Posted: juillet 16th, 2014 | Author: murmures | Filed under: Pays arabes, palestine, Traduction(s) | Commentaires fermés sur Refuser la victimisation : une défense de la résistance palestinienne
Penser les tirs de roquettes de Gaza comme un contre-discours. Ce qui compte avec cette forme de résistance, ce sont moins les dégâts causés que l’affaiblissement des systèmes de privilèges dans un contexte anti-colonial.
Je me demande si, lorsque l’armée coloniale d’Israël bombarde Gaza, les palestinien-ne-s ne devraient pas attraper leurs guitares, leurs pianos et leurs flonflons, se tourner vers les oppresseurs qui les survolent avec leurs hélicoptères et leurs F16 et commencer à chanter une ballade pacifique. Peut-être qu’à ce moment-là, nous réussirons enfin à impressionner les « expert-e-s » et les papillons de la « résistance non-violente ». Je me demande aussi au nom de quoi, au nom de quel vécu, ces expert-e-s et ces papillons se sentent autorisé-e-s à nous demander de déposer nos armes. Ça n’a aucun sens.
La question présente est une question de privilège, de privilège qui doit être combattu et démantelé jusqu’à ses fondations les plus profondes. Dans leurs revendications « radicales », les Jacobin-e-s de la Révolution Française n’allaient pas jusqu’à réclamer la liberté pour les esclaves noir-e-s d’Haïti et des autres colonies françaises. Les Jacobin-e-s d’aujourd’hui défendent une conception de la liberté qui attend, qui exige, des palestinien-ne-s, non seulement qu’ils et elles chantent patiemment pour la paix, mais qu’illes dénoncent au passage la lutte armée. Je me dois d’être juste avec les Jacobin-e-s, illes ont bel et bien revendiqué l’égalité, mais uniquement pour les mulâtres propriétaires d’esclaves noir-e-s. Ironiquement, cette revendication ressemble furieusement aux appels des éléments « progressistes » de la communauté juive, en Israël et ailleurs. Ces « progressistes » demandent à Israël « d’accorder » aux citoyen-ne-s de seconde zone d’Israël, c’est à dire à la minorité palestinienne, les privilèges dont bénéficient leurs compatriotes juif-e-s. Cette idée d’intégration, qui tient plutôt pour moi de l’assimilation, suppose que l’État est le protecteur absolu de ses citoyen-ne-s et la source de toute justice, plutôt que l’origine de pratiques et d’idéologies coloniales, ce qu’est clairement l’État colonial d’Israël. En d’autres termes, cette proposition part du principe que les palestinien-ne-s ont un problème avec les lois de l’État plutôt qu’avec l’État lui-même. Même cette séparation libérale entre « l’État » et « ses lois » est problématique.
Les roquettes de la résistance tirées depuis la bande de Gaza sont un antidote indispensable à ce discours. Les habitant-e-s juif-e-s d’Israël doivent comprendre qu’ils et elles ne seront pas en sécurité tant qu’illes ne retourneront pas leur colère et leur frustration contre leur propre système de privilèges et leur propre idéologie raciste ; tout gouvernement israélien, qu’il soit de gauche ou de droite, incarne ce système et cette idéologie. Personne ne leur demande de partir, mais illes doivent accepter la résistance palestinienne tant qu’illes acceptent l’arrogance caractérisée de l’idéologie sioniste. Le potentiel radical des roquettes palestiniennes et des sirènes d’alarmes qui les accompagnent, tient dans leur capacité à déstabiliser un système privilégiant les israélien-ne-s juif-e-s au détriment des palestinien-ne-s, colonisé-e-s et déplacé-e-s. Les roquettes sont tout simplement une affirmation radicale d’existence et une expression directe d’auto-détermination. Les Jacobin-e-s doivent, illes aussi, comprendre cette réalité.
Aujourd’hui, les Jacobin-e-s, dont certain-e-s membres de la classe dirigeante palestinienne souffrant probablement du Syndrome de Stockholm, utilisent, consciemment ou non, une rhétorique proche de la position israélienne officielle et cherchent à monter la population contre la résistance. Illes disent que le Hamas est responsable des victimes civiles à Gaza. Ils s’accordent à dire que les roquettes du Hamas sont inutiles et ne font que provoquer des représailles israéliennes, que le Hamas exploite la population civile en la laissant sous les bombes pendant que les dirigeants du mouvement se terrent. Cet argument n’est en pas un, il ne fait que montrer une complète incompréhension de la situation. Israël ne peut pas, logiquement parlant, riposter. Israël est né en mai 1948 après un nettoyage ethnique massif qui a entraîné l’expulsion de la majorité de la population palestinienne indigène. Chaque roquette, manifestation ou pneu brûlé par un-e palestinien-ne est une réponse. La résistance palestinienne continuera jusqu’à ce que la Palestine soit libérée, et je parle bien de la Palestine historique. Pour dire les choses clairement: les palestinien-ne-s tirent des roquettes sur un territoire qui leur appartient.
D’une manière différente mais proche, les remarques à propos de « l’inutilité » des tirs de roquettes indiquent un manque sévère de perspicacité. La résistance palestinienne ne date pas d’hier et ne disparaîtra pas demain. Le chemin vers la libération, est bien un chemin, c’est-à-dire un processus plutôt qu’un point isolé. Les tirs de roquettes, tout comme la désobéissance civile, font partie de ce processus qui a commencé bien avant la naissance d’Israël. Les émeutes de Yafa (Jaffa) en 1921, la Grande Révolte de 1936-1939 et les deux premières intifadas sont des exemples d’un processus plus large où Israël tente, avec le soutien des États-Unis et de l’Union Européenne, d’éradiquer la conscience politique palestinienne.
