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La laïcité et les révolutions arabes sont dans un bateau …

Posted: novembre 2nd, 2011 | Author: | Filed under: Pays arabes, palestine | Commentaires fermés sur La laïcité et les révolutions arabes sont dans un bateau …

Je trouve que c’est intéressant d’essayer d’imaginer ce qu’on aurait pu dire au sujet du résultat des élections tunisiennes de fin octobre.

Par exemple: « après des années de combat face à la répression de Ben Ali, deux anciens partis illégaux remportent les premières élections après la chute du dictateur« . C’est effectivement un fait marquant: les partis d’opposition reconnus par Ben Ali avant sa chute ont tous obtenus des résultats très faibles. Cette ancienne opposition « officielle », consentie par Ben Ali pour faire plaisir aux « démocraties » occidentales semble donc bien mal partie après la chute du dictateur. Inversement, que Ennahda et le CPR obtiennent une victoire éclatante seulement quelques mois après être sortis de la clandestinité prouve leur ancrage et leur solidité.

Un autre angle, ç’aurait pu être de simplement rappeler que plus de 90% des inscrit-e-s sur les listes électorales sont allé-e-s voter. C’est un chiffre très élevé, absolument impensable dans nos pays à nous.  Peut-être prouve-t’il le niveau de politisation et d’intérêt à l’évolution du pays de la majorité des tunisien-ne-s.

On aurait encore pu parler du programme politique des différents partis en présence. Notamment de leur programme économique, voir comment ils se positionnaient par rapport à la politique néo-libérale qui a été une des causes de la chute de Ben Ali. Dans le contexte où l’Union Européenne essaie d’imposer à la Grèce une politique d’austérité d’une dureté sans précédent, quelle politique économique ont en tête les différents partis tunisiens ? Sachant que cette fameuse crise est partie pour s’approfondir, que pensent-ils faire ?

Au lieu de ça, on a eu droit aux vieux chevaux de batailles de la laïcité et de l’inquiétude face aux « islamistes« .  Les débats sur la « charia » et les « droits de la femme« . Les petites phrases condescendantes sur la « prudence qu’il faut savoir garder » et les « certes, mais … » tellement prévisibles.

Je pourrais ne parler que des médias. Mais ce genre de discours se retrouve un peu partout, même au fin fond de la gauche dite radicale, même chez les anarchistes et autres autonomes. Ce discours m’inquiète terriblement. Il m’inquiète parce que je crois qu’il nous aveugle à des événements politiques passionnants qui se déroulent en ce moment. Il m’inquiète parce que j’ai peur qu’on se retrouve à participer à une contre-offensive réactionnaire qui se déroule en ce moment contre les soulèvements des pays arabes.

Ça fait un bout de temps que je m’interroge sur la laïcité. Sur ce mot qui est devenu incontournable dans les discours politiques en France depuis une dizaine d’années.

L’histoire de ce mot et de cette idée est plutôt intéressante: le mot apparaît pour la première fois aux alentours de la Commune de 1871, qui vote, pendant sa courte vie, la séparation de l’Église et de l’État. La notion de laïcité a toujours été liée en France à la lutte pour la séparation de l’Église et de l’État. Cette lutte était une lutte politique et sociale, il s’agissait pour le mouvement ouvrier et la bourgeoisie républicains de limiter l’influence de l’Église sur la vie politique, et donc d’affaiblir le camp monarchiste et conservateur. La laïcité telle qu’elle s’est créée est le produit d’une alliance de circonstance entre le mouvement ouvrier et la bourgeoisie républicaines face à l’aristocratie et la grande bourgeoisie catholique. Il s’agissait pour la République de s’installer durablement en France en s’appropriant petit à petit beaucoup des fonctions sociales précédentes de l’Église (enregistrement des naissance par l’intermédiaire des baptêmes, mariages, fêtes publiques, …) pour ne lui laisser que l’exercice du culte en lui-même. Le mouvement ouvrier en tirait un affaiblissement des forces conservatrices en France. La laïcité était donc un outil de lutte contre l’Église en tant qu’institution, une manière de l’affaiblir et d’affaiblir les forces réactionnaires qui s’appuyaient sur elle.

La laïcité était une outil au service d’une lutte collective, pas une valeur. Le mot valeur est de plus en plus employé au sujet de la laïcité ces derniers temps. Je vais peut-être fâcher des gens, mais valeur, c’est un mot de droite. Une valeur, ça ne s’interroge pas, ça ne se remet pas en cause, ça n’est pas créé historiquement. C’est là, de tout temps, et ça s’impose à tout le monde. Si Sarkozy nous sort sa rengaine sur la « valeur travail« , c’est bien justement pour empêcher tout interrogation du travail salarié tel qu’il est maintenant, pour empêcher qu’on parle de ses évolutions historiques et de sa contestation. On parle de valeur quand on veut mettre quelque chose sur un piédestal ou derrière une vitrine en verre. On ne fait pas de lutte sociale autour d’une valeur.

