Tiqqun – Guerre civile, éthique (I)
Posted: juillet 26th, 2009 | Author: murmures | Filed under: Tiqqun | Commentaires fermés sur Tiqqun – Guerre civile, éthique (I)
[Cet article fait partie de mes notes sur Tiqqun, que c’est bien de lire dans l’ordre, je crois]
La guerre civile veut seulement dire: le monde est pratique; la vie, héroïque, en tous ses détails.(Tiqqun n°2, Introduction à la guerre civile)
Dans cette note, je vais parler essentiellement d’un texte, Introduction à la guerre civile, qui se trouve dans le deuxième numéro de Tiqqun. Sauf exception, les citations seront donc extraites de ce texte, ce qui me permet de ne pas le préciser, et de faire gagner du temps à tout le monde … Une autre info pratique, c’est qu’Introduction à la guerre civile a été re-publié et mis en ligne dans une version séparée du reste du numéro de Tiqqun, et que cette version est plus légère à télécharger que le numéro en entier.
Le Parti Imaginaire, donc, incarne la contradiction, le négatif irréductible du capitalisme contemporain. Dans la phase précédente du capitalisme, la contradiction était apportée par le prolétariat qui était une classe, c’est-à-dire qu’à la différence du Parti Imaginaire, le prolétariat incarnait, au-delà du négatif, quelque chose de positif, c’est-à-dire des intérêts, des valeurs. Le parti pris dans Tiqqun est de dire que maintenant, la seule perspective possible de destruction du capitalisme se situe dans le négatif.
Avant, il existait un projet de transformation du monde pour détruire le capitalisme (ce projet, c’était celui du prolétariat, de ce qu’on appelait le ‘mouvement ouvrier’); à ce projet correspondait une certaine vision de l’humanité, de ce qu’elle devait être ou faire, à une certaine anthropologie, comme on dit dans les universités. Cette anthropologie était positive au sens où elles représentait chaque humain-e comme agissant en fonction de certains objectifs, de certains intérêts, de certaines valeurs. Mais maintenant, tout ce terrain du positif a été occupé par le capitalisme tentant de prolonger sa survie. Du coup, chaque nouvelle vision de l’humain qu’on proposerait pour remplacer la précédente ne serait qu’un accommodement avec le capitalisme, une matière de lui faciliter la vie, de lui donner une nouvelle excuse pour ne pas voir son désastre et continuer à régner. Cette idée de s’appuyer sur une anthropologie a été intégrée en même temps que le mouvement ouvrier et constitue maintenant un rouage du capitalisme: "Nous avons besoin que l’on nous dise ce que c’est, ‘un homme’, ce que ‘nous’ sommes, ce qu’il nous est permis de vouloir et d’être", dit Tiqqun.
Face à ça, la perspective défendue dans le texte tiqqunien est que ce qui est nécessaire pour achever ce capitalisme décadent, c’est une anthropologie très différente de la précédente, une "anthropologie radicalement négative". Parce qu’il n’y a pas que le capitalisme qui soit décadent, ou plutôt si, mais sa décadence le fait créer des êtres "décadents" eux aussi. "Nous autres", vivant dans ce monde contemporain du capitalisme, sommes "décadents". Plusieurs textes de Tiqqun sont consacrés à décrire cette décadence non pas au niveau global du capitalisme, mais au niveau intime (dans Tiqqun n°1, il y a Théorie du Bloom, Premiers matériaux pour une théorie de la Jeune-Fille, et Thèses sur la communauté terrible dans Tiqqun n°2).
Tous ces textes tournent autour d’une figure: le Bloom. Le Bloom, c’est l’individu-e qui est généré-e par le Spectacle, individu-e qui n’est plus capable d’intimité à force de faire face à la publicité, à la demande de transparence du Spectacle. Tiqqun décrit le Bloom comme l’individu-e perpétuellement déraciné-e, exilé-e, incapable d’habiter un espace quelconque à force de voir son expérience absorbée dans les marchandises. Perte d’expérience, perte d’intimité, perte de communauté, le Bloom est tellement submergé par les rapports de pouvoir, par les rapports marchands, qu’il ne peut plus vivre aucun autre rapport du tout. Il est à l’image de sa civilisation: arbitraire et constamment menacé de sombrer dans le vide. Mais le Bloom est justement tellement privé d’expérience et d’intimité qu’il en vient à n’être plus tendu que vers le fait d’en trouver. Sa seule issue vivable est de s’attaquer au capitalisme qui le fait souffrir, et de trouver des alliés sur le chemin: "vivre ensemble au coeur du désert dans la même résolution à ne pas se réconcilier avec lui, telle est l’épreuve, telle est la lumière" (Tiqqun n°1, Théorie du Bloom). J’ai déjà parlé de ce passage en parlant du Parti Imaginaire: le positif naît sur la base du négatif absolu.