Ces discours défaitistes qui cherchent des justifications à Israël ressortent chaque fois qu’Israël bombarde la bande de Gaza ou mène une opération militaire en Cisjordanie, utilisant régulièrement la mort de civils pour condamner moralement la résistance. Ces arguments sont flous, voire même hypocrites. En tant que pouvoir colonial, Israël n’a pas besoin de justification pour s’en prendre à des civils. Roquettes palestiniennes ou pas, l’État colonial d’Israël discrimine, tabasse, emprisonne et assassine les palestinien-ne-s tous les jours. Par exemple, Tariq Abou Khdair, un palestinien de 15 ans a été battu par les soldats coloniaux d’Israël, arrêté après son tabassage, confiné dans sa maison et a dû payer plus de 650 euros d’amende sans procès, sans avoir été inculpé, sans avoir rien fait. Mohammed al-Dourra, assassiné dans les bras de son père le 30 septembre 2000 à Gaza est un autre exemple des agressions commises par un pouvoir colonial déchaîné qui prive systématiquement ses sujets de leur humanité.
Les combattant-e-s armé-e-s palestinien-ne-s ne peuvent être compris que dans ce contexte plus global : ce sont des sujets coloniaux d’Israël qui, comme Sans Souci à Haïti, comme le FLN en Algérie, comme l’IRA en Irlande, refusent la soumission de leur peuple à une domination coloniale. Reprocher aux opprimé-e-s, dont font partie les combattant-e-s palestinien-ne-s, de lutter contre leurs oppresseurs est une faute morale dont les pacifistes, défaitistes et défenseurs d’Israël ne parlent pas. Le meurtre de civils ne cessera pas quand la résistance arrêtera de combattre au côté de son peuple, mais quand Israël décolonisera la Palestine.
Pour finir, les Brigades al-Qassam du Hamas n’ont jamais été le seul groupe armé de Palestine. Les Brigades des Martyrs d’al-Aqsa du Fatah, les Brigades Abu Ali Mustafa du mouvement marxiste-léniniste FPLP et les Brigades al-Qods du Jihad Islamique restent toutes, à des degrés divers, actives dans la lutte anti-coloniale en Palestine. Voir la résistance palestinienne comme uniquement « islamiste » est donc faux et ne fait que permettre à Israël de nourrir la haine islamophobe rampante chez ses citoyen-ne-s juif-e-s.
Pour revenir à Haïti, un certain Jean-Baptiste Sans Souci, dont j’ai parlé plus haut, était un esclave noir sous la colonisation française. Pendant la Révolution Haïtienne de 1791, Sans Souci, abandonné par Toussaint Louverture, un leader révolutionnaire créole qui avait négocié avec le gouvernement français, a refusé la soumission de Louverture, a pris les armes et a combattu férocement l’armée française. Après avoir vu la force morale de Sans Souci et de ses troupes, Louverture, qui soutenait le gouvernement français après sa défaite, a rejoint à nouveau les forces révolutionnaires. Sans Souci a été assassiné en 1803, mais Haïti a obtenu l’indépendance l’année suivante, en 1804. Il y a plus à dire sur la révolution haïtienne que je peux le faire ici, mais ce résumé terriblement bref me permet de souligner deux points. Premièrement, Haïti n’a pas obtenu son indépendance en signant un traité avec la France comme l’avait fait Louverture, mais par la force morale de ses armes, force qui a obligé le gouvernement français à se soumettre à la volonté du peuple qu’il avait réduit en esclavage. Deuxièmement, les armes de Sans Souci n’ont pas fait qu’obtenir une victoire militaire contre une armée française bien plus puissante : la légitimité morale de la cause de Sans Souci a fait tomber les complexes d’infériorités incarnés par Louverture et a renversé les systèmes de privilèges.
Le modèle révolutionnaire palestinien doit être la Révolution Haïtienne de 1791, pas la Révolution Française de 1789.
[Texte original: Rejecting victimhood: the case for Palestinian resistance avec un grand merci à l’auteure @RanaGaza et à @OpenDemocracy pour l’autorisation de traduction et de publication ici]
Posted: juin 20th, 2014 | Author: murmures | Filed under: Traduction(s) | Commentaires fermés sur Communiqué de Camarades du Caire: Le droit de manifester de tou-te-s
[Ce communiqué a été publié récemment par Camarades du Caire. J’ai traduit un de leurs précédents communiqués]
Le droit de manifester de tou-te-s
A celles et ceux qui luttent à nos côtés,
Nous vous écrivons de nouveau à l’aube sanglante d’une nouvelle présidence, la quatrième en quatre ans. Le général Abdel Fattah al-Sisi, qui a organisé le renversement brutal de Mohammed Morsi et des Frères Musumans, siège maintenant sur le Trône de Fer de l’Égypte. L’État policier renaissant est plus féroce que jamais. Les médias, contrôlés par un poignée de millionnaires, incitent par la terreur la population à abandonner ses droits les plus élémentaires pour satisfaire les déesses Sécurité et Stabilité. Les jeunes révolutionnaires qui ont osé remettre en cause le statu quo et qui ont aperçu, durant un bref moment de 2011, la possibilité d’un changement sont maintenant pourchassé-e-s et emprisonné-e-s un-e par un-e.
Après avoir manipulé les manifestations populaires du 30 juin 2013 contre les Frères Musulmans pour revenir au pouvoir, l’élite militaire utilise maintenant l’ensemble des moyens à sa disposition pour mater toute forme de protestation et pulvériser les espaces politiques chèrement acquis ces trois dernières années. La violence et l’intimidation ont toujours été les outils principaux des forces de police, mais l’Égypte de Sisi a donné aux juges un rôle nouveau et central dans l’abolition des libertés. Leur outil est la Loi sur les Manifestations qui, en sept mois d’existence, a été utilisée pour arrêter, emprisonner et condamner des milliers de participant-e-s à des manifestations pacifiques, mais aussi pour cibler des militant-e-s connu-e-s et influent-e-s.
