J’aime pas Freud non plus (I) – contexte
Posted: mars 22nd, 2010 | Author: murmures | Filed under: Genre, patriarcat | Commentaires fermés sur J’aime pas Freud non plus (I) – contexteÇa y est, ça recommence. Après un juif artisan du XVIIème siècle, je vais m’en prendre à un psychologue autrichien du XXème. Il y a au moins un avantage, c’est que Freud est infiniment plus connu que Spinoza. Et puis, entre ce que je vais dire de l’un et ce que j’ai dit de l’autre, il y a des liens assez forts, et c’est pour ça que j’avais envie de parler de Freud maintenant.
Je fais partie de ces gens qui n’ont jamais vraiment beaucoup aimé Freud et même la psychanalyse en général. Je crois que, durant ma vie, je n’ai jamais été vraiment doué pour rentrer dans les catégories psychanalytiques, alors j’ai commencé à développer une grosse antipathie vis-à-vis de ça. Par contre, même après avoir passé pas mal de temps à lire des grands classiques de la psychanalyse (Freud, Jung, pas Lacan parce qu’il faut tout de même pas exagérer), j’avais jamais vraiment réussi à développer une critique un peu personnelle de tout ça. J’avais lu l’Anti-Oedipe, et ça m’avait beaucoup marqué, mais je ne me sentais pas sur un terrain qui était le mien étant donné que je n’ai jamais vraiment réussi à m’approprier l’attirail de Deleuze et Guattari (pour des raisons qui ont, ironiquement parlant, à voir avec leur spinozisme, je crois).
Récemment, un livre m’a débloqué là-dessus, en mettant la critique de la psychanalyse en lien avec un contexte historique et social, ce qui me parle en général beaucoup plus. Ce bouquin, c’est Sexual Politics (traduit en français sous le titre La politique du mâle, mais, comme d’habitude, je vais traduire moi-même les citations que j’utilise), un grand classique du féminisme américain des années 70, écrit par une très chouette écrivaine et activiste américaine, Kate Millett. C’est un bouquin en trois parties: une première partie intitulé "Politique du sexe" (de nos jours, on dirait probablement "politique du genre") expose cette "politique du sexe" dont le livre veut parler: il s’agit d’analyser les rapports entre hommes et femmes en tant que rapports politiques, c’est-à-dire en tant que rapports sociaux véhiculant des mécanismes de domination, dans une perspective de transformation de ces rapports. Le premier chapitre est introductif et le deuxième est une sorte d’exposé de théorie féministe en 35 pages, clair et percutant: "l’essai qui suit, qui pourrait être décrit comme des ‘notes pour une théorie du patriarcat’, tentera de démontrer que le sexe est une catégorie sociale avec des conséquences politiques". Une deuxième partie parle de ce que Millett appelle une "révolution sexuelle", ayant eu lieu entre 1830 et 1930 (ce qui correspond à la naissance du féminisme) et sa "contre-révolution", des années 30 aux années 60, sous un angle historique. La troisième partie étudie ce mouvement révolutionnaire et contre-révolutionnaire dans des textes littéraires.
La période révolutionnaire délimitée par Millett correspond à l’essor des premiers mouvements féministes. Ces premiers mouvements étaient axés autour de revendications amenant à l’égalité légale et civique entre hommes et femmes: autorisation du divorce pour les femmes, reconnaissance d’une existence légale indépendante des femmes mariées (qui perdaient toute autonomie légale dès lors qu’elles se mariaient: elles devenaient littéralement une partie de leur mari au regard de la loi), accès à une vraie éducation, bien entendu (mais plus tardivement) le droit de vote, … Millett trouve assez logiquement ses références dans le monde anglo-saxon, mais la période qu’elle décrit correspond aussi à la montée du féminisme en France, en Allemagne, et dans la plupart des pays européens. Avec cette montée en puissance du féminisme et l’obtention progressive de nouveaux droits (par des moyens divers: pétitions, conférences, manifestations, actions directes, magouilles électorales, …), la structure sociale des genres de l’époque va être chamboulée constamment. C’est la révolution sexuelle dont parle Millett.
Concrètement, les transformations de l’époque sont profondes et impressionnantes: dans l’exemple du Royaume-Uni, ça correspond au passage de la société victorienne, profondément puritaine, niant toute sexualité et niant aussi toute action autonome possible des femmes (les femmes doivent agir par l’intermédiaire de leur "influence morale", pas directement), aux "années folles" d’après la première guerre mondiale. A ce stade-là, les attitudes et les représentations des genres ont profondément changé, beaucoup de femmes sont plus éduquées, gagnent plus d’argent, se marient plus tard, et ont accès à une quantité de professions infiniment plus grandes qu’au siècle d’avant. Même l’industrie culturelle de l’époque commence à avoir apparaître des personnages de femmes indépendantes et fortes, existant dans la vie sans le biais d’un mari (par chez nous, je me dis qu’une artiste comme Piaf aurait été impensable quelques décennies auparavant).