A gauche, tout ce discours autour de la laïcité comme une « valeur » repose souvent sur un athéisme militant. Un climat où le fait d’être croyant-e est un défaut, une imperfection, où la politisation, la radicalisation ne peut qu’amener à se débarrasser de ses croyances archaïques. Je crois bien qu’une bonne partie de la gauche (et des radicaux) française voit fondamentalement la religion comme une sorte de maladie qu’on attrape et dont on a un peu honte. Si, à la rigueur, on est croyant-e, on n’en parle pas en public, parce que ça ne se fait pas. A ce niveau, la laïcité permet de justifier cette vision de la religion: la pratique de la religion, c’est quelque chose qu’on veut bien « tolérer« , à la rigueur, tant que ça se fait en privé, discrètement.

Plus radicalement, on retrouve en ce moment une des ambiguïtés historiques de la laïcité à la française. Comme à son habitude, Marine Le Pen a exprimé clairement ce que beaucoup pensent tout bas: que la laïcité serait une sorte de religion de substitution (ce qui la fâche d’ailleurs avec les cathos traditionalistes plus classiques du FN). Comme pendant la révolution de 1789 et son culte de l’Être Suprême, on glisse de la lutte contre l’institution religieuse à la création d’une sorte de culte de remplacement, où Dieu serait remplacé par la République et le Peuple. Une laïcité de croisade, qui se fixe comme objectif d’éliminer toutes les religions de la surface de la terre, de remplacer leurs valeurs par les siennes. Le succès de Sarkozy repose aussi, à mon avis, sur le fait qu’il a parfaitement su parler le langage de ce culte républicain qui a du succès en ce moment. Ségolène Royal essaie aussi de surfer sur cette vague.

Ce discours enfle de plus en plus ces derniers temps. Il y a quelques semaines, on a eu une étude de Gilles Kepel qui mettait en opposition « la République » et « l’Islam« , comme deux ensemble de valeurs qui devaient s’opposer et conquérir des terrains l’un face à l’autre. Le problème des gosses des banlieues, c’est qu’ils sont tourné-e-s vers « l’islam » (perçu comme un bloc monolithique), et pas vers « la république » (perçue comme tout aussi monolithique). Les trucs qu’on entend depuis longtemps sur la nécessité de « sacraliser l’école« , c’est la même logique: il s’agit de « faire assimiler » aux enfants les « valeurs de la République« , comme si « la république » était une vision du monde, et une vision du monde qu’il fallait à tout prix partager pour être un-e vrai-e français-e.

Pourquoi ce discours prend en ce moment ? Parce qu’il permet de rejouer un scénario qui est ancré dans notre histoire, de mettre en scène à nouveau le combat pour la séparation de l’Église et de l’État de la fin du XIXème siècle. A cette époque, la gauche combattait la réaction en se battant pour la laïcité. Donc, à notre époque, se battre pour cette même « laïcité« , c’est forcément être du bon côté, non ? Utiliser ce mot, ça permet de court-circuiter l’histoire, de faire comme si le contexte était le même et d’imposer une certaine lecture de notre réalité contemporaine. Ça permet de disqualifier les discours du camp d’en face: qui peut bien être contre la laïcité, une idée pour laquelle des générations de militant-e-s se sont battu-e-s ? La laïcité, en ce moment, fonctionne comme une puissante arme rhétorique.

Je crois que la laïcité (et sa transformation d’un outil de lutte à une « valeur« ) est en ce moment une des passerelles qui permettent à une rhétorique de droite d’imprégner tous le discours politique, jusqu’au fin fond de la gauche. L’utilisation du langage de la laïcité permet à des bonnes vieilles thèses racistes d’être formulées de manière plus acceptable et permet donc d’étendre le consensus raciste de plus en plus largement. Taper sur les musulman-ne-s, c’est raciste. Taper sur l’islam au nom de la laïcité, ça passe. Je dirais même plus, que le langage de la laïcité permet à des bon vieux discours coloniaux d’être réutilisés sans problèmes.

Toutes les discussions sur « la place de la femme dans l’islam » sont un exemple parfait de ça. Accuser les « civilisations inférieures » de maltraiter « leurs femmes« , c’est un grand classique du discours colonial. En France, au Royaume-Uni, aux USA, on a toujours accusé les noirs, les indiens, les arabes, etc d’être des barbares qui battent et violent « leurs » femmes. La littérature coloniale est remplie de ce genre d’accusations. Mais, maintenant, on peut reformuler ce genre de discours en parlant de la charia, des Talibans et autres épouvantails.