L’exemple le plus connu à l’heure actuelle est celui d’Alaa Abd al-Fattah. Le 26 novembre 2013, 2000 manifestant-e-s rassemblé-e-s devant la Chambre Haute du Parlement ont été attaqué-e-s par la police avec des canons à eau, des matraques, des brutes en civil et du gaz lacrymogène. Cinquante personnes ont été arrête-e-s; une fois libéré-e-s les femmes, les journalistes et les avocat-e-s (après que tou-te-s aient été tabassé-e-s), vingt-quatre hommes ont été laissés en prison. La nuit suivant, la police a brutalement arrêté Alaa chez lui. Aujourd’hui, Alaa et les vingt-quatre autres détenus ont été condamnés à quinze ans de prison. A Alexandrie, Mahienour al-Massri, un des défenseurs des droits humains le plus déterminé de la cité côtière, est en prison pour avoir manifesté devant le tribunal où les deux policiers qui ont assassiné Khaled Said [martyr de la révolution égyptienne] passaient en procès. A nouveau au Caire, les fondateurs du Mouvement du 6 Avril, un des groupes politiques de jeunesse les plus organisés du pays, purgent une peine de trois ans dans une prison de haute sécurité. Beaucoup d’autres sont dans la même situation. Depuis le 3 juillet 2013, plus de 36 000 personnes ont été arrêté-e-s pour des activités politiques. Plus de 80 de ces personnes sont mortes en prison.
Maintenant, nous faisons donc face aux balles de la police, aux procureurs corrompus et aux cages des tribunaux. Il faut malgré tout continuer à avancer. Nous ne capitulerons pas devant un dictateur et son Etat sécuritaire. Nous ne laisserons pas nos camarades perdre leur jeunesse dans les cellules de Moubarak. On ne nous fera pas taire.
C’est pourquoi nous allons marcher sur le palais présidentiel samedi [21 juin]. Ailleurs dans le monde, nos ami-e-s et camarades manifesteront leur solidarité. Des manifestations ont été annoncé-e-s à Athènes, Berlin, Derry, Londres, Paris, New York et Stockholm, et dans bien d’autres endroits encore. Même si nous savons bien qu’il faudra longtemps avant que nous retrouvions notre force étourdissante de 2011, les moments de lutte et d’unité internationale sont plus importants que jamais. Le droit de manifester n’est pas seulement attaqué en Égypte, il est aussi réprimé et criminalisé partout dans le monde: du parc Gezi à Nabi Saleh et des universités américaines à Marikana [ville minière d’Afrique du Sud ayant connu un fort mouvement de grève en 2012], les peuples se battent pour le défendre.
On ne peut pas se battre sur tous les fronts et contre toutes les injustices au même moment. Les tragédies sont souvent nécessaires pour attirer l’attention. L’Égypte vit un moment crucial. La Loi sur les Manifestations doit tomber. Les prisonnier-e-s doivent être libéré-e-s. Le gouvernement doit savoir qu’il ne peut pas agir en toute impunité. Multiplier les actions modestes les amplifie. Quand le monde entier s’est mis à regarder en direction de la place Tahrir en février 2011, la pression est monté sur Moubarak. Quand la révolution s’est opposé au gouvernement des forces armées fin 2011, la perte de légitimité des Généraux a été accélérée par la méfiance internationale envers eux. Les effets de la solidarité sont toujours difficiles à évaluer, mais nous savons que renoncer au droit de manifester, c’est renoncer au droit de contrôler sa destinée.
Site sur la mobilisation [en anglais]: http://egyptprotests2014.tumblr.com
Contact: comradesfromcairo@gmail.com
Posted: avril 17th, 2012 | Author: murmures | Filed under: Traduction(s) | Commentaires fermés sur « A mon peuple » (Assata Shakur)
« Certaines des lois de la révolution sont tellement simples qu’elles paraissent improbables. Les gens pensent qu’une chose doit être complexe pour fonctionner, mais c’est souvent le contraire. La plupart du temps, on réussit en mettant en pratique les vérités simples qu’on possède. »
– Assata Shakur
Le mouvement révolutionnaire noir des États-Unis est relativement peu connu en France. A part les Black Panthers, en général, personne n’a jamais entendu parler de ces milliers de radicaux noir-e-s qui se sont battu-e-s pendant des années face à une répression délirante, et en ne bénéficiant que d’une solidarité très réduite de la part de la gauche radicale blanche. Il y a là toute une tradition de lutte vivante, rebelle et particulièrement riche politiquement, qu’on a encore à découvrir.
Je traduit ici un texte d’Assata Shakur (si vous être un-e fan-e de hip-hop, il s’agit de la tante de Tupac), militante révolutionnaire noire de l’époque. Beaucoup de contexte est donné dans les liens wikipedia que j’ai mis, vous pouvez donc approfondir en vous baladant de lien en lien si vous êtes intéressé-e-s. Le texte a été écrit en juillet 1973, peu de temps après l’arrestation d’Assata, et à réussi à sortir de prison et à être lu sur des nombreuses antennes radios grâce à l’avocate de Shakur. Il se trouve dans l’autobiographie d’Assata Shakur, texte formidable, malheureusement jamais traduit en français.
A mon peuple
Frères noirs, soeurs noires, je veux que vous sachiez que je vous aime et que j’espère que, quelque part dans votre cœur, vous avez de l’amour pour moi. Mon nom est Assata Shakur (nom d’esclave joanne chesimard), et je suis une révolutionnaire. Une révolutionnaire noire. Je veux dire par là que j’ai déclaré la guerre à toutes les forces qui ont violé nos femmes, castré nos hommes et affamé nos enfants.
J’ai déclaré la guerre aux riches qui profitent de notre pauvreté, aux politiciens qui nous mentent avec un grand sourire, et à tous les robots sans cœurs et sans cervelles qui les protègent, eux et leurs biens.
Je suis une révolutionnaire noire et, en tant que telle, je suis la cible de toute la colère, de toute la haine et de tous les mensonges dont l’amérike est capable. Comme elle le fait pour tous les autres révolutionnaires noires, l’amérike essaie de me lyncher.
