous« , en fait, quelque chose que j’observe plus que quelque chose auquel je participe. Plutôt un vous, sauf que j’ai encore une partie fondamentale de mon histoire qui est lié à ce nous/vous. Ces derniers mois, c’est devenu une sorte de paralysie chez moi. J’ai beaucoup de mal à parler à des ami-e-s et à des camarades lié-e-s à ce vous, parce que j’ai l’impression de ne plus faire partie de tout ça, de ne plus vouloir porter cette histoire et cette tradition. J’ai mis en danger certaines vieilles relations à cause de ça. Il y a des gens que je n’arrive plus vraiment à aller voir parce que je me sens flippé, coupable, que je n’arrive pas à porter le passé qui traîne. Je sens les fantômes et les vieilles attaches, et je ne sais pas quoi en faire: ni jouer à ce que tout soit comme avant, parce que ce serait étouffer mon vécu actuel, ni assumer une rupture.

Rupture, c’est le mot-clé. J’ai fantasmé pendant un bout de temps, et peut-être même encore actuellement, la remise à plat, l’effacement du passé, la table rase qui lave les contradictions, les difficultés et les hésitations. Sauf qu’en y réfléchissant bien, je peux me rendre compte que ça n’a pas de sens. Le faire signifierait abandonner toute une composante de qui je suis, essayer de mettre dans un placard toute une richesse personnelle. Ce serait complètement illusoire, puisque tout le chemin qui m’a amené jusque là n’a pas été planifié, ordonné et optimisé. Il a été vivant, chaotique et hésitant, avec une bonne part d’hasard, d’erreurs et de remises en cause. A ce jour, je n’ai toujours pas trouvé de manière de concilier les deux. Ce qu’il faudrait que j’arrive à faire, c’est tout un travail patient de détriquotage de mon passé afin de le retricoter avec mon présent sans tout déchirer. Ça, j’ai l’impression de manquer de représentations, de métaphores, de techniques pour le faire. C’est facile de voir qu’on manque collectivement d’outils là-dessus: au niveau politique, on a ces scissions débiles de groupes ou de collectifs au moindre désaccord un peu profond, tandis qu’au niveau personnel on a notre galère infinie quand on essaie de finir des relations amoureuses ou des longues amitiés. A chaque fois, on essaie de trancher, d’oublier le passé à coup de déclaration grandiloquantes.

C’est là que je me suis dit qu’il y avait un problème politique plus large. Dans nos positions politiques aussi, on a une fascination de la rupture, du grand évènement qui change tout. Comme j’ai dit quand j’ai écrit sur l’idée de guerre civile, cette fascination est trompeuse. On fait comme si on pouvait tracer des coupures, trancher au scalpel dans le tissu historique, sauf qu’on ne peut pas. La moindre insurrection est causée par une progression lente et subtile de forces minuscules au départ, pas par une prise de décision radicale d’une foule à un instant donné. Au moment où la foule prend sa décision, l’essentiel était déjà joué dans la dynamique qui s’est lentement construite auparavant. Comme ce que je décris dans ma vie, on n’arrive pas à laisser une place appropriée au passé: la rupture nous permet de faire comme si ce passé n’était plus là, comme si on repartait de zéro, alors qu’en réalité, c’est ce passé même qui a permis que le présent se transforme radicalement. Le passé nous encombre, alors on invente la rupture. Particulièrement chez les révolutionnaires, on cherche à faire croire qu’un jour, on a fait un choix définitif, qu’on a rompu avec la société, le monde, et nos positions passées (forcément plus timorées).