Avant, le travailleur se liait au prolétariat en pratiquant la lutte des classes; maintenant, le Bloom se lie au Parti Imaginaire en pratiquant l’hostilité absolue. Dans les deux cas, une anthropologie lie le tout; elle était positive dans le premier cas, le capitalisme n’ayant pas encore tout englobé, elle est doit maintenant être absolument, radicalement, négative puisqu’elle est dirigée contre une société absolument, radicalement, invivable.
Anthropologie du Bloom contemporain, c’est-à-dire, radicalement négative, mais encore ? Le concept de base de cette anthropologie, "l’unité humaine élémentaire", est la "forme-de-vie". La forme-de-vie est quelque chose qui habite un corps, qui "l’affecte", et les multiples formes-de-vie "s’affectent" elles aussi par l’intermédiaire des "penchants" qu’elle peuvent avoir ou non entre elles. Quand un corps suit la "ligne d’accroissement de puissance" correspondant à la forme-de-vie qui l’habite, il gagne en force, jusqu’à ce qu’il aille au bout de cette "ligne d’accroissement" et qu’il soit alors habité par une nouvelle forme-de-vie, en étant renforcé au passage, en reçevant "un pouvoir supérieur d’être affecté par d’autres forme-de-vie". Il y a ainsi toute une danse des corps et des formes-de-vie, danse réglée par les "goûts", par les "penchants" des formes-de-vie. Voilà l’ensemble de mots et de concepts, les "abstractions" qui vont servir à développer cette fameuse anthropologie.
La part de négatif vient du fait que, ayant des penchants les unes pour les autres, les formes-de-vie peuvent ainsi être plus ou moins proches, et donc plus en moins en conflit. La "communauté" que peuvent ainsi ressentir des corps correspond ainsi à la proximité de leurs formes-de-vie, tandis que "l’étrangeté" correspondra à un éloignement. "Amis" et "ennemis", sont donc déterminés par la rencontre, l’attirance, tout le "’jeu" des formes-de-vie. C’est ici qu’apparaît la "guerre civile" dont j’ai fait l’axe de cette note et qui décidémment mettait bien du temps à arriver: "la guerre civile est le libre jeu des formes-de-vie, le principe de leur co-existence". Il y a "guerre civile" au sens où toutes ces formes-de-vie, et donc tous les corps qu’elles affectent, ont des lignes d’accroissement de puissance, des préférences, qui diffèrent, qui sont contradictoires, et qui s’affrontent constamment. Pour se renforcer, chaque corps doit suivre la ligne d’accroissement de puissance de la forme-de-vie qu’il l’affecte, et donc rentrer en conflit avec d’autres formes-de-vie se trouvant sur des lignes différentes. Les formes-de-vie ne s’affrontent pas seules, elles ont des allié-e-s, des ami-e-s, et se lient ensemble pour faire face aux ennemi-e-s. Il n’y pas, dans cette anthropologie, de point de vue neutre possible, de position qui serait au-dessus des autres, puisque tous ces conflits entre formes-de-vie sont irréductibles, ils sont la logique même du mouvement de ces formes-de-vie.
Voilà ce que fait le Parti Imaginaire: il "élabore la guerre civile", il travaille à rendre le jeu des formes-de-vie de plus en plus libre. En augmentant l’intensité des conflits, il les fait passer de "l’éthique" à la "politique" et recréé ainsi ce que le capitalisme a cherché à tout prix à bannir, et il retrouve aussi le sens de la communauté, de ce qui lui est proche et bénéfique ou éloigné et nuisible, des ami-e-s et des ennemi-e-s, dans ce mouvement de conflictualité.
Le "libre jeu des formes-de-vie" est donc l’axe politique que cette anthropologie fournit à Tiqqun. Dans notre monde contemporain, le jeu des formes-de-vie est tout sauf "libre". L’appareil de contrôle capitaliste, appelé ici "Empire" travaille sur deux fronts pour empêcher le jeu des formes-de-vie, et donc empêcher la guerre civile: il fêle les corps, et il étend la sphère de l’hostilité. La suite (et fin) au prochain épisode …