Je suis une femme noire révolutionnaire, et j’ai donc été accusée de tous les crimes auxquels une femme est censée avoir participé. Quant aux crimes qui sont supposés n’avoir été commis que par des hommes, j’ai été accusé de les avoir planifiés. Ils ont mis des photos d’une personne censée être moi dans les bureaux de postes, dans les aéroports, dans les hôtels, dans les véhicules de police, dans les stations de métro, dans les banques, à la télévision et dans les journaux. Ils ont offert plus de 50 000 dollars de récompense pour ma capture et ils ont ordonné que je sois abattue à vue.
Je suis une révolutionnaire noire et donc, par définition, je fais partie de l’Armée de Libération Noire. Les porcs ont utilisé leurs chaînes de télévision et leurs journaux pour décrire l’Armée de Libération Noire comme une bande de criminel-le-s vicieux, brutaux et cinglé-e-s. Ils disent que nous sommes des gangsters et des nanas de gangsters et nous comparent à john dillinger et à ma barker. Pour quiconque est capable de penser, de voir et d’entendre, il doit être clair, il doit être absolument clair que nous sommes les victimes. Les victimes et non les criminel-le-s.
Ce qui doit aussi être clair pour nous à ce stade, c’est l’identité des vrais criminels. Nixon et des complices ont assassiné des milliers de frères et sœurs du Tiers Monde au Vietnam, au Cambodge, au Mozambique, en Angola et en Afrique du Sud. Le Watergate a prouvé que les dirigeants de ce pays sont une bande de menteurs criminels. Le président, deux procureurs, le directeur du fbi, le directeur de la cia, et la moitié du personnel de la maison blanche sont de mèche dans les crimes du Watergate.
Ils disent que nous sommes des meurtrier-e-s, mais nous n’avons pas assassiné près de deux-cent cinquante hommes, femmes et enfants noir-e-s désarmé-e-s, ou blessé des milliers d’autres dans des émeutes qu’ils ont déclenchés pendant les années soixante. Les gouvernants de ce pays ont toujours pensé que leurs possessions étaient plus importantes que nos vies. Ils disent que nous sommes des assassin-e-s, mais nous ne sommes par responsables des vingt-huit frères emprisonnés et des neuf otages tués à attica. Ils disent que nous sommes des tueurs et des tueuses, mais nous n’avons pas assassiné et blessé plus de trente étudiant-e-s désarmé-e-s à Jackson State [massacre durant lesquels les flics américains ont attaqué une manifestation dans un campus début 1970], ni d’ailleurs à Southern State [même chose].
Ils disent que nous sommes des meutrier-e-s, mais nous n’avons pas assassiné Martin Luther King, Emmett Till, Medgar Evers, Malcolm X, George Jackson, Nat Turner, James Chaney [militant noir assassiné par le Klu Klux Klan en 1964] et de nombreux autres. Nous n’avons pas assassiné d’une balle dans le dos Rita Lloyd (16 ans), Rickie Bodden (onze ans), et Clifford Glover (dix ans) [enfant abattu par un policier à New York à l’époque où Assata écrit le texte]. Ils disent que nous sommes des tueurs et des tueuses, mais nous ne contrôlons pas un système raciste et oppressif qui assassine systématiquement les Noir-e-s et les peuples du Tiers Monde, et nous ne sommes pas responsables du fonctionnement quotidien d’un tel système. Les Noir-e-s sont censé-e-s représenter à peu près quinze pour cents de la population amérikkkaine totale, mais plus de soixante pour cent des victimes de meurtres sont Noir-e-s. Pour chaque porc tué « en service », au moins quinze Noir-e-s sont assassiné-e-s par la police.
L’espérance de vie des Noir-e-s est bien plus basse que celle des blanc-he-s et ils essaient de toutes leurs forces de nous tuer avant même que nous naissions. Nous mourrons brûlé-e-s vives, piégé-e-s dans des logements conçus pour ne pas nous protéger du feu. Nos frères et sœurs meurent quotidiennement d’overdose d’héroïne et de méthadone. Nos bébés meurent d’empoisonnement au plomb. Des millions de Noir-e-s meurent à cause de soins médicaux indignes. Ce sont des meurtres. Et ils ont le cran de dire que nous sommes des meutrier-e-s.
Ils disent que nous sommes des kidnappeurs et des kidnappeuses, mais Frère Clark Squire (accusé, tout comme moi, d’avoir assassiné un officier de police du new jersey) a été kidnappé le 2 avril 1969 de notre communauté Noire, avec une rançon d’un million de dollars pour le procès des 21 Panthères de New York. Il a été, comme tou-te-s les autres accusé-e-s, acquitté le 13 mai 1971 de toutes les 156 charges qui pesaient contre lui, par un jury qui a mis moins de deux heures à délibérer. Frère Squire était innocent, mais il a été enlevé à sa communauté et à sa famille. On lui a volé deux années de sa vie, mais ils nous traitent de kidnappeurs et de kidnappeuses. Nous n’avons pas enlevé les milliers de Frères et de Soeurs détenu-e-s dans les camps de concentration de l’amérike. 90% de la population carcérale de ce pays est Noire ou vient du Tiers Monde et ne peut pas se payer d’avocat ni régler une caution.
Ils disent que nous sommes des voleuses et des bandits. Ils disent que nous volons. Mais nous n’avons pas volé au continent africain des millions de Noir-e-s. On nous a volé notre langue, nos Dieux, notre culture, notre dignité humaine, notre travail et nos vies. Ils nous traitent de voleurs, mais nous ne mettons pas des milliards dans les poches chaque année grâce à l’évasion fiscale, à la manipulation illégale des prix, au détournement de fonds, aux arnaques à la consommation, aux pots-de-vin, à la corruption, à la fraude. Ils nous traitent de bandits, mais la plupart des Noir-e-s se font voler chaque fois qu’illes encaissent leur paie. Nous sommes arnaqué-e-s chaque fois que nous mettons les pieds dans un magasin dans nos quartiers. Et chaque fois que nous payons nos loyers, le propriétaire nous enfonce un fusil dans les côtes.
