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La violence, sa normalisation et la fin de quelque chose

Posted: mars 6th, 2016 | Author: | Filed under: Murmures | Commentaires fermés sur La violence, sa normalisation et la fin de quelque chose

Je n’ai pas écrit ici depuis très longtemps. J’ai continué à écrire ailleurs, mais plus sur ce blog. La raison principale, c’est probablement que je me suis éloigné du milieu (comme on dit).

Ce processus a été progressif, et il y en a des traces dans des textes publiés ici. Sur la fin, ce blog m’a plus servi à diffuser des traductions sur la révolution égyptienne et des positions sur la question palestinienne qu’à parler de travail militant en France. Avant même cette évolution, j’ai publié une série de textes assez critiques sur nos pratiques et nos théories, dans un contexte où (comme l’on fait remarqué certains commentaires) cette critique était assez à la mode.

Avec le recul, je peux voir que, même si je parlais encore de critiquer et de transformer le milieu, ce que je commençait à faire en réalité c’était d’en partir. Plus globalement, je commençais à vouloir construire d’autres horizons que le mouvement révolutionnaire français et ses limites plutôt étouffantes.

Maintenant, ça y est. Je ne crois plus en mes camarades. Je n’ai plus envie d’aller aux réunions de la grande famille révolutionnaire pour y parler une nouvelle fois de ce qui ne va pas et de ce qu’il faudrait faire pour que tout devienne super, merveilleux et inclusif. J’ai d’autres choses à faire et pas assez de temps pour en perdre dans ce trou noir qu’est la politique radicale. Bien entendu, l’interprétation généreuse et sympathique de mes ancien-ne-s camarades sera que je deviens, au choix: réformiste, normal, social-traître ou petit-bourgeois. Le problème des insultes de ce genre, c’est qu’à la dixième qu’on reçoit, ça ne touche plus trop.

Le fait de me rendre compte du chemin que j’avais fait et d’où j’en étais maintenant, ça m’a donné envie d’écrire ici une dernière fois, en guise de conclusion et de bilan pour les sept dernières années de ma vie.

Le bilan pour moi, c’est qu’au-delà des grands mots qui n’engagent que celles et ceux qui y croient (révolutionnaire par exemple, ou anarchiste), ce que je défend sans faire de compromis, c’est le refus de la normalisation de la violence.

Ok ok, c’est très vague. Le mieux, pour clarifier ce que je veux dire, c’est que je raconte une histoire. Une histoire absolument dégueulasse et totalement banale. Ça parle d’agressions sexistes, donc [TW: agressions sexistes et sexuelles].

L’association dans laquelle je travaille est une association militante. Très militante même. On y défend des tas de postures radicales, on y parle féminisme, soutien à la ZAD, anti-colonialisme, lutte contre l’austérité et anticapitalisme. Beaucoup des militant-e-s et personnes salarié-e-s de cette association sont des révolutionaires, anti-autoritaires, anarchistes avec des longues expériences de luttes.

Lors d’une soirée organisée chez des militant-e-s, une salariée de l’association (appelons-là Marie, tiens, même si ce n’est pas son vrai prénom) a été agressée sexuellement par un militant de l’association. Elle venait d’arriver dans l’association, elle ne connaissait pas tant les gens, elle venait de s’installer dans la ville où se trouvait l’association, elle n’en a pas trop parlé.

Petit à petit, en gagnant en assurance dans l’association, elle se met à en parler à des personnes de confiance, et à demander à ce que l’association traite cette agression. Sa demande est ignorée, elle se retrouve forcée à travailler avec son agresseur. Des militant-e-s la forcent même à partir d’un espace où son agresseur est parce qu’elle ne le met « pas à l’aise« . Les camarades féministes qui la soutiennent s’en prennent elles aussi plein la gueule.

À partir de là, vu que tout ça a pris suffisamment d’ampleur pour que ça ne soit pas possible de l’ignorer, la réponse de l’association est de créer un groupe de « gestion de conflits« . On ne parle pas d’agression.

Une féministe militante de l’association ayant soutenu Marie est à son tour agressé par un militant de l’association qui lui demander de dégager des locaux sinon il lui pète la gueule. La féministe en question demande à la direction de l’association d’exclure l’agresseur, au moins temporairement, ce que la direction refuse, en proposant juste un « partage des espaces« . La militante agressée part de l’association.

C’est au tour de personnes ayant soutenu la deuxième militante agressée de s’en prendre plein la gueule, avec un certain nombre de militant-e-s de l’association qui refusent maintenant de leur parler. Un texte du CA de l’association achève le processus en refusant de parler d’agression, et en regrettant que le « conflit » n’aie pas permis la « parole« , tout en accusant à demi-mots les victimes de l’avoir un peu cherché.