Mais un mouvement de contre-révolution sexuelle peut déjà se faire sentir. Le symptôme le plus clair de cette contre-révolution apparaît dans le mouvement féministe lui-même, qui va de plus en plus se resserrer autour de l’unique question de l’obtention du droit de vote (obtenu dans la plupart des pays occidentaux autour des années 20-30, c’est-à-dire à la fin de cette période), et cette obtention ne va souvent se faire qu’avec d’un discours de plus en plus conservateur des organisations féministes, discours centré sur la maternité et la famille, sur le "rôle spécifique et bénéfique" des femmes dans "le futur de la nation". La femme-mère aimante était de retour. La famille va jouer un rôle pivot dans la contre-attaque du patriarcat; Millett: "la continuation d’une révolution sexuelle [au-delà du point atteint dans les années 30] aurait nécessité une transformation sociale réellement radicale: l’altération du mariage et de la famille tel que que ces deux institutions avaient été connues à travers l’histoire". Ne réussissant pas à réaliser cette transformation, la révolution ne va déboucher que sur des "réformes", avant de céder l’initiative à la contre-révolution montante.
Millett donne en exemple l’URSS: les femmes soviétiques avaient obtenu une quantité considérable de droits après la révolution d’octobre 1917 (mariage et divorce libres, accès libre à la contraception et à l’avortement), mais va commencer pendant les années 30 et 40 à développer une intense propagande vantant les mérites de la maternité et de la famille, et du rôle que la "femme soviétique" devait avoir dans la naissance de "l’homme nouveau" qui allait amener au communisme la nation soviétique. Le résultat de cette évolution a été clair: en 1936, Staline interdisait l’avortement à la première grossesse, et l’avortement en général finissait par être criminalisé en 1944. Dans la même période, les possibilités de divorce seront de plus en plus remises en causes, et le rôle attribué aux femmes dans la "construction du socialisme" se précisera définitivement quand le gouvernement commencera à attribuer des médailles aux mères à partir de six enfants. L’époque où les femmes "camarades combattantes" étaient montrées en exemple était terminée, il était temps pour ces femmes de rentrer à la maison (d’ailleurs, les récits de l’évolution du statut des femmes dans l’Espagnol révolutionnaire après 1936 sont assez révélateurs de ça: ce bouquin en témoigne un peu). Millett donne cet exemple, mais l’évolution est sensiblement la même, que ce soit dans les pays fascistes ou dans les démocraties occidentales de l’époque. Partout, la nation doit être restaurée, et la famille avec elle.
Ces années vont ouvrir la période de contre-révolution que situe Millett entre les années 30 et 60, années qui vont correspondre à la disparition progressive des mouvements féministes organisés, de plus en plus divisés et en difficulté face au développement de l’idéologie dominante. Les conséquences plus larges pour les femmes en générales seront claires: comme le cite Millett, "L’écart entre les revenus des femmes et des hommes va croître à partir des années 30. […] Dans les années 30 deux personnes sur cinq recevant des licences et des masters étaient des femmes, le taux étant de une pour sept pour les doctorats. En 1962, elles n’étaient plus qu’un tiers des nouvelles personnes diplômées, une sur dix pour les doctorats".
C’est là que Freud intervient. Le développement de la théorique psychanalytique se fait durant cette période, et Millett voit dans ce développement un outil important de la contre-révolution qui se développe, un ensemble de concepts qui va donner un "support idéologique" (selon les mots du texte) à la réaction sexuelle. Freud serait "sans nul doute la plus grand force contre-révolutionnaire individuelle dans l’idéologie de la politique du sexe de la période". La théorie freudienne a pu être particulièrement bien "utilisée pour soutenir un point de vue fondamentalement conservateur", servant de point d’appui pour reformuler l’idéologie patriarcale au moyen d’un langage scientifique.
Comme Millett le mentionne dans une de ses notes de bas de page, les années 30 représentent aussi les dernières étincelles du mouvement ouvrier révolutionnaire, avant son écrasement général par le fascisme. Donc, Freud prend place à cette période charnière où capitalisme et patriarcat sont en train de se tenir main dans la main et de contre-attaquer, reconstruisant au passage une structure sociale et idéologique leur permettant de reprendre l’initiative après les assauts des dernières décennies; l’acte de naissance de cette fameuse "société de consommation", en quelque sorte. C’est avec ces éléments de contexte fournis (notamment) par Millett que j’ai pu commencer à essayer de construire une critique de Freud qui me semble pertinente et dans laquelle je me sens à l’aise. La suite au prochaine épisode … 🙂