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Politique de la tristesse

Posted: septembre 9th, 2010 | Author: | Filed under: Murmures | 3 Comments »

Dans la vie, il y a des choses qui paraissent évidentes: la joie c’est bien, la tristesse c’est mal. Ou alors, la souffrance c’est mal. Par contre, la sérénité, c’est bien. Je pourrais continuer longtemps comme ça, mais je crois que vous voyez de quoi je veux parler. Même sans être aussi manichéen-ne que ça, je crois qu’il y a un consensus général pour dire que la douleur, la tristesse ou la peur (par exemple), sont des choses à éviter dans la mesure du possible. Là comme ça, ça semble incontestable. D’ailleurs, ça l’est d’une certaine manière puisqu’il est très difficile d’accepter la présence concrète de ces sensations-là dans nos vies: être triste, ça craint, ce n’est pas un état qu’on peut souhaiter conserver.

Sans être plus malin que les autres, j’essaie régulièrement d’interroger ça dans ma propre vie. Ça fait longtemps que je crois qu’il y a quelque chose de fondamentalement politique dans notre rapport à ces passions tristes, pour reprendre les termes de Spinoza (dont j’ai déjà parlé avant). A mon sens, le point commun de toutes ces passions, c’est qu’elles sont transitives, qu’elles dépendent de quelque chose d’extérieure pour avoir lieu: on souffre à cause de quelque chose, on a peur de quelque chose, …  Toutes ces passions manifestent une vulnérabilité à quelque chose qui échappe (en tout cas pour l’instant) à notre action. En général d’ailleurs, la réponse logique à l’une de ces passions c’est de trouver la cause et de s’en débarrasser d’une manière ou d’une autre, si possible au plus vite. Quand on ne peut pas se débarrasser de ce qui nous rend triste (ou souffrant, ou …), on touche à nos limites, on mesure notre impuissance. Comme j’en avais déjà parlé dans mon texte sur Spinoza, nos représentations des passions sont organisées autour de ce couple puissance/impuissance. Mais ce duo de la puissance n’est lui-même que l’expression d’un thème plus fondamental, celui de l’action: toute puissance est une puissance d’agir, et notre impuissance est caractérisée quand on subit sans pouvoir réagir. La leçon fondamentale de Spinoza, pour moi, c’est de montrer comment, finalement, toute passion est conçue comme fondamentalement négative: le but de la vie doit être d’atteindre une sérénité où il n’y a plus que l’action. Cette sérénité est celle de Dieu, dont la caractéristique essentielle dès le départ (je veux dire dès le début de la Bible) c’est de créer à partir du néant, c’est-à-dire d’agir par sa volonté propre sans jamais y être poussé par quoi que ce soit: l’action pure et autonome (les mystiques juifs de la Kabbale ont de très beaux textes là-dessus).

Spinoza élabore très bien le chemin philosophique pour échapper à l’impuissance: c’est la connaissance qui permet d’atteindre la béatitude finale. Mais il y a quand même d’autres chemins qui ont été pensés. Personnellement, je leur vois deux grands axes: l’ascétisme et l’au-delà. L’ascétisme, c’est assez à la mode de nos jours, puisque ça recouvre, notamment, les fameuses « philosophies orientales », une sympathique construction néo-coloniale bien de chez nous, qui permet de mettre sous la même étiquette des textes complètements différents écrits dans des civilisations radicalement différentes. La caricature facilement accessible de cet ascétisme dans notre culture populaire, c’est l’éthique jedi de la Guerre des Étoiles: ne s’attacher à rien pour ne rien risquer de perdre et pouvoir être libre d’agir. Dans notre civilisation, le stoïcisme est très proche de ça. L’idée est toujours la même: puisque les choses extérieures peuvent nous faire souffrir, il suffit de ne pas se laisser affecter par elles, de ne pas se laisser toucher, de constamment se recentrer sur soi, et le calme (l’ataraxie si on est pédant) viendra, petit à petit, par ce retrait du monde. L’idée est puissante et a été découverte et redécouverte constamment pendant des millénaires: c’est assez troublant de voir les similitudes qu’il peut y avoir entre le taoïsme mystique chinois de quelques siècle avant l’an 0 de notre ère et le soufisme musulman qui se développe un millénaire plus tard dans une région complètement différente. Ce qu’il y a en commun dans toutes ses pratiques, c’est de rentrer en soi pour pouvoir accéder à la vérité du monde, à son cœur, afin que plus rien ne puisse nous affecter puisqu’on a fusionné avec le monde dans son entièreté (qu’on appelle ça Dieu, la nature, la Vie, …). Sans extérieur pour nous affecter, plus de passions.

