Pièges théoriques (III)
Posted: septembre 11th, 2009 | Author: murmures | Filed under: Murmures, Tiqqun | Commentaires fermés sur Pièges théoriques (III)J’ai dit précédemment que je croyais que les deux pièges théoriques que j’ai vu chez Debord et Mao fonctionnent de la même manière. Dans les deux cas, il s’agit d’associer des mots d’une manière bien particulière, de les faire fonctionner dans une sorte de boucle qui permet à un jeu de pouvoir et de contrôle de s’établir. Plus précisément, comment fonctionne cette association ?
Chez Debord, les deux mots associés sont réel et spectacle; chez Mao, il s’agit de peuple et de socialisme. Chez l’un comme chez l’autre, cette association est une sorte d’équivalence: le réel est maintenant spectaculaire, et le spectacle tend à devenir le réel chez Debord; le socialisme réalise les intérêts du peuple et les intérêts du peuple se réalisent dans le socialisme chez Mao. Je parle d’équivalence dans le sens où il y a une définition mutuelle des deux mots, qui fonctionne dans un sens (par exemple le réel définit le spectacle) comme dans l’autre (le spectacle définit le réel), mais aussi dans le sens où il n’y a rien d’autre dans ces mots que cette définition mutuelle (le réel n’est rien d’autre que le spectacle, et inversement). Cela dit, malgré le fait qu’une sorte d’équivalence soit posée dans mes deux exemples, les deux mots associés ne sont pas traités comme de simple synonymes, ils conservent tous les deux une vie propre et sont utilisés dans des contextes différents. C’est là que se crée une boucle entre deux définitions s’appuyant en quelque sorte l’une sur l’autre pour exister, mais sans que les deux soient réduites à un même sens et à un même usage: les deux mots ainsi associés sont infiniments proches mais quand même irréductiblement différents.
Un autre élément de cette étrange association de mots c’est que les mots associés ne sont pas des mots à définition simple: derrière la définition de ce qu’est le réel, le peuple ou le socialisme il y à chaque fois un enjeu au minimum philosophique (je suis sûr que "Qu’est-ce que le réel ?" a été au moins quelques fois un sujet de bac de philo), et un enjeu plus important qui est politique. C’est pour ça qu’il est intéressant de ficeler cette boucle, de réaliser cette association: ça permet de se positionner politiquement et d’organiser une vision du monde autour des définitions qu’on propose. Le fait d’avoir et de tenir une définition de ces mots permet d’intervenir par rapport aux enjeux politiques qu’ils impliquent. C’est là que le piège se fait: en utilisant ce tandem de définitions, on tranche des questions importantes, ce qui donne une position de force et permet de donner une cohérence à sa vision du monde; mais, en construisant ainsi deux définitions qui sont un peu bancales puisqu’elles doivent s’appuyer l’une sur l’autre, on n’affronte pas vraiment les difficultés et les enjeux de départ.
Le résultat de ce mode d’association de mots c’est une définition un peu oscillante, vacillante, où il n’y a pas vraiment de point d’accroche vraiment stable, mais un processus perpétuel de critique-élaboration-critique-… Je pense que c’est là que se glisse le jeu de pouvoir, par cette situation de critique perpétuelle créée par cet équilibre instable entre mots, étant donné que ce n’est pas possible de se raccrocher à une définition stable et précise. Le terrain théorique que crée Mao ou Debord est à la fois fascinant parce qu’il peut permettre trancher dans les problèmes par l’intermédiaire d’une ‘dialectique’ si souple et si agile offerte par le fait d’avoir pris position sur des enjeux importants ("Qu’est-ce que le réel ?", "Qu’est-ce que le socialisme ?", …) et terriblement fragile puisque les positions nouvelles reposent en réalité sur un tour de passe-passe qui oblige à jongler constamment. D’où la fuite en avant constante vers des positions toujours nouvelles qui se développe quand on parle le ‘mao’ ou le ‘situ’: plus il devient difficile de jongler, plus on doit s’avancer pour aller chercher les balles qu’on risque de louper (essayez d’apprendre à jongler, vous allez voir, ça ressemble beaucoup à ça au début), et seule les meilleur-e-s peuvent suivre.
Où est-ce que je veux en venir avec tout ça ? En fait, je voulais reparler de Tiqqun (revue à laquelle j’ai consacré des notes). Dans le numéro 2, il y a un texte assez génial et fascinant qui s’appelle Thèses sur les communautés terribles. Une "communauté terrible", c’est en quelque sorte un déchet du Parti Imaginaire, un groupe qui a tenté l’exil hors du monde de l’Empire mais qui n’a pas réussi. Avec quelques camarades de l’époque, on a beaucoup lu et aimé ce texte, qui décrit avec beaucoup de justesse et de clairvoyance ce qui se passait dans les ‘milieux’ révolutionnaires, autonomes, gauchistes, … C’est un texte dur, mais qui met le doigt sur beaucoup de rapports glauques qui nous bouffent constamment la vie, même (et peut-être) surtout quand on veut lutter contre le capitalisme. La communauté terrible, c’est toi, c’est moi, c’est nous, c’est tout le monde, et ça fait du bien de taper sur nos formes de socialibilisation merdiques, des fois, sans attaquer les ‘vilain-e-s citoyen-ne-s’, mais plutôt en critiquant nos camarades.
Au fur et à mesure de mes interrogations sur Tiqqun, j’ai commencé à être aussi un petit peu irrité par ce texte, mais je n’arrivais pas à comprendre pourquoi. A un moment j’ai compris. Ca tient en une phrase: "Aucune sortie de la communauté terrible n’est possible sans la création d’une situation insurectionnelle, et inversement". Cette fois, la boucle se forme entre la "communauté terrible" et "l’insurrection" mais les deux font la même danse que le "réel" et le "spectacle" chez Debord ou que le "socialisme" et le "peuple" chez Mao. Là encore, il y a une vraie fascination pour ce texte qui vient de cette force d’attaque de nos rapports "impériaux" qu’on reproduit dans la communauté terrible, mais on se retrouve sans vraie aide pour penser cet "écart" assez insaisissable entre les "intensités" circulant dans le Parti Imaginaire et leur étouffement impitoyable dans les communautés terribles, de la même manière qu’on se retrouvait sans vraie aide pour penser la vie authentique et réelle à opposer à nos vies spectaculaires-marchandes en lisant La Société du spectacle, ou pour penser "l’unité fondamentale des intérêts du peuple" face aux masses inconscientes en lisant Mao. Plus encore, cette même force de critique peut être utilisée tranquillement par des apprenti-e-s chef-fe-s pour démolir tranquillement toute position, puisque toute position peut-être conçue comme entretenant une communauté terrible, comme toute position adverse pouvait être spectaculaire-marchande chez Debord ou petite-bourgeoise chez Mao. Piège théorique là encore, et qui je crois fonctionne plutôt très bien.
Je crois que je suis arrivé là où je voulais en venir, maintenant. Y’a encore des choses par rapport à tout ça qui me trottent dans la tête, donc je vais probablement m’étendre encore sur des histoires proches à d’autres moments, mais ce serait dans d’autres textes, et sûrement sur un autre axe.
PS: Là encore, si ça a pu vous intéresser (ou même vous ennuyer) ce que je dis, laissez des commentaires. Si ça vous parle ou que ça vous touche, probablement j’ai envie d’en parler avec vous.