A mon avis, le passé nous encombre parce qu’il nous empêche de maintenir la fiction du choix et du contrôle. Pour revenir à ce que je disais au départ, les plus grands changements ne sont souvent pas planifiées et maîtrisées. Des transformations en amènent d’autres, qui en amènent d’autres à leur tour, et qui finissent par nous placer dans une situation où on ne peut plus revenir en arrière. Le choix conscient entre deux alternatives parfaitement évaluées et pouvant être jugées en toute objectivité est l’exception plus que la règle, individuellement comme collectivement. La plupart du temps, on est lancé dans une situation au moins autant qu’on se lance. Peut-être que dans nos vies, on est plus dans la prise que dans la maîtrise, je veux dire qu’on s’appuie et qu’on fait pression sur des éléments externes et internes afin de créer du jeu dans lequel on peut se glisser. A ce moment-là, la maîtrise, l’impression d’observer une situation de l’extérieur pour y choisir ce qu’on préfère ne pourrait être qu’une illusion, illusion qu’on cherche à recréer constamment en faisant des ruptures avec notre passé, en prétendant toujours pouvoir nous extraire de notre passé. J’ai l’impression que le fait qu’on a besoin de cette illusion a beaucoup à voir avec nos constructions sociales, avec le fait qu’on est censé-e-s vivre dans un monde d’individu-e-s libre et indépendant-e-s.

Par opposition, ce que je cherche à dire, c’est qu’être révolutionnaire, c’est-à-dire chercher à transformer radicalement et collectivement notre monde, c’est peut-être moins courir après des transformations massives et rapides (ou même essayer de les provoquer) que trouver les leviers qui nous permettent de pousser discrètement les situations sociales dans des directions radicalement différentes. A forcer de pousser tout doucement, on finit par rendre une situation irréversible. Comme si on poussait petit à petit un rocher du haut d’une pente jusqu’à ce qu’il finisse par accélérer tout seul en dévalant la pente. Tout ça suppose de faire attention au sol sur lequel on s’appuie, histoire de ne pas amener le rocher dans un endroit où il restera bloqué. Ça suppose aussi de partir d’où est le rocher, sans se gratter la tête pendant des heures à essayer de se dire que ça serait mieux s’il était ailleurs, ou s’il était positionné différemment. Le plus dur, ce n’est pas de savoir où amener le rocher, mais de savoir comment y aller. La révolution, ça commence par réussir à se mettre en mouvement collectivement, et dans cette situation, le passé, le chemin parcouru, n’est pas tant un poids qu’un atout: il nous donne l’inertie qui permet d’aller vraiment loin. La rupture, c’est le moment où l’inertie empêche tout retour en arrière: à ce stade là, l’essentiel est déjà joué, et il est déjà trop tard pour réellement changer la trajectoire de ce qu’on a mis en mouvement.

C’est probablement aussi ce que je cherchais à dire dans mon texte sur le milieu. Il y a eu beaucoup de textes prétendant rompre avec ce fameux milieu, prétendant le décortiquer, le décomposer en éléments afin d’en sortir où quelque chose comme ça. Le mieux qu’on puisse faire, c’est de faire du milieu une chose passée. Mais, même à ce stade-là, il restera quelque chose dont il faut tenir compte, une partie d’une tradition et d’une histoire dont il faut se nourrir. Je fais le malin, mais je n’ai pas encore réussi à savoir quoi faire de cette histoire dans ma vie. Par contre, je sais qu’il va falloir que je fasse avec, qu’il va falloir que je construise progressivement une identité nouvelle qui ne sera jamais un nouveau départ tout frais et pimpant.

[mise à jour (22/01/12)] Grrrr, je savais que j’aurais dû ajouter ça … Je ne cherche pas à ressortir la vieille alternative « réforme où révolution ? », ne serait-ce que, parce que comme le disent (de manière un peu complexe mais juste) des camarades, cette alternative n’a plus de sens à l’heure actuelle: de nos jours, il n’y a de réforme que capitaliste. Par contre, j’essaie de dire que les processus révolutionnaires ne se construisent pas avec des ruptures grandiloquantes censées partir de rien et des explosions spontanées. Transformation radicale, ça ne veut pas dire qu’on est des dieux et des déesses qui flottent au-dessus de la situation sociale et plongent d’un coup en piqué pour éclater du rapport social. Même révolutionnaires, on est dans le capitalisme jusqu’au cou, on part d’où on est et on progresse lentement, en jouant sur le temps, la ténacité et la finesse plus que sur l’illumination, le bourrinage et le rentre-dedans.