Ils disent que nous sommes des voleuses, mais nous n’avons pas assassiné et pillé des millions d’Indien-ne-s en les privant de leurs terres natales pour ensuite décider que nous étions des pionniers. Ils nous traitent de bandits, mais nous ne pillons pas les ressources naturelles de l’Afrique, de l’Asie et de l’Amérique Latine tout en privant les peuples de ces pays de leur liberté et en les laissant affamé-e-s et malades. Les gouvernants de ce pays et leurs domestiques ont commis certains des crimes les plus brutaux et les plus vicieux de l’histoire. Ce sont eux les bandits. Ce sont eux les assassins. Ils doivent être traités en tant que tels. Ces cinglés n’ont pas le droit de me juger moi, Clark, ou n’importe quelle autre Noir-e passant au procès en amérike. Ce sont des Noir-e-s qui doivent, inexorablement, déterminer nos destinées.
Dans l’histoire, chaque révolution a été accomplie avec des actes, même si les mots sont nécessaires. Nous devons créer des boucliers pour nous protéger et des lances pour transpercer nos ennemis. Les Noir-e-s doivent apprendre à lutter en luttant. Nous devons apprendre de nos erreurs.
Je souhaite m’excuser auprès de vous, mes frères et sœurs Noir-e-s, de m’être trouvée sur cet échangeur du new jersey. J’aurais dû être plus futée. Cet échangeur est un checkpoint où les Noir-e-s sont arrêté-e-s, fouillé-e-s, harcelé-e-s et agressé-e-s. Les révolutionnaires ne doivent jamais être trop pressé-e-s ou prendre des décisions hâtives. Celui qui court dans la nuit tombe à de nombreuses reprises.
Chaque fois qu’un-e combattant-te de la liberté noir-e est tué ou capturé, les porcs essaient de créer l’impression qu’ils ont écrasé le mouvement, qu’ils ont détruit nos forces, et qu’ils ont maté la Révolution Noire. Les porcs essaient de donner l’impression que cinq ou dix combattant-e-s sont responsables de toutes les actions révolutionnaires qui se produisent en amérike. C’est ridicule. C’est absurde. Les révolutionnaires Noir-e-s ne tombent pas du ciel. Nous sommes créé-e-s par nos conditions. Nous sommes forgé-e-s par nos oppressions. Nous sommes produit-e-s en masse dans les rues des ghettos, dans des endroits comme attica, san quentin, bedford hills, leavenworth, ou sing sing. Ils nous fabriquent par milliers. Beaucoup d’anciens soldats Noirs au chômage et de mères ayant besoin de l’assistance publique nous rejoignent. L’ALN est constituée de frères et soeurs tou-te-s différent-e-s, qui sont fatigué-e-s de souffrir sans rien faire.
Une Armée de Libération Noire existe et existera toujours tant que chaque homme, femme et enfant Noir-e ne sera pas libre. Le rôle principal de l’Armée de Libération Noire est actuellement de créer des modèles, de se battre pour la liberté Noire et de préparer l’avenir. Nous devons nous défendre et ne laisser personne nous manquer de respect. Nous devons arracher notre libération en utilisant tous les moyens à notre disposition.
Il est de notre devoir de nous battre pour notre liberté.
Il est de notre devoir de vaincre.
Nous devons nous aimer et nous soutenir.
Nous n’avons rien d’autre à perdre que nos chaînes:
Dans l’esprit de:
Ronald Carter
William Christmas
Mark Clark [membre du BPP tué par la police aux côté de Fred Hampton en 1969]
Mark Essex [membre du BPP ayant lancé un assaut sur un hôtel newyorkais en janvier 1973 après avoir tué plusieurs policiers fin 1972]
Frank ‘Heavy’ Fields
Woodie Changa Olugbala Green
Fred Hampton
Lil’ Bobby Hutton [un des premiers membres du BPP]
George Jackson
Jonathan Jackson [le frère de George Jackson, tué alors qu’il essayait de libérer son frère]
James McClain [complice de McClain durant la tentative de libération de George Jackson]
Harold Russel
Zayd Malik Shakur [camarade d’Assata à l’ALN, tué au moment de l’arrestation d’Assata]
Anthony Kumu Olugbala White
Nous devons continuer le combat !
[mise à jour (27/10/13)] Le collectif « Angles morts » vient de publier une traduction d’un entretien très intéressant avec Assata:Assata Shakur parle depuis l’exil
Posted: novembre 28th, 2011 | Author: murmures | Filed under: Traduction(s) | Commentaires fermés sur Des élections au milieu d’une révolution
[Le texte qui suit est une traduction d’un texte publié aujourd’hui sur Jadaliyya par Hesham Sallam (voir la liste de ces articles sur Jadaliyya, en anglais), un chercheur. Le texte original comporte beaucoup de liens en anglais et en arabe que j’ai supprimé de la traduction, étant donné qu’ils ne disposaient pas d’équivalents en français. Les textes que j’ai traduit ces derniers jours peuvent néanmoins servir de références par rapport à ce texte, ainsi que ce texte sur les institutions sécuritaires, un peu plus vieux. Concernant les élections, si vous lisez l’anglais, The Arabist est une bonne référence, avec, notamment, une carte des principaux partis.]
La réapparition de manifestations massives en Égypte, sur la place Tahrir mais aussi ailleurs dans le pays, a soulevé, pour les observateurs et observatrices extérieur-e-s, beaucoup de questions au sujet de ce qui a été souvent décrit comme « la transition démocratique de l’Égypte« . Beaucoup se demandent comment l’Égypte pourra progresser dans son « voyage vers la démocratie » quand la persistance de manifestations et d’occupations longues paraît « empêcher » les premières élections post-Moubarak de l’Égypte de se dérouler, à partir d’aujourd’hui, pendant les trois prochains mois. En fait, cette impression correspond tout à fait à la rhétorique propagée par le CSFA [Conseil Supérieur des Forces Armées égyptiennes, qui gouverne actuellement le pays], qui dit que ces manifestations ne sont qu’un conflit entre les tahriristes, qui ne veulent pas que les élections aient lieu maintenant à cause de leurs perspectives limitées de succès, et le camp des « élections maintenant » du CSFA, appuyé par de nombreux partis politiques impatients de tenter leur chance dans des élections. Dans ce récit, les manifestant-e-s de Tahrir empêchent les égyptien-ne-s de choisir leur propre destin à travers des élections libres et équitables et de construire des institutions démocratiques. Beaucoup de médias internationaux ont adopté ce récit dans une de ses multiples versions, ramenant finalement la situation actuelle à: « l’Égypte est en crise et ses élections sont en danger« .