A mon sens, ce qui limite cette pratique de l’ascétisme, c’est le niveau de discipline et de rigueur qu’il nécessite. Toutes ces écoles ascétiques ont en commun le fait d’axer sur un mode de vie bien défini, rythmé par des méditations, des rituels précis, des exercices constants, et un effort quotidien pour atteindre l’état recherché. Tout ça est n’est possible qu’en ayant une maîtrise suffisante de son emploi du temps et de l’organisation de sa journée, c’est-à-dire, pour faire simple, en faisant partie des classes privilégiées de la société (et en étant un homme bien sûr, la maîtrise de son emploi du temps par une femme étant le plus souvent assez aléatoire). Le taoïsme était très à la mode chez les lettrés et dirigeants chinois, le stoïcisme chez l’élite antique grecque puis romaine. Bien sûr, il était toujours possible de choisir de devenir un-e ermite, mais ce choix était risqué et instable. Du coup, je crois que ces ascétismes étaient assez peu accessibles à la plupart des membres des sociétés dans lesquelles ils sont nés. D’où, à mon avis, la création de l’au-delà. Dire à quelqu’un-e: tu souffres, mais c’est pas grave, parce que si tu suis quelques principes simples, tu accèderas à un bonheur total pour l’éternité, ça semble plus accessible qu’une discipline constante exigeant concentration et maîtrise. D’où aussi, à mon sens, la simplification grandissante des rituels monothéistes au fur et à mesure qu’ils se sont répandus dans le monde.

Bon, pourquoi j’ai commencé à parler de tout ça ? Pour montrer les points communs entres toutes ces philosophies, pratiques et religions: il s’agit de permettre à un-e individu-e de surmonter l’impuissance, la vulnérabilité, perçue comme indésirable. Plus encore, cette vulnérabilité est profondément liée au fait même d’être un-e individu-e, puisque que les limites propres de chaque individu-e sont, en fait, ses vulnérabilités. Ainsi, tout ce dont je parle ici n’a vraiment un sens que dans un cadre où le but de la vie est défini comme orienté vers l’action autonome individuelle. Ça ne veut pas dire qu’il n’y a pas quelque chose comme une société pris en compte dans tout ça, mais que l’élément fondamental de réflexion, de définition est le bonheur individuel défini comme le fait de pouvoir agir de manière autonome. Le bonheur peut se faire dans la société, par elle ou contre elle, mais il n’est jamais collectif. De la même manière, l’action part toujours de l’individu, et jamais d’une entité collective. En fait, ce qui n’est pas présent là-dedans, c’est une certaine réciprocité. J’en ai déjà parlé au sujet de Freud ou (plus récemment) de la violence.

En réalité, je ne crois pas qu’il y ait des actions et des passions séparables. Nos interactions sont faites de relations, où on est touchées et où on touche, l’un ne pouvant exister sans l’autre. Forcément, après avoir défini notre rapport au monde comme centré autour d’une action unilatérale où on transforme quelqu’un-e (ou quelque chose) sans être en même temps transformé-e soi-même, on en déduit que le bonheur c’est de toujours agir de cette manière. A ce moment là, être touché-e, c’est être agi, c’est être passif (être « victime », en langage moderne), et c’est forcément s’éloigner de ce bonheur si désirable. Dans cette vision du monde, la force de la relation est niée: entre deux individu-e-s, il ne peut y avoir qu’un ping-pong d’influences réciproques, et pas une transformation mutuelle et progressive. Une relation est par définition réciproque (ce qui ne veut pas dire qu’elle est équilibrée ou juste), elle implique les deux personnes, et elle n’est pas compréhensible en terme d’actions et de réactions de deux personnes perpétuellement séparées. On ne peut pas séparer les gens de leurs relations, ne pas être touché-e, ce n’est qu’un mythe. La tristesse ou la souffrance ne sont pas seulement des maux nécessaires, elles représentent la vulnérabilité qui me permet d’être touché-e, et donc d’être en relation avec les autres. Sans tristesse, pas de commun.