6 Comments on “Rupture ? Quelle rupture ?”

  1. 1 MOI said at 20 h 13 min on janvier 21st, 2012:

     » c’est peut-être moins courir après des transformations massives et rapides (ou même essayer de les provoquer) que trouver les leviers qui nous permettent de pousser discrètement les situations sociales dans des directions radicalement différentes. A forcer de pousser tout doucement, on finit par rendre une situation irréversible.  »
    oui ça s’appelle réformisme. Lire Gramsci ça te fait pas du tout du bien, mon gros. Et penser que ce blog était si bien parti, dommage….

  2. 2 murmures said at 14 h 02 min on janvier 22nd, 2012:

    Oh que c’est mignon … « mon gros« , un petit peu condescendant et tu m’expliques la vie. Ah, génial. Ben écoutes, si tu crois que je suis réformiste, je ne te retiens pas. J’ai juste répondu à ce commentaire pour dire que les commentaires qui m’insultent la prochaine fois, je les vire, parce que je suis pas là pour me faire emmerder 🙂

  3. 3 Patrick said at 19 h 57 min on janvier 23rd, 2012:

    A noter pour la suite : murmures n’est pas gros. Juste enveloppé, c’est pas pareil. Même que peut-être que lui aussi il est tombé dedans quand il était petit, va savoir 😉

    Blague à part et si j’ai bien suivi : la rupture, c’est le moment où on perd tout contrôle sur le gros caillou qu’on poussait opiniâtrement jusqu’ici, et qu’il se met à dévaler en broyant tout sur son passage ?

    Nan, j’déconne encore, ne répond pas. 🙂

    En fait j’aime bien cette image, et ton texte a fait aussi résonner un peu de Benasayag par endroits (sans que je prenne la peine de détailler plus pour l’instant, c’est l’hiver et je fatigue vite). Merci du bon moment, j’en garde un peu pour plus tard.

  4. 4 Camotsmille-la-revenante said at 10 h 30 min on février 5th, 2012:

    Ahhhh, le manque de mémoire (politique, historique…)nous perdra, c’est sûr (y a qu’à voir comment la gauche se vante encore d’être les héritiers de Mitterrand…)
    Bon mais moi au fond je m’en fous des problèmes politiques, on en bouffe assez toute la journée.
    Viens faire un tour à Paname mon Prophète, ça te fera du bien 🙂
    (et je sais que je suis moyennement dispo en ce moment, mais je suis là, bien là !)

  5. 5 murmures said at 14 h 09 min on février 5th, 2012:

    Oh, j’ai cru voir une revenante ! C’est mieux qu’on gros minet, mais c’est bizarre quand même 🙂

    Si ça vaut le coup de parler des problèmes politiques, c’est bien pour éviter « d’en bouffer », je dirais. Bouffer de la politique plutôt que se faire bouffer par elle, un truc dans le genre.

    Quant à aller te voir, complètement, mais vu qu’on est tou-te-s les deux pas doué-e-s pour les relations à distance, ça risque de prendre du temps 🙂

  6. 6 Camotsmille said at 9 h 30 min on février 20th, 2012:

    Ah ah, effectivement, surtout quand je mets une quinzaine de jours à réaliser que tu m’as répondu ( je croyais pourtant avoir demandé à être prévenue en cas de commentaire… grrr la technologie ça marche bien que quand ça veut !)
    Pour info suis en vacances à partir de jeudi ! (et je rentre pas à Nantes… )
    Quant à la politique… plus ça va plus elle me gonfle, à défaut de me bouffer. Et le pire c’est que j’aimerais bien pouvoir dire que je m’en détache hein. Mais c’est plus fort que moi, je me dis que si je les écoute pas raconter les mêmes conneries à longueur de journée, je fais ptet pas correctement mon devoir de citoyenne :/