En France, historiquement parlant, la laïcité n’a jamais débouché sur des avancées pour les droits des femmes. Les députés socialistes qui ont voté la loi de 1905 sur la séparation de l’Église et de l’État n’étaient certainement pas féministes. Après 1905, aucune loi favorable aux droits des femmes n’a été votée dans la foulée de cette victoire, et cette loi n’a pas changé grand chose à la situation des femmes en France. La laïcité à la française n’a pas empêché les femmes françaises de ne pouvoir voter qu’assez tard (en 1945).

La diversité des conditions des femmes dans ces pays musulmans prouve que cette condition n’est pas tellement liée à l’islam, mais plutôt à certaines réalités sociales et économiques (et ça devrait être une évidence de rappeler que les dominations sont issues de réalités de cet ordre, et pas « d’archaïsmes« ). Or, le colonialisme est responsable de beaucoup de ces réalités sociales et économiques, ce sont nos pays qui largement exploité et détruit les sociétés locales. De nombreuses manières, le colonialisme a été, et est toujours, le pire ennemi des droits des femmes dans les pays musulmans, et c’est ce que disent de nombreuses associations féministes là-bas. Que ces pays soient patriarcaux est évident, mais le fait qu’ils le soient plus que les nôtres ne l’est pas. Certains le sont peut-être, mais tous ne le sont certainement pas.

Si ces discours autour des droits des femmes dans les pays arabes venaient d’une préoccupation réelle pour les droits des femmes, on ne nous bassinerait pas avec la laïcité. On traduirait des textes écrit par des féministes musulman-ne-s, on parlerait de l’histoire de leurs luttes, on leur donnerait la parole, on faciliterait leur travail, bref on ferait un vrai travail de solidarité. Au lieu de ça, on parle « laïcité » pour pouvoir ressortir les fadaises coloniales sur les indigènes et les femmes sans avoir l’air d’y toucher. Comment croire que Bernard-Henri Lévy, grand défenseur de Polanski et de DSK aie vraiment quelque chose à foutre des femmes arabes ?

Il faut se débarrasser de cette association historique qui est faite, par l’intermédiaire d’utilisation du mot « laïcité« , entre nos luttes contre l’Église comme institution au XIXème siècle et la situation actuelle dans les pays arabes. Les différents partis islamiques qui remportent des élections dans les pays arabes depuis quelques années (le Hamas en Palestine en 2006, l’AKP en Turquie en 2007, Ennahda en octobre de cette année, probablement les Frères Musulmans en Égypte bientôt) ne représentent pas les mêmes forces sociales que l’Eglise représentait en France en 1870.

Ils ont été victimes d’une répression plus ou moins féroce mais toujours réelle depuis des décennies et ont, malgré tout, réussi à prospérer, ce qui prouve qu’ils disposent d’une base sociale solide. L’Église en France était en cheville avec la grande bourgeoisie et l’aristocratie, ce n’est pas le cas de ces partis. Tous ces partis sont nés de l’expérience de la lutte contre le colonialisme (et contre le néo-colonialisme qui a pris le relais dans les années 70), ce qui leur donne une perspective et une situation fondamentalement différente de l’Église française qui exerçait, au XIXème siècle, un rôle central dans la société depuis des siècles. Étant donné qu’on les classifie comme des « terroristes » depuis leur apparition, on a peu d’études sur eux, mais le peu qu’on a tend à montrer qu’on à plus affaire à des partis portant un programme réformiste bourgeois classique mais adapté aux réalités locales qu’à une succursale du Front National.

C’est sûr que si une révolution sociale devait avoir lieu dans les pays arabes, ces partis seraient du côté conservateur, mais ça n’en fait pas des menaces fascistes. Par contre, les forces qui s’opposent à eux ont eu de nombreuses occasions de montrer qu’ils étaient prêts à toutes les saloperies, ici et maintenant (spéciale dédicace aux généraux algériens: plus de 100 000 morts depuis 1991). Je crois que continuer à propager un discours sur la « laïcité » et les « danger de l’islam politique » ne fait que renforcer les tortionnaires de tout poil. De la même manière que le soutien de nos gouvernements aux dictateurs arabes au nom de la lutte contre l’islamisme a probablement empêché les révolutions de se produire vingt ans plus tôt, ramener la question de la laïcité maintenant me semble dangereux.

Dangereux, parce que les révolutions arabes vont devoir maintenant affronter leurs contre-révolutions, et je ne vois pas comment amener le discours sur la question religieuse peut aider à renforcer les forces révolutionnaires. Ennahda va probablement se faire rattraper par la crise comme tous les partis bourgeois et, à ce moment-là, les ruptures se feront sur des bases sociales et politiques claires. Pour moi, c’est ça qu’il faut préparer dès maintenant, pas se perdre en débats savants sur la nature de l’islam politique.


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