Je crois que ce langage de l’action est, fondamentalement, le langage de la domination. Les relations de dominations sont des relations où la possibilité de la réciprocité est minimisée le plus possible. Dans ce contexte, le partage est nié, puisque tout partage suppose une certaine réciprocité. Tout part de l’individu-e et retourne à l’individu-e. Je crois que toute conception un peu collective du monde suppose qu’on dépasse cette vision là et qu’on envisage une sorte de politique de la tristesse (tout de suite les grands mots). Une politique de la tristesse, je crois que ça serait une attention à nos vulnérabilités, à les entretenir et à les savoir nécessaires pour vivre collectivement. Une politique où on se méfiera de la force parce qu’on sait que, laissée toute seule, elle détruit le commun. Où on saurait que ce qu’on partage est conditionné par notre capacité à se laisser prise les un-e-s sur les autres. Peut-être qu’une politique de la tristesse, c’est de savoir aussi que notre but ce n’est pas un bonheur, un état, mais un mouvement, que si on est touché-e-s, c’est pour se transformer et transformer notre monde. Peut-être bien que mon communisme, c’est un communisme de la faiblesse, ou, en tout cas, un communisme qui n’est pas un communisme de la force. Parce que je n’essaie pas de dire que le but c’est d’être triste dans la vie, mais plutôt que la tristesse et la faiblesse sont des conditions de toute vie commune. Que renforcer un collectif, ce n’est pas forcément un cadeau à lui faire.

En fait, je crois qu’un communisme de la force existe déjà, et qu’il s’agit du capitalisme. Le capitalisme nous lie tou-te-s les un-e-s les autres, mais par l’échange plutôt que par le partage. On peut partager ce qu’on a, mais aussi ce qu’on a pas, mais on ne peut par contre échanger que ce qu’on a. L’échange est conçu pour qu’à la fin de l’interaction, personne n’aie changé-e, que chacun-e des deux participant-e-s à l’échange soit dans une position équivalente.  Au sein du capitalisme, nos forces se transforment en capital et notre capital nous donne de la force: le capital est l’expression de la force. Il y a une société dans le capitalisme, des liens entre les gens, et le capitalisme tend à renforcer les liens entre les gens (faut bien ça pour accroître les profits), mais ces liens fonctionnent sous ce régime de l’échange, où tout ce qu’on échange c’est de la force, de la créativité, du positif, du capital. La tristesse n’a pas sa place: c’est le monde du happy-end et de la publicité. La colère et la rage peuvent trouver place, puisque qu’elle peuvent être « créatives », mais la vulnérabilité nue, certainement pas: qu’est-ce que tu veux échanger avec quelqu’un-e qui n’a rien ?

Bon, je me dis, ça ne doit pas être toujours facile de suivre ce site, puisque le temps y est définitivement long: avec ce texte, je couche par écrit des choses que j’avais en tête depuis deux/trois ans je dirais, et que j’avais ébauché dans l’article sur Spinoza, il y a sept mois. Je ne suis décidément pas un rapide à l’élaboration 🙂

[mise à jour] une camarade dit:

J’rajouterais une phrase vers la fin : « La tristesse n’a pas sa place: c’est le monde du happy-end et de la publicité. »… elle est considérée comme un problème individuel à corriger (anti-dépresseurs, psychanalyse) plutôt que comme une réaction à une situation problématique, ou une occasion de réfléchir ensemble.


3 Comments on “Politique de la tristesse”

  1. 1 tipogris said at 10 h 26 min on novembre 16th, 2010:

    Chers collègues, je suis votre blog de Madrid depuis le camarade Amador nous mettre sur la bonne voie. Je remarque en lui une sensibilité similaire à celle inspirée du blog de type gris, «Il n’y avait pas d’avenir. » (http:www.nohabiafuturo.blogspot.com) Aujourd’hui, je suis arrivé dans mon email la traduction à l’espagnol de la dernière entrée sur la «politique de tristesse. » Je voudrais me référer à « murmures » dans ce blog, y compris la traduction, si vous n’avez pas l’esprit.
    Cette communication est une traduction automatique ainsi lire le français mais je peux à peine écrire.

    [murmures] Merci pour le commentaire. C’est toujours intéressant de voir où je suis lu et de voir d’autres blogs avec qui j’ai des choses à partager, même si je n’ai jamais été fichu d’apprendre l’espagnol ne serait-ce qu’un minimum. Pardon pour ça 🙂 Et vive le partage des textes, ils sont fait pour ça.