Cette perspective n’offre qu’une problématique pauvre, et ce pour de nombreuses raisons. La plus importante de ces raisons est qu’elle part que du principe que, plus que les forces de sécurité du régime du CSFA qui ont transformé la place en champ de bataille en cherchant à la vider par la force, ce sont les manifestant-e-s cherchant à occuper pacifiquement la place Tahrir qui sont responsables des violences récentes. Au-delà de la responsabilité de cette « crise« , cette histoire de « la place contre les élections » ne permet pas de voir le lieu réel de la bataille pour le changement se déroulant en Égypte et prend pour acquis que ces élections rapprocheront nécessairement le pays d’un système politique plus ouvert, pluraliste et à l’écoute des revendications de la Révolution du 25 janvier.
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Pour comprendre la signification des élections à venir et son lien avec les événements qui se déroulent sur Tahrir et dans d’autres places, il est important de garder en mémoire le fait que la Révolution du 25 janvier n’était pas qu’une révolte contre le règne d’Hosni Moubarak. Elle était aussi un rejet sans ambiguïté de la « politique de l’establishment » des élites, pratiquée aussi bien par l’ancien parti au pouvoir que par les partis et les groupes d’opposition autoproclamés. Durant les dix-huit jours qu’a duré le soulèvement qui a finalement vu tomber Moubarak, l’ancien président a remanié le gouvernement, promis de ne pas se représenter à la présidence et de ne pas y présenter son fils, promis de mettre en place des réformes constitutionnelles profondes, et entamé un dialogue avec des dirigeants de l’opposition. Les manifestations se sont néanmoins poursuivies puisque les mouvements de protestation qui participaient à ce soulèvement ont rejeté toutes les concessions de Moubarak et sont restées mobilisées derrière la seule revendication unitaire: irhal (« partez« ).
Le rejet de ces concessions en janvier ne reflète pas seulement un manque de confiance envers Moubarak et sa clique, mais aussi un manque de foi dans la capacité des dirigeant-e-s de l’élite oppositionnelle à promouvoir le type de changement que le peuple réclame. Pour beaucoup d’activistes, une des leçons amères apprises ces dernières années est que la politique de l’élite oppositionnelle de l’Égypte suit une logique très différente de celle des défenseur-e-s d’une réforme démocratique. Les dirigeant-e-s de l’opposition officielle ont montré à de nombreuses reprises qu’ils étaient prêts à abandonner leurs programmes de réformes, à abandonner n’importe quelle cause d’ailleurs, en échange d’avantages politiques très limités, comme quelques sièges au parlement ou la légalisation de leur parti. Pire encore, certains de ces dirigeants ont aidé de bon cœur le régime Moubarak à réprimer la contestation, que ce soit à l’intérieur de leurs partis ou même, parfois, dans d’autres espaces de la vie publique. Tout ceci a renforcé le sentiment que la politique officielle des élites, les partis, les parlements et les élections, ne pouvait pas constituer un moyen efficace de faire avancer des réformes profondes.
Cette conclusion a contribué en partie à l’émergence, au début des années 90, d’un nouveau secteur politique dans l’opposition, le secteur des mouvements protestataires, organisé de manière non-hiérarchique, en dehors des partis et des élections. La politique traditionnelle était laissée aux élites opportunistes et cooptées par le régime, et ces mouvements ont plutôt utilisé des tactiques conflictuelles comme les manifestations, les grèves et les occupations pour atteindre leurs objectifs politiques. C’est dans ce nouveau secteur de l’opposition que la première offensive a été préparée durant les manifestations du 25 janvier, ouvrant la voie au soulèvement de masse qui a renversé Moubarak. Ces mouvements ont complètement pris par surprise le PND [parti officiel de Moubarak avant la révolution, officiellement interdit depuis], l’opposition traditionnelle et les expert-e-s qui sondaient les élections et la politique officielle égyptienne pour y déceler des signes de démocratisation. Pour reprendre les mots de Dina Shehata [une chercheuse égyptienne en pointe sur l’analyse des mouvements sociaux], ces mouvement ont contribué au retour de la politique en Égypte. L’émergence de ces mouvements n’a pas amené mécaniquement la chute du régime Moubarak: beaucoup de ces mouvements ne s’orientaient pas au départ vers une contestation du système politique égyptien, et ce n’est qu’après avoir surmonté plusieurs obstacles sérieux que des poches d’oppositions solides ont commencé à se développer dans ce secteur. La montée en puissance des mouvements organisés de protestation a finalement transporté la politique égyptienne vers un nouveau champ politique, plus hostile aux manipulations du régime que la politique formelle des élites.
Tout ça pour dire que la vague actuelle de politique conflictuelle traversant l’Égypte est, depuis l’origine, en tension avec la vie politique officielle. Le fait que les « anciens » de l’opposition traditionnelle n’aient joué qu’un rôle mineur dans la direction du soulèvement de l’hiver dernier n’est donc pas surprenant. Que ces mêmes « anciens » soient à nouveau à l’écart et impuissants au milieu de cette colère venant de Tahrir n’est donc pas plus surprenant. En réalité, le miracle de la place Tahrir en 2011 n’est pas uniquement d’avoir vaincu Moubarak et sa clique et de leur avoir fait admettre leur défaite, mais aussi d’avoir contraint les dirigeants de l’opposition à suivre et à respecter la volonté de la place, après que ces mêmes dirigeants aient préféré pendant des années négocier des miettes avec le régime plutôt que de défendre des programmes de réformes.
