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Pièges théoriques (I)

Posted: août 19th, 2009 | Author: | Filed under: Murmures | Commentaires fermés sur Pièges théoriques (I)

En lisant Histoire critique de l’ultragauche (dont j’ai déjà parlé ici), je suis tombé sur une formulation qui exprimait bien certaines impressions que j’ai lu en lisant des textes, parfois. L’auteur, en parlant de la Société du spectacle de Debord, parle de "piège théorique". J’aime bien l’expression, et elle m’a donné l’occasion de réfléchir à certains trucs qui me tournaient dans la tête depuis un bout de temps.

Pourquoi parler de "piège théorique" pour le livre de Debord ? Ce que j’ai déjà décrit dans mes notes sur Tiqqun est toujours valable ici. Dans la Société du spectacle, Debord parle du développement contemporain (contemporain de Debord, c’est-à-dire les années 60, la fameuse "société de consommation") du capitalisme et du développement du monde marchand qui l’accompagne. Il dit qu’au fur et à mesure du développement capitaliste, les interactions marchandes et les marchandises remplacent petit à petit toutes les autres interactions humaines. Ce phénomène fait que le rapport des humain-e-s au monde passe de plus en plus par des marchandises, qu’il devient de plus en plus "médiatisé" (c’est un terme venant de Hegel que Debord utilise pour parler de ça) par des relations marchandes, capitalistes. En conséquence, chacun-e de nous a de moins en moins d’accès direct au monde et a de plus en plus de difficultés pour se construire une représentation du monde qui ne serait pas déformée par "l’idéologie spectaculaire-marchande" comme dirait Debord, c’est-à-dire par les images faussées que le capitalisme construit et nous vend pour maintenir sa domination. Le capitalisme prend sa vision du monde, son idéologie, et la réalise, la fabrique de manière massive à travers les marchandises pour prolonger l’exploitation et la non-vie que nous subissons tou-te-s. Debord emprunte beaucoup d’exemples au cinéma, à la publicité, à la télévision, et à tous les domaines forgeant notre regard sur le monde qui étaient en train (à son époque) de se transformer en grandes industries capitalistes. Le "Spectacle" et sa société, c’est ce jeu de miroirs déformants qu’est devenu le monde maintenant que le capitalisme a pu coloniser les représentations de l’humanité.

Jusqu’ici, le "piège" n’est pas évident: Debord dit qu’en transformant chaque chose en marchandise, le capitalisme est en train de rendre le monde et nos vies artificielles, et qu’au final c’est le réel lui-même qui disparaît puisque nous n’avons plus la possibilité de l’expérimenter sans passer par la marchandise. Sauf qu’à ce moment-là, le problème devient de savoir de quel réel on parle, puisque nous n’y avons plus accès. Dire que le monde se déréalise, que "l’idéologie matérialisée" qu’est le Spectacle nous fait vivre une fausse vie de fausses expériences, ça suppose d’avoir accès à un autre monde, une autre vie, à partir de laquelle on juge la vie marchande. C’est là que tout se complique, puisque cette aspiration à un autre monde est récupérée elle aussi dans le Spectacle, qui nous offre ainsi de manière infinie des images d’évasion, des fausses échappatoires à son emprise, et tire ainsi encore de la force de nos propres tentatives de lui échapper. Tout le mouvement de la Société du spectacle réside ainsi dans le fait que le livre ferme chaque porte qu’il ouvre vers un échappatoire en montrant méticuleusement comment cette porte aussi nous ramène au sein du Spectacle absorbant tout. Le piège est là, dans le fait qu’au sein de la logique du livre, il n’y a aucune possibilité de sortir du cercle infernal que le bouquin lui-même expose et démonte méthodiquement. Face à cette absence de porte de sortie théorique, les camarades de Debord, l’Internationale Situationniste, utiliseront plutôt, comme le fait remarquer l’auteur de Histoire critique de l’ultragauche, une sorte de version ‘allégée’ de l’idée de spectacle où le spectacle devient la simple propagande capitaliste constante, particulièrement forte dans les pays développés. En enlevant l’aspect englobant de la théorie du spectacle, en enlevant donc l’idée que le Spectacle est un nouveau rapport au réel et au monde auquel on ne peut pas échapper et qui est la destruction même du réel et du monde, on se retrouve avec l’idée simple (mais assez forte) que le capitalisme contemporain à une capacité prodigieuse de travestir le réel, ce qui lui permet de propager son idéologie et ses mensonges. 

En fait, les deux usages, ‘allegé’ ou non, du concept de spectacle se trouvent chez les situationnistes. Mieux, ils sont même complémentaires. L’usage allégé peut être utilisé pour les interventions pratiques, là où la théorie complète de Debord ne donnerait que peu de possibilités d’action, mais l’usage plus ‘théorique’ peut permettre de disqualifier quand on le souhaite la version allégée en développant le raisonnement d’une manière plus subtile face aux actions ou réflexions avec lesquelles on est en désaccord (les réflexions de Debord sur l’Italie des années 70 et les Brigades Rouges dans la Préface à la quatrième édition italienne de la "Société du spectacle" sont assez révélatrices là-dessus). Dès qu’il y a désaccord théorique ou pratique, la théorie complète est suffisamment souple et constitue un piège suffisamment parfait pour démonter toute lutte/action comme "spectaculaire", et donc comme participant au capitalisme. Le fait de toujours pouvoir disposer d’une nouvelle profondeur théorique qui permet de dire ‘ahah, en fait, là, tu crois échapper au spectaculaire-marchand mais en fait non’ est une arme redoutable pour imposer son point de vue: utiliser l’usage allegé tout en maîtrisant l’usage plus théorique permet d’amener les discussions et/ou les réflexions sur un terrain qu’on peut chambouler théoriquement à tout instant, quand c’est nécessaire pour s’imposer. Un piège théorique comme celui-ci est donc à mon sens un dispositif de pouvoir, qui permet à celui ou celle qui réussit à le manier correctement de se placer sur des positions toujours inattaquables. Debord a souvent dit vouloir être un stratège, et je crois qu’il a très bien réussi d’un point de vue stratégique avec cette idée de spectacle. Tout le rapport de séduction/répulsion de l’IS avec les artistes, les "pro-situs", tou-te-s les individu-e-s qui vont se retrouver à graviter autour d’elleux montre à mon avis bien que ce jeu théorique est un jeu de contrôle: il s’agit de propager un discours révolutionnaire, mais de se donner la marge théorique permettant d’attaquer toute personne tentant de se l’approprier. Je crois que ce rapport est rendu (notamment) possible grâce au piège théorique du spectacle, et c’est ça que je veux tirer au clair, ce fonctionnement du piège théorique comme rapport de pouvoir. 

Ce texte commence à devenir plus long que prévu, et je vais donc le couper, et continuer dans un prochain épisode, où je poursuivrais en causant de Mao et de Tiqqun (et oui, encore Tiqqun).


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