  2. 2 Name said at 11 h 52 min on novembre 16th, 2010:

    J’ai un ami que qui insiste dans le « partage de nos incompétences ».. d’une certaine façon, « partager ce qu’on a pas ».
    Le texte me laisse un certain arrière-goût d’exercice de rhétorique sophiste. « la souffrance, « el valle de lagrimas » chrétien, maintenant si peu à la mode dans nos sociétés hédonistes, moi je vais le recycler pour le mettre au goût des jours » pour voir si j’arrive puisque ‘hui je suis triste et je ne sais pas quoi faire avec », voila l’écho lointain que j’entendais pendant la lecture.
    J’aime bien certaines oppositions: faiblesse/force, partage/échange, réciproque/ action-réaction..
    Reconnaître le commun dans l’autre, ok, mais que cela se fasse à travers la tristesse cela me semble un peu triste,;P, et même dangereux dans le sens de réconfortant pour le lecteur souffrant!
    Je me demande, il n’y aura pas du sado-masochisme, pas si latent que ça, dans ton texte? Cela, le sm, est bien plus capitaliste que l’échange!
    Salut et excuse le désordre de pensées, je relis même pas.
    Mais merci pour PARTAGER.

    [murmures] Je ne crois vraiment pas être sado-masochiste, même si des gens ont pu essayer de me convaincre de l’intérêt de pratiques sm 🙂 Par contre, que je le sois ou pas, je ne crois pas que ça change l’axe central du texte: je ne cherche pas à dire que la souffrance ou la tristesse, c’est agréable. Au contraire, ça ne l’est pas, et c’est justement ça l’idée: il y a un travail, une utilité et une force de ces sentiments-là, et ce travail est complètement différent de celui accompli par la joie, mais il est tout aussi nécessaire.

    Comme tu le dit, le capitalisme de nos jours est hédoniste, centré sur le plaisir, et je crois que si on veux voir plus loin que lui politiquement (et donc si on veux lui pêter sa gueule, très concrètement), il faut qu’on apprenne à vivre sur des tas d’autres modes que le plaisir. Par exemple, je crois sincèrement qu’on ne peut pas faire une rupture par rapport à quoi ou qui ce se soit sans faire vivre de la tristesse, puisque c’est la tristesse qui nous permet de mettre fin au lien, d’arrêter d’avoir mal quand on a suffisament pleuré. Sans tristesse, on se retrouve avec tout un passif de liens qui sont en train de pourrir en nous et qui finissent par nous bouffer complètement. La tristesse, la perte, ça permet de s’alléger, de repartir après une erreur ou une situation difficile, ça permet de passer à autre chose en ayant adouci ce qui nous faisait souffrir. Dans les milieux radicaux (pour faire vite), on admet que la colère et la rage puissent nous donner de la force, mais je crois que la tristesse et la mélancolie peuvent aussi. Une autre force, et d’autres types de liens, mais qu’on ferait bien d’explorer, parce que j’ai l’impression qu’on ne construira pas de communisme dans la durée sans une certaine capacité à la mélancolie partagée, au deuil vécu ensemble et à la tristesse mise en commun.

    Pour moi, politiser nos tristesse, c’est apprendre à se renforcer (même si j’aime pas ce mot) sans se durcir, à pouvoir faire face à des situation sans que la réponse soit de diminuer notre capacité à être touché-e-s, à interagir de manière récipoque. Je crois que sans ça, on ne sort jamais de la logique de domination.

    Merci pour le partage en retour, en tout cas.

  3. 3 Ana said at 14 h 22 min on novembre 16th, 2010:

    Mais je ne pense pas que la vulnérabilité a à voir avec la douleur ou la faiblesse, je pense que c’est une vision très négative de la vulnerabilité et la fragilité, qu’il semble à venir après avoir être un superman intouchable. J’aime l’idée de concevoir la vulnerabilité comme un moyen d’être, comme un mets délicat. La délicatesse n’est pas une faiblesse, il n’est opposé à la « force », a à voir avec l’attention et de soin des choses.

    [murmures] J’ai l’impression de dire des choses très proches, alors je ne vois sur quoi porte le désaccord. En tout cas, je crois essayer justement de donner une autre vision, qui ne serait pas « négative« , de la vulnérabilité.