Cette histoire est une histoire de déni: déni de la violence, déni de son caractère sexiste, déni des responsabilités des membres de l’association dans cette violence. Ce déni fonctionne parfaitement bien, permettant à chacun-e de se cacher derrière un « conflit personnel« , qui « n’est pas simple à gérer » et où « il y a des responsabilités des deux côtés« . Tous les militant-e-s impliqué-e-s dans ce déni connaissent parfaitement ce type de discours dépolitisant, ils et elles le dénoncent à longueur de journée dans d’autres contextes. Mais illes le dénoncent chez les autres. Quand ce sont des camarades qui sont impliqué-e-s, là, d’un coup, c’est beaucoup plus compliqué.

Quand je parle de normalisation de la violence, c’est de ça dont je parle. De la capacité d’un groupe dominant à faire passer sa violence comme autre chose que de la violence, comme une nécessité, une fatalité, ou encore quelque chose de pas si grave. Nous vivons non seulement dans un monde hyper violent, mais dans un monde de violence normalisée, où la plupart de la violence subie ne peut pas être dite en tant que violence. Les corps ouvriers brisés ce n’est pas de la violence, le harcèlement quotidien des femmes ce n’est pas de la violence, les discriminations racistes, ce n’est pas de la violence, … Tout ça, c’est du stress, de la maladie, des accidents, des problèmes de santé, mais pas de la violence. Jamais de la violence, parce que derrière l’idée de violence, il y a l’idée de souffrance, de douleur, de quelque chose qu’il faudrait éviter à tout prix.

La violence, c’est toujours celle de l’autre, qui est loin, qui est notre ennemi. On ne supporte pas l’idée qu’on puisse soi-même infliger de la violence. Notre violence à nous est normale, elle n’est pas vraiment de la violence, elle fait partie de la nature des choses. Dans l’association militante dont je parle plus haut (où je travaille toujours), une hallucination collective permet aux gens de parler de différentes formes de souffrances subies au quotidien dans la structure, mais sans jamais que la structure elle-même puisse être dite comme une institution violente. Cette hallucination peut avoir lieu alors que la structure est peuplée de militant-e-s critiquant radicalement d’autres institutions: l’école, la police, l’entreprise, …

Notre société est structurée sur ce déni de la violence. On nous apprend à être incapable d’entendre que nous avons été violent-e-s, que nous le sommes encore, et que nous avons une responsabilité par rapport à la violence que nous infligeons. Au-delà des grandes dénonciations du capitalisme, le milieu révolutionnaire reproduit au quotidien ce déni. En tout cas, il ne fait pas beaucoup d’efforts pour en sortir. Toute dénonciation de violence en son sein est vécue comme une rupture d’une bulle magique qui isole du monde: il faut colmater le trou le plus vite possible, et si ça doit se faire au prix de l’expulsion de victimes devenues en trop, c’est tant pis.

La réponse du milieu quand une violence est nommée est la même que celle de l’État: d’abord le déni, ensuite un demi-aveu si le rapport de force est suffisant, et après on passe à autre chose. La question de la responsabilité n’est jamais posée. La question de la réparation, du soin non plus. Il ne faut plus que ça arrive, mais on ne va pas se demander comment réparer les dégâts existants, comment soutenir les victimes, on ne va pas aller s’interroger sur comment cette violence a pu avoir lieu, … La violence est toujours un accident, une anomalie, jamais structurelle. C’est une brèche à colmater. La normalisation de la violence va avec le fait de refuser que la normalité puisse être violente. Et ça, ça s’applique même chez les « radicaux ».

Je pense qu’on ne peut pas construire de perspective politique réellement radicale sur ces bases. Tout travail d’émancipation doit commencer par notre quotidien, par les violences que nous y subissons et auxquelles nous participons. Parce que notre force pour résister et lutter vient de ce que la lutte guérit et réparer chez nous en lien avec ce que l’on contribue à guérir et réparer chez les autres. Sans cette force, on ne fait que construire une institution de plus, une entité tournée vers sa survie et sa reproduction et dont le carburant est le rapport de force.

Je n’ai ni envie d’être une institution, ni d’en faire partie. Et le mouvement révolutionnaire dans lequel je me suis construit politiquement et humainement me semble être une machine à produire et reproduire des institutions. Des institutions radicales bien entendu, mais des institutions quand même. J’ai participé à tout ça. Je n’ai plus envie de le faire. Je ne sais pas bien où ça va me mener, mais ce refus est la chose dont j’ai été le plus sûr politiquement depuis longtemps.

Je ne sais pas si partir de ce milieu est un choix. Tout bêtement, une fois qu’on a vu une personne exercer une violence plus ou moins ouverte pour défendre son institution, quelle qu’elle soit, et nier immédiatement après sa propre violence, difficile de lui faire confiance quand il va s’agir de combattre ensemble. On ne peut pas faire des alliances avec des institutions.


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