***
Le départ de Moubarak et la prise de pouvoir de l’armée a amené une nouvelle série de confrontations entre la politique des élites et cet activisme conflictuel qui se nourrit de la pression populaire tout en la renforçant. L’élément central de ces affrontements est la lutte constante entre le CSFA et la place Tahrir à propos de l’histoire de la Révolution du 25 janvier, et c’est cette bataille qui est actuellement en cours sur toutes les places publiques d’Égypte.
D’un côté, le CSFA a claironné sans relâche que la Révolution était victorieuse et qu’elle aurait échoué si l’armée n’avait pas décidé de se ranger aux côtés du peuple contre Moubarak. Dans cette logique, les mouvements de protestation doivent maintenant démobiliser pour rétablir une normalité politique et économique et pour obtenir satisfaction à travers la « politique des élites » : les partis politiques, les processus électoraux, la constitution et les parlements. L’idée est simple: Moubarak est parti, l’espace politique est maintenant libéré; la politique organisée, et non la place publique, est donc à présent l’endroit où exprimer ses revendications et obtenir réparation.
Beaucoup d’activistes et de mouvements ont rejeté cette version de l’histoire, et ont répondu que la Révolution était toujours inachevée et menacée par le CSFA et ses alliés. Illes ne voient pas, aujourd’hui, de raisons de se démobiliser: les institutions coercitives et les pratiques répressives de Moubarak sont toujours en place, les tribunaux militaires et les régimes d’exceptions sont toujours la norme, les manifestations et les grèves sont interdites, le CSFA continue de dominer et de manipuler le processus de transition à travers des constructions légales et institutionnelles, aussi bien qu’à travers des stratégies idéologiques de division, le gouvernement méprise les revendications des travailleurs et des travailleuses et leurs exigences sociales et économiques, et les outils de propagandes héritées de l’ère Moubarak travaillent toujours sans répit à calomnier les dissident-e-s anti-CSFA.
Dans cette perspective, le retour à une forme « normale » et officielle de politique obéissant aux règles du CSFA ne fait que figer une situation politique défavorable et ramène les luttes pour le changement de la place Tahrir au point de départ. L’argument est le suivant: une normalisation complète de la vie politique est hostile à ces mouvements sociaux, puisqu’elle ne fait que renforcer la position du CSFA, qui est de dire que la Révolution a rempli sa mission et que l’Égypte doit maintenant passer à autre chose.
Plus encore, le retour à la politique normale est en réalité une reconfiguration des rapports de force au sein de l’opposition. Cette reconfiguration se fait à l’avantage des « anciens », c’est-à-dire des partis et des élites qui disposent des ressources et de l’expérience nécessaire pour participer aux élections et obtenir une représentation, coupant l’herbe sous le pied des mouvements de protestation. Ceci a lieu à un moment où nombreux sont celles et ceux qui pensent que l’enjeu actuel du changement social en Égypte n’est pas de réaliser des élections libres et équitables, mais de donner à ces élections de la profondeur et du sens, en s’attaquant aux centres bureaucratiques du pouvoir, en enlevant à ces institutions la possibilité d’imposer une direction à la transition en cours, et en les passant sous le contrôle d’un gouvernement civil.
Une de ces bureaucraties est le CSFA lui-même, qui continue de manipuler cette « transition » afin d’en limiter la portée et de préserver les privilèges économiques et politiques traditionnels de l’armée. Récemment, le CSFA a appuyé la volonté du gouvernement d’imposer des « principes supra-constitutionnels » qui, s’ils avaient été acceptés, auraient placé les budgets de l’armée elle-même et des nombreuses entreprises qu’elle contrôle en-dehors du contrôle parlementaire et du regard du public. Un autre de ces centres bureaucratiques du pouvoir est le ministère de l’Intérieur. La quantité incroyable de violence employée par les forces du ministère de l’Intérieur contre des manifestant-e-s désarmé-e-s lors des événements récents démontre que cette institution n’a quasiment pas été réformée depuis le départ de Moubarak et continue d’utiliser les mêmes pratiques répressives que sous le régime précédent. Le ministère de l’Information est une autre de ces institutions bureaucratiques au cœur du pouvoir, avec ses organes officiels de propagande qui continuent à stigmatiser toute contestation politique d’une manière quasiment identique à celle adoptée pendant le règne de Moubarak (par exemple, en dépeignant systématiquement les manifestant-e-s anti-CSFA comme des voyous et des agents de l’étranger). La liste de ces centres de pouvoir ne rendant de comptes à personne compte aussi le ministère des Finances, ainsi que d’autres institutions prenant des décisions économiques affectant la vie de millions d’égyptien-ne-s sans aucune forme de consultation publique ou de transparence.
La persistance de tous ces problèmes explique, à celles et ceux qui se demandent encore, la raison pour laquelle les manifestations n’ont pas cessé en Égypte, pourquoi les foules ne se sont pas calmées depuis février, et pourquoi elles sont retournées sur les places publiques alors même que le pays va bientôt connaître sa première élection pluraliste depuis la fin de Moubarak. Les affrontements récents entre les manifestant-e-s et la police ne sont pas des prises de becs entre les forces de l’ordre et des groupes précis d’individu-e-s. Elle sont plutôt le symptôme d’un problème global: les forces sécuritaires n’ont pas changé leurs méthodes depuis la chute de Moubarak. Plus largement, ces échauffourées montrent que le CSFA a limité l’étendue des réformes réalisées au sein des institutions gouvernementales et des bureaucraties opaques, tout particulièrement au sein du ministère de l’Intérieur.
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Posted: novembre 25th, 2011 | Author: murmures | Filed under: Traduction(s) | Commentaires fermés sur Tahrir: et maintenant ?
[Je traduis ici un texte du 22 novembre du journaliste vivant au Caire Issandr El Amrani, du (passionnant), mais en anglais, The Arabist. Je trouve qu’il apporte un peu de contextualisation dans les nouvelles que je fais passer ces derniers temps, et qu’il montre comment les dernières annonces du gouvernement militaire ne répondent à rien du tout.]
Voilà, le maréchal [Tantaoui, dirigeant du conseil militaire égyptien qui dirige actuellement le pays] a fait son discours, et, divine surprise, c’était un discours inintéressant qui n’offrait aucune perspective pour apaiser les foules de Tahrir. Le discours amenait assurément une concession significative en mentionnant en passant que le CSFA [Conseil Supérieur des Forces Armées égyptiennes, qui dirige actuellement le pays] était prêt à organiser des élections présidentielles en juillet. Cette concession devait être le clou du discours. Ça aurait mieux marché si cette annonce avait été faite par un nouveau gouvernement crédible, ou au minimum par un nouveau premier ministre crédible, qui aurait assuré qu’il avait une indépendance réelle. Ça aurait mieux marché si quelques têtes avaient été offertes à la foule pour les violences des derniers jours.
Aujourd’hui [le 22 novembre, donc], je suis allé à l’endroit où les affrontements avaient lieu, et j’en suis ressorti avec l’impression étrange que les affrontements sont entretenus par les manifestant-e-s et pas par la police, qui se contente actuellement d’empêcher les protestataires d’atteindre le ministère de l’Intérieur sur la rue Lazoughly. Les policiers sont violents, mais sont sur la défensive, même si beaucoup de manifestant-e-s pensent que les forces de l’ordre essaient de les empêcher de retourner sur la place. Les policiers paient leurs excès répressifs de ce week-end.
En fait, il y a là-bas une ambiance de sacrifice. Tout le monde est excité et veut participer, tout le monde veut avoir sa chance d’être un-e héros. Les gens sont en colère, et c’est justifié. Mais cette dynamique est actuellement sans limite, et les foules veulent connaître à nouveau la satisfaction de janvier: la satisfaction de voir tomber l’homme qu’elles ont dans le collimateur.
La situation est actuellement hors de contrôle. La coordination qui existait sur la place Tahrir en février n’existe plus. Penser trouver une réponse précise à de telles émotions pour faire émerger une solution est naïf. Par exemple, vendredi dernier, les Frères Musulmans et les salafistes ont organisé une grande démonstration de leur opposition aux amendements supra-constitutionnels de l’armée, et ont immédiatement perdu le contrôle des manifestations qu’ils avaient déclenché (mais je ne voudrais pas me répéter [en anglais]).
Ce matin, personne ne pensait qu’autant de gens seraient là ce soir, alors imaginez combien de gens pourraient être là vendredi. A ce stade, la situation ne pourrait s’apaiser que de deux manières: un usage massif de la force par la police et par l’armée, ce qui semble peu probable là tout de suite, ou un geste bien plus grand de Tantaoui, un geste qui manifesterait une vision convaincante pour le futur de l’Égypte.
Je n’aime pas parler de ce qu’il faudrait faire, parce que je ne suis pas égyptien, et que les égyptien-ne-s n’aiment pas que des étrangers leur disent quoi faire. Des options ont été envisagées pour un gouvernement d’unité national, et je crois comprendre qu’El Baradei, qui a refusé de rencontrer le CSFA aujourd’hui (ça c’est de l’intuition politique !), ne veut pas être nommé premier ministre par les généraux. Ce couillon arrogant veut un mandat populaire et des garanties de non-interférence !
D’autres idées flottaient dans l’air aujourd’hui, comme un transfert du pouvoir à l’autorité judiciaire, ce qui ne me semble pas très malin, même si un homme comme Ahmed Mekky a une certaine popularité. Et je ne sais pas si l’armée accepterait de confier comme ça, sans garanties, le pouvoir à un conseil présidentiel civil.
Tantaoui pourrait démissionner de son ministère de la défense, et Sami Enan prendre le relais. Mais je ne sais même pas si ça suffirait à mettre fin aux manifestations.
Peut-être que ce qui est nécessaire, c’est une de ces options combinée avec de réelles excuses pour la mauvaise volonté de ces deux derniers moins. Un geste révolutionnaire, comme l’arrêt de l’actuel procès Moubarak, et son remplacement par un vrai procès révolutionnaire d’anciennes personnes-clés du régime. Une vraie justice pendant la transition. La nationalisation des possessions d’anciens acteurs-clés du régime (comme ça a été fait en Tunisie), et l’utilisation des sommes acquises pour financer un fond pour les martyrs. Une vraie tentative de changer le contrat social.
L’échec de la transition de ces neuf derniers mois n’est pas que de la responsabilité du CSFA. Elle est de la responsabilité d’une bonne partie de la classe politique qui n’a rien dit quand d’anciennes figures clés du régime ont été laissées tranquilles pendant des mois, et que Moubarak était à Charm el-Cheikh avec ses fils. Elle est de la responsabilité d’une élite égyptienne qui a retrouvé son mode de vie privilégié et qui n’a rien fait pour répondre aux injustices sociales du pays; je n’aime pas toujours comparer avec la Tunisie, mais, là-bas, le secteur privé, les syndicats et le gouvernement se sont retrouvés et ont négocié des augmentations généralisées de 10 à 15% des salaires. Ils ont ramené [pour l’instant ?] la paix sociale en renégociant le contrat social.
En Égypte, on a l’impression que les classes supérieures ont complètement ignoré les racines sociales du soulèvement de janvier, et sont, en même temps, revenu à une politique de patronage, où les partis et les mouvements essaient d’acheter les pauvres avec de l’assistance et de la viande pas chère pendant l’Aïd. Les gens ne veulent pas la charité, illes veulent des droits sociaux. Ça aussi c’est politique: il ne s’agit pas de mauvaise gestion économique, il ne s’agit pas d’un soulèvement des pauvres, il s’agit d’une vision politique pour une économie sociale.
Que ce soit à propos de la violence policière, du changement social ou de la politique, mon impression c’est que les égyptien-ne-s veulent avoir le sentiment d’avoir eu vraiment une révolution. Pour rallier les gens de Tahrir, il faudra leur donner ce sentiment.
[mise à jour (26/11/11)] Les camarades d’Égypte Solidarité publient un témoignage de la place Tahrir, daté du 23: « En direct de Tahrir » – Témoignage et appel à rejoindre les manifestants.