Use your widget sidebars in the admin Design tab to change this little blurb here. Add the text widget to the Blurb Sidebar!

Mon décortiquage des élections égyptiennes

Posted: décembre 12th, 2011 | Author: | Filed under: Pays arabes, palestine | Commentaires fermés sur Mon décortiquage des élections égyptiennes

Image de la chaîne de télévision al-Rahm

J’ai passé les deux dernières semaines à lire massivement à propos des élections égyptiennes. Résultats, analyses, réflexions, comparaisons historiques … Le système électoral employé pour ces élections était sacrément complexe, et interpréter des résultats suppose de se familiariser un peu avec la géographie sociale d’un pays. En France, en fonction du résultat dans telle ou telle ville, j’arrive facilement à en tirer des liens avec une réalité sociale: on sait bien quelle classe vote à Neuilly et laquelle vote à Roubaix. Dans un pays où je ne suis jamais allé comme l’Égypte, c’est beaucoup moins simple. Alors j’ai voulu prendre le temps.

Heureusement, les sources accessibles en anglais commencent à se multiplier. Pour le contexte politique, la page spéciale élections de Jadaliyya est une mine d’or. Les résultats eux-mêmes sont efficacement regroupés ici. Ajouté à une quantité incroyable de blogs, d’articles de journaux et autres vidéos, ça commence à faire suffisamment d’éléments pour se faire une idée.

La première constatation évidente, c’est que les appels, venant de beaucoup d’occupant-e-s de la place Tahrir et des autres places publiques égyptiennes, au boycott de ces élections n’ont pas pris. La participation au vote a été très forte, et ce dans tout le pays. Il n’y pas, apparemment, de « poches » d’abstention dans certaines régions. L’existence de telles poches aurait pu indiquer un ancrage social de l’abstention (comme on peut avoir en France), mais là ce n’est pas le cas. Les égyptien-ne-s ont participé-e-s en masse à ces élections.

Une deuxième constatation, toujours très générale mais peut-être moins évidente, c’est que les micro-partis issus de l’ancien parti officiel PND n’ont obtenu que des scores relativement faibles. Là encore, c’est le cas partout dans le pays (à peu de choses près).  On aurait pu avoir peur que l’ancien régime égyptien réussisse à se maintenir en vie à travers ces dizaines d’organisations créées pour contourner la dissolution du parti de Moubarak, mais ça n’est pas arrivé. Comme le fait remarquer Issandr el-Amrani (du blog The Arabist, dont j’ai déjà parlé), ça veut dire que la base politique de l’ancien régime a bien été démantelée par l’insurrection du début de l’année. D’une certaine manière, ça confirme qu’une révolution s’est bien produite en Égypte: il n’y aura pas de retour en arrière, une nouvelle période politique commence en Égypte.

Depuis la prise du pouvoir de l’armée en 1952, tous les gouvernements égyptiens ont été dominés par les forces de sécurité. Même si, durant les années 80/90, le centre du pouvoir s’était déplacé vers les services de sécurité intérieure (comme le détaille un texte que j’ai traduit il y a quelques mois), la logique restait la même: les services de sécurité gouvernaient, en s’appuyant sur un ensemble de réseaux sociaux représentés par le parti PND. Maintenant que la base politique représentée par le PND et ses satellites a été détruite, l’armée ne devrait pas réussir à maintenir une position dominante dans le gouvernement. Son comportement des dernières semaines paraît confirmer cette analyse: avant les élections, l’armée a essayé de passer en force pour imposer des principes « supra-constitutionnels », et a dû reculer sous la pression. Maintenant, elle continue à vouloir contrôler l’assemblée constituante qui va rédiger la constitution, mais de manière beaucoup plus prudente qu’auparavant. Il y aura encore un long bras de fer entre l’armée et le Parlement, mais, à priori, un peu à la manière de ce qui s’est passé en Turquie, le Parlement devrait finir par gagner.

Tout ça ne veut pas dire que l’appareil répressif en lui-même a été démantelé, et le niveau de répression subi par les militant-e-s ces derniers temps le montre bien. Par contre, les forces de sécurité font probablement passer progressivement de la position de donneuses d’ordres à celles d’exécutantes. L’armée va certainement devoir passer la main …

Passer la main à qui ? C’est là que ça se complique, et qu’on entre sur le terrain social à proprement parler.

Depuis la chute de Moubarak, la dynamique d’amplification des grèves et des protestations sociales se poursuit (voir ce lien en anglais). Depuis quelques années,  les conflits sociaux se multiplient en Égypte, et 2011 a été l’année la plus remplie depuis longtemps de ce point de vue-là. En novembre 2011, d’après des estimations non-gouvernementales, 750 000 travailleureuses ont participé d’une manière ou d’une autre à une action collective. La rébellion ouvrière monte, et le gouvernement le sait, envoyant des responsables de plus en plus importants dans les négociations avec les grévistes. Ce qui est intéressant, c’est que les grèves ne sont pas tant défensives qu’offensives, qu’elles ne répondent pas à des attaques, mais demandent des augmentations de salaires et des améliorations de l’environnement de travail.

Mais ce mouvement reste trop faible pour peser à un niveau national. Par exemple, la lutte nationale contre l’appareil répressif menée par des collectifs issus de la place Tahrir et le mouvement de grève restent séparé-e-s, déconnectées l’un-e de l’autre. Les revendications mises en avant restent locales et spécifiques. Un autre limitation de ce mouvement est qu’il touche pour l’instant essentiellement les entreprises publiques ou semi-publiques, qui ne constituent plus qu’une petite minorité des entreprises égyptiennes. Les signes de mouvement dans le secteur privé sont moins convaincants, et les luttes de chômeurs ou de travailleureuses de l’économie non-officielle (qui représente une grande partie de l’activité économique égyptienne: 50% des actif-ve-s au début des années 2000) prennent beaucoup plus difficilement.

Cette situation s’est traduite sur le plan électoral par le fait que les programmes économiques de presque tous les partis qui se présentaient étaient libéraux, sans même se donner le peine d’être vaguement réformistes. Les blocs électoraux n’étaient tou-te-s que des blocs bourgeois. Quand je dis bourgeois, ça veut dire que les dirigeants appartiennent à l’élite bourgeoise égyptienne, que c’est le cas aussi de l’essentiel des candidat-e-s et que donc, très logiquement, les intérêts défendus par ces partis vont être ceux de la bourgeoisie. Les salarié-e-s, employé-e-s, ouvrier-e-s et autres chômeureuses n’existaient dans le processus électoral qu’en tant que votant-e-s, pas en tant que participant-e-s organisé-e-s portant leurs propres voix.

Les blocs étaient bourgeois, mais ça n’empêche pas les différents partis de représenter les intérêts de fractions très différentes de la bourgeoisie. Le Bloc Égyptien, formé essentiellement autour de la « laïcité », est le parti de ce qui reste des élites égyptiennes des années 60/70. Le grand projet de développement national des années 60 a échoué avec le mouvement révolutionnaire des pays arabes après l’indépendance (et d’ailleurs avec le mouvement révolutionnaire mondial des années 60). Le Bloc Égyptien représente ce qui reste de ce projet de développement autonome d’un capitalisme à l’occidentale à l’échelle de l’Égypte: des classes moyennes (et supérieures) cultivées, diplômées, mobiles et plutôt à l’aise dans le monde moderne. Les votant-e-s de ce bloc sont concentré-e-s essentiellement au Caire, zone massivement urbanisée et beaucoup plus développée que le reste de l’Égypte.

A l’oppose complet de ce vote laïc, il y a les salafistes. La majorité de leur électorat se trouve dans les régions pauvres et rurales de la périphérie égyptienne, délaissées par le pouvoir égyptien depuis des décennies. Pauvreté marquée, infrastructures délabrées et illettrisme toujours massif: jusqu’à 40% à Fayoum, ville du Nil où al-Nour, le parti des salafistes réalise son score le plus fort. Si les salafistes sont capables de réaliser un score aussi fort dans ces endroits, c’est qu’il font depuis plus de trente ans, depuis bien avant leur entrée en politique, le travail social que l’État égyptien ne fait plus dans ces régions. Autour des mosquées servant de lieu de rencontre, il organisent les mariages, montent des associations caritatives, construisent des écoles, … Leurs candidats sont respectés pour leur travail quotidien dans leurs communautés.

Cette rupture entre Le Caire (et sa région) et la périphérie était assez frappante pendant les élections: dans les petites villes égyptiennes, ce sont les partis islamiques qui informaient sur les élections, sur leur déroulement et qui guidaient les votant-e-s aux urnes. Ils ont été très présents un peu partout, avec du porte-à-pote, des camions porte-voix et des bureaux massivement visibles. Face à ça, la mobilisation du Bloc Égyptien au-delà du Caire a été très limitée, et en tout cas largement inférieur à celle d’al-Nour.

Pour finir avec les gros blocs électoraux, il y a l’Alliance pour l’Égypte. Elle est dominée par le Parti de la Liberté et de la Justice, branche directement politiques des Frères Musulmans. Les Frères Musulmans représentent la bourgeoisie traditionnelle égyptienne, celle des marchés et des universités islamiques. Ils sont clairement dans une perspective centriste, essayant d’apparaître comme le parti de l’ordre et de la stabilité. Contrairement aux salafistes, ils s’affichent franchement comme démocratiques et pluralistes, cherchant à former des alliances larges pour gouverner. Le PLJ est pratiquement en tête dans toutes les circonscriptions électorales.

Clairement, l’importance prise par les islamistes est liée au rôle des pays du Golfe. Par contre, il ne faut croire que les émirats du Golfe aient noyé le processus électoral égyptien sous des tonnes de dollars issus des revenus du pétrole. Clairement, de ce que peuvent en dire tous les observateurices, les Frères comme les salafistes bénéficient d’une implantation forte dans toute l’Égypte, et représentent des forces politiques locales et implantées. Ces partis islamiques ne sont pas des marionnettes au service de l’Arabie Saoudite, surtout pas dans le cas des Frères Musulmans. L’influence saoudienne est plus subtile et plus profonde que ça: depuis l’échec des développements nationaux des pays arabes dans les années 60 (les camarades de Senonevero ont publié sur ce sujet le très bon Le Moyen-Orient, histoire d’une lutte des classes), les pays du Golfe représentent le modèle le plus réussi d’intégration à l’ordre capitaliste mondial dans la région.

Modèle le plus réussi, c’est-à-dire unique modèle à avoir débouché sur la création d’une réelle classe bourgeoise unifiée et présente jusqu’au niveau international. Depuis le début des années 90, les pays du Golfe prennent une importance de plus en plus considérable dans les économies du Moyen-Orient. Pour donner un exemple, à part la banque nationale égyptienne, les capitaux venant du Golfe contrôlent toutes les grandes égyptiennes. A l’occasion de la guerre d’Irak de 2003, on dit souvent que les entreprises américaines se sont appropriées le gâteau de la reconstruction du pays. Ce n’est qu’à moitié vrai: entre 2003 et 2009, la moitié des investissements réalisés en Irak étaient faits avec ces capitaux du Golfe. Une large majorité des capitaux extérieurs investis dans les pays du Moyen-Orient, de l’Égypte à la Palestine en passant par la Syrie venaient du Golfe.

Ce qui se réalise depuis quelques années, c’est l’intégration de l’économie du Moyen-Orient au capitalisme mondial sous direction des pays du Golfe (un passionnant livre universitaire, très cher et en anglais bien sûr, vient de sortir à ce sujet: Capitalism and class in the Gulf Arab States). La classe capitaliste du Golfe domine donc petit à petit le Moyen-Orient économiquement, mais aussi culturellement, avec des chaînes câblées, des magazines, des films, … C’est cette classe capitaliste qui est la force derrière la ré-islamisation progressive du Moyen-Orient. Les télévisions câblées les plus populaires d’Égypte, comme al-Nass et al-Rahma, accueillent des prédicateurs salafistes depuis des années et sont financées par des capitaux en provenance du Golfe. Les salafistes sont conservateurs, certes, mais aussi très modernes, à l’image de ces pays du Golfe profondément rétrogrades mais à la pointe des flux financiers mondiaux.

Je pense que c’est avec ce contexte qu’on peut comprendre les élections en Égypte: la bourgeoisie nationale issue des années 60 ne peut plus représenter un programme capitaliste crédible (ce qui donne les scores faibles du Bloc Égyptien), donc les courants islamistes se nourrissant des succès des pays du Golfe sont logiquement en situation de force. De ce que je peux en voir, les Frères Musulmans sont situés au milieu de tout ça, tiraillés par des tendances salafistes, mais représentant aussi un pôle islamique régional plus ancien. Les Frères Musulmans essaient donc de développer un programme capitaliste en phase avec la tendance régionale (donc en lien avec les pays du Golfe), mais adapté et centré sur la réalité égyptienne. Les salafistes, eux, proposent un travail sur les valeurs culturelles, travail qui fonctionne essentiellement comme une acceptation du capitalisme régional tel qu’il est, dominé par le Golfe, et qui se fait avec de l’argent ne venant (probablement) pas directement des états, mais des réseaux de charité du Golfe.

Dans les deux cas, à plus long terme, salafistes et Frères Musulmans vont avoir un problème: dans la situation actuelle, leur programme économique (ou leur absence de programme économique) n’est pas tenable. Il ne fonctionne dans les pays du Golfe qu’uniquement à cause d’une répression politique impitoyable et d’une main-d’œuvre essentiellement immigrée. La réalité de l’Égypte est fondamentalement différente, et ils vont probablement être rattrapé-e-s tôt ou tard par cette réalité. En attendant, faute de mieux, ils sont les seuls à être en mesure de formuler un projet cohérent de société, ce qui les met donc dans une position idéale pour remporter des élections.

Une des grandes questions qui reste est celle du rôle de l’armée, qui a des intérêts capitalistes propres, essentiellement orientés vers le tourisme. Avec qui choisira-t’elle se s’allier, et est-ce que les alliances décidées par les généraux seront acceptées par les soldats de base ? Une autre chose difficile à mesurer pour l’instant, c’est aussi l’impact de la situation actuelle sur la classe capitaliste du Golfe. Est-ce qu’elle se maintiendra en tant qu’entité cohérente avec l’approfondissement de la crise ou va-t’elle voler en éclats ? Toute évolution de la situation en Palestine risquerait aussi probablement de bousculer beaucoup cet échiquier politique, en forçant des positionnements.

Actuellement, en Égypte comme ailleurs, les seuls blocs politiques réussissant à se former sont des bloc bourgeois. Des luttes se développent à une échelle locale, mais la mise en commun de ces luttes et l’élaboration d’un langage collectif traîne. Ça donne une situation comme celle-ci, où les luttes de la place Tahrir peuvent se tenir et même être relativement victorieuses sans pouvoir exister à une échelle nationale, en fait sans réussir à avoir une présence à long terme dans le pays. Toutes ces luttes sont encore jeunes et leur ancrage fragile: elles sont encore mal placées pour contester l’hégémonie capitaliste dans la vie politique.

Je pense qu’une révolution sociale attend encore, en Égypte comme dans beaucoup d’autres pays. La crise est en train de fragmenter la classe capitaliste à l’échelle mondiale. Plus les perspectives de reprise s’éloignent, plus les conflits internes à la bourgeoisie peuvent être violents. Dans ce contexte, si les luttes réussissent à se lier, à s’enraciner et à approfondir leurs bases communes, on attendra un stade où la bourgeoisie sera trop fragmentée pour agir face à un bloc cohérent de résistance. Ce n’est pas forcément gagné, mais je crois que ce sont des perspectives infiniment plus positives que celles de ces vingt dernières années. Ces élections montrent qu’on en est pas encore à ce stade, que la révolution n’est pas encore là, mais les perspectives existent.

[mise à jour (13/12/11)] Sadri Khiari, qui avait écrit il y a quelques années le très chouette Pour une politique de la racaille, fait une analyse détaillée des élections en Tunisie: Tunisie: commentaires sur la révolution à l’occasion des élections. Je le met en lien ici parce que je trouve que les deux textes se complètent pas trop mal (mis à part qu’il a infiniment plus d’adresse théorique que moi, mais bon, on fait ce qu’on peut :)).


